Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum
Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 29
juillet 2015
Mohamed al-Sghair Ouled Ahmed,
poète et... « mauvais
garçon »
C’est grâce à un brin de poème trouvé il y a
à peine quelques jours sur le Net, que j’ai pu découvrir cet exceptionnel poète
tunisien, dont les mots, le rythme et la versification tout à la fois
percutante et rustique m’ont littéralement fasciné. Je ne pense pas m’aventurer bien loin en
affirmant qu’il me rappelle certains écrits de ces mauvais garçons de la poésie,
de cette poésie qui vomit les pouvoirs établis, poésie de Villon à Brassens en
passant par Verlaine et Rimbaud. Autant
par son absence de fioritures que par son rythme martelé, parfois lancinant, un
peu «à la Pink Floyd dans The Wall», cet
extrait est magistralement rendu dans sa traduction par mon ami Jalel El Gharbi,
qui l’a inscrit dans son blog et dédicacé «À
Sghair Ouled Ahmed avec mes voeux les plus affectueux!»[1],
sous-entendu «de guérison». En effet,
Sghair Ouled Ahmed[2] est très
malade et souffre depuis longtemps d’un cancer,[3]
sombre tunnel de souffrance dont il semble parfois vouloir, comme il l’écrit en
toutes lettres, voir le bout:
« Je dis adieu à
ce qui fut et à ce qui ne sera plus / Je dis adieu à ce qui est bas et à ce qui
est altier / Je dis adieu aux causes et aux effets / Je dis adieu à
la voie et aux méthodes / Je dis adieu aux cervidés et aux larves / Je dis
adieu aux embryons, aux individus et aux collectivités / Je dis adieu aux
pays et aux patries / Je dis adieu aux religions / (...) / Je dis adieu à ma plume et à mon horloge /
Je dis adieu à mes livres et à mes cahiers / Je dis adieu aux péchés véniels et
aux péchés mortels / Je dis adieu à mes cigarettes / Je dis adieu aux
menottes et aux chaînes / Je dis adieu aux fantassins et aux frontières /
(...) / Je dis adieu au mouchoir qui fait
adieu / Je dis adieu aux mouchoirs qui font adieu / Je dis adieu aux larmes qui
me font leurs adieux / Je dis adieu aux adieux.»
Né en 1955 à Sidi
Bouzid, Sghaier Ouled Ahmed travaille d’abord comme animateur culturel, puis
connaît le chômage de 1987 à 1991. Dans
les années quatre-vingt-dix, à Paris, il rêve de créer une maison de la poésie
en Tunisie et ne cesse de travailler à la réalisation de ce projet. Peu porté sur le clinquant et la quincaillerie,
il refuse en 1992 une décoration nationale d’art et de culture. Mais en 1993, il verra sa constante
détermination récompensée par l’inauguration à Tunis de la Maison de la poésie.
Le 17 janvier 2013 il participe à
l’Université de La Manouba (qui affrontait alors depuis sept semaines les
bandes des nervis salafistes de Nahdha), à une soirée poétique dans le cadre du
colloque « Commémorer la Révolution
Tunisienne ». Je ratai malheureusement
cet évènement, car trop focalisé sur les agressions salafistes que subissait à
l’époque le campus et que je rapportai dans ces colonnes[4].
Marquée par les années noires de
la Tunisie (dictature de Ben Ali et ensuite poussée islamiste de Nahdha), sa
poésie dit le désenchantement et les peines, tout comme l’esprit de liberté et
de révolte de toute une génération. Selon
Jalel El Gharbi, Sghaier Ouled Ahmed «... est
un poète aux écrits subversifs, qui
pour s'opposer à la corruption et à l'intégrisme a chanté l'amour du pays. Il s'inscrit dans la continuité de cette jeune
poésie née dans les années 1970 qui a vu la naissance d'une génération
affranchie des règles de versification, de la morale pudibonde, de la pensée
théologique et qui est assoiffée de liberté. Le
cancer dont il est atteint aujourd’hui réjouit bien entendu ses ennemis
intégristes, mais sa popularité est désormais telle que même les dirigeants du
parti islamiste Nahdha se sont rendus à son chevet, (ainsi que divers
ministres envoyés par le président de la république, Beji Caid Essebsi,) tout comme d’autres officiels...». Ces pouvoirs pour lesquels il manifeste une
franche aversion et qu’il n’épargne guère dans ses vers, le
courtiseraient-ils? Et voilà qui me fait
penser à cet article entrevu sur Canal Académie[5]
et dont l’intitulé lui irait comme un gant: «Aimé Césaire: le poète courtisé qui n’aimait
pas les courtisans»! «Bizarre, comme
c'est bizarre», commenterait sans doute Louis Jouvet.
Un hommage plus populaire lui a
été cependant rendu ce 24 juillet lors d’une soirée poétique intituléee «J'aime le pays» dans le cadre du Festival
international de Gafsa (21.7–12.8.2015), sur la scène du Théâtre Antique. Quant à moi, j’ai
franchement beaucoup de mal à comprendre, amis lecteurs, comment j’ai pu
couvrir quatre années durant la révolution tunisienne, semaine par semaine depuis
décembre 2010 jusqu’aux premières élections vraiment démocratiques fin 2014 et
passer à côté d’un tel flamboiement
politico-poétique. Cela s’explique peut-être
en partie par la langue de sa poésie: il écrit exclusivement en arabe. Ses traductions françaises étant très rares,
mes chances de découvrir ses écrits, ainsi que leur auteur, étaient tellement
minces, que je ne sais même plus par quel hasard j’ai pu tomber dessus. Dès lors, bien sûr, petit à petit, j’ai
trouvé d’autres poèmes, les uns traduits par Tahar Bekri[6],
d’autres par Ahmed Amri et encore d’autres par Jalel El Gharbi, qui me
conseilla également quant à la filiation littéraire de ce poète.
Dans un premier temps, j’avais en
effet cru pouvoir lui trouver une certaine parenté avec Abou el Kacem Chebbi[7],
le grand poète national tunisien, dont il me semblait reconnaître chez lui le souffle
révolutionnaire et cet esprit nationaliste[8]
qui s’oppose de nos jours à l’internationalisme islamiste. Mais Jalel El Gharbi, mon meilleur conseiller
en la matière, est plus nuancé et me fit aussitôt observer que «Chebbi avait
réussi ce tour (de force) d'être tout
à la fois un classique et en rupture avec la tradition. On peut dire que Ouled Ahmed, qui s'inscrit
dans la continuité de ce mouvement littéraire de gauche des années 1970 appelé
«l'Avant-garde littéraire» est en rupture avec la tradition tout en en
reprenant les motifs, le lexique, parfois dans une entreprise satirique. Mais
Chebbi reste sublime, quand Ouled Ahmed demeure un mauvais garçon révolté et
tant aimé par la jeunesse révoltée. Ce qu'on pourrait hasarder comme
rapprochement, c'est que Chebbi était poétiquement révolutionnaire là où
Ouled Ahmed est poète et révolutionnaire».
Voici donc un extrait
du poème qui l'a rendu célèbre en Tunisie et dont Jalel El Gharbi nous traduit une
première rafale de vers fort significatifs: «Nous aimons ce pays comme personne; nous y faisons pèlerinage / Avec
les exilés / Matin / Et soir / Même dimanche / Et si on nous tuait / Comme on
l’a déjà fait / Si on nous exilait / Comme on l’a déjà fait / Si on nous
bannissait / Au diable vauvert / Nous reviendrions en conquérants / Vers ce
pays / Par Dieu qui / Fit le ciel / Sans colonnes / S’il y avait sur terre / Un
lieu de pèlerinage / Autre que celui / Du Hedjaz / Je me serais orienté / Vers
ce pays / La nuit je dors avec en tête / La faim des orphelins / L’orphelinage des
affamés / Et la frustration de celle / Qui éleva des hommes / Sans chevaux / ........»
Puis il y a cet autre poème,
brillamment traduit par Tahar Bekri, où l’on trouve, au-delà de la verve
patriotique d’Ouled Ahmed, l’esprit de
la rue et le pessimisme fataliste d’un Villon dans sa «Ballade des
pendus». Il s’intitule «Je n’ai pas de problème» et en voici quelques vers:
«Je n’ai pas de problème
/ Tout chat que je vois seul errant / Je l’embrasse (...) // Jamais / Je n’ai de problème / Après
dix bouteilles vertes / Dont je ferai les bases de ma cité parfaite / Et
nommerai mon commensal à sa tête / Puis ma poésie dictera sa loi / Je ramènerai
les soldats à leur devoir sentimental / Et m’en irai / À mon verre oublié // Je
n’ai pas de problème // Quand je serai mort / Seuls auront marché derrière moi
ma plume / Mes chaussures / Et le rêve des bourreaux / ..........»
Et encore
un pour la route, amis lecteurs? Quelques
strophes où le poète renvoie, à l’instar des Villon, Rutebeuf et Al Maghout,
religion et pouvoirs finement dos à dos? Et pourquoi pas quelques extraits de «Mon Dieu, aidez-moi contre eux» traduit
par Ahmed Amri sur son très beau
blog de poésie[9]? Voilà: «Mon
Dieu, / les billets classe Élus / du
jour dernier / ont été tous
vendus / je n'ai trouvé / ni
l'argent ni le temps/ ni l'excuse qualifiante / pour en acheter un / Daignez
déchirer / Seigneur / leurs faux bons de Trésor // Votre Dit est la raison / Seigneur / les rois comme
les présidents / incarnation
de la nocivité / quand ils investissent
une cité / y sèment la corruption / Alors détruisez les palais des rois / pour
que les affaires des cités / au plus tôt soient réparées // Seigneur / faites
qu'au lieu des dattes / des vers, des mille-pattes / poussent en régimes / sur
les dattiers! // nous sommes allés tous / maintes fois aux élections / et pas
une fois les urnes / n'ont retenu notre sélection // .........»
[1] http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/2015/07/a-sghair-ouled-ahmed-avec-mes-voeux-les.html
[2] Son prénom est Mohamed al-Sghair (Mohamed
le jeune). On ajoute cette précision, car son père ou son frère aîné devaient
aussi s'appeler Mohamed. Ouled Ahmed est le nom de famille (type de nom rare en
Tunisie, il se réfère au nom d'un grand-père, patriarche d'une tribu (ouled =
enfants d’) Ahmed. En Tunisie on l'appelle couramment Sghair Ouled Ahmed, on
omet Mohamed (Jalel El Gharbi)
[3] Il est soigné depuis avril à l’hôpital militaire de Tunis.
[4]
Sur
cet affrontement, lire mon article «Tunisie : L’heure de vérité (2) La lutte reprend», mis en ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article6496
[5] http://www.canalacademie.com/ida6768-Aime-Cesaire-le-poete-courtise-qui-n-aimait-pas-les-courtisans.html
[6] Sur le poète Tahar Bekri, lire mes articles sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article5372
et www.zlv.lu/spip/spip.php?article2937
[7] Chebbi (1909 - 1934) peut être considéré comme l’un des
premiers poètes modernes de Tunisie. Fortement influencé par le romantisme
européen du XVIIIe et XIXe siècles, celui qu’on a pu
surnommer le Voltaire arabe, se penche sur des thèmes comme la liberté,
l’amour et la résistance, notamment dans son fameux Ela Toghat Al Alaam
qui s’adresse «aux tyrans du monde» et qu’il écrit en plein protectorat
français sur la Tunisie.
[8] Nationalisme ô combien légitime en Tunisie! Car s’il a pris pour nous en Europe un goût délétère
souvent associé aux guerres impérialistes du passé et aux chauvinismes
d’extrême droite présents, il a représenté dans ce pays, à l’indépendance si
jeune, la libération du colonialisme français au temps de Chebbi puis de
Bourguiba et qui représente actuellement plutôt la lutte contre
l’internationale islamiste.
[9] On pourra lire le poème en
entier sub http://amriahmed.blogspot.com/2010/10/mon-dieu-aidez-moi-contre-eux-poeme-de.html
1 commentaire:
Merci pour ce lien, Jalel !
Je vais également le placer dans mon journal Face-Book.
http://www.businessnews.com.tn/habib-essid-visite-sghaier-ouled-ahmed-a-son-domicile,520,57919,3
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