BERCEUSE SAPHIQUE TRIPLE
vœux
d’heureuse traversée
I.
[strophe α]
Presse,
amie, dans ton sommeil bienheureux d’enfant, le globe pâle de ton sein contre
mon sein bruni
et dors,
encore dors, puisque c’est moi qui veille et que
ah las !
et dire que dans trois jours tu partiras, à l’aurore, pour profiter de la brise
obscure de terre
vers ton
archipel obscur, en faisant brève relâche autour d’un phare et de sa belle eau
à Chio -
mais
Sapphô sur ses mules diffuses t’aura longuement accompagnée de la main, depuis
notre infini rivage,
courant
soudain pieds nus vers toi à travers le grain contraire, et lançant cette
prière à l’outre oblongue du Notos :
" Or
vous donc, vents rhodiens d’après-demain, donnez belle poupe à mon amie qui dort
ci présentement entre mes bras,
puisque
périr en mer, c’est y perdre d’un coup et corps, et âme, et sépulture, et que
le ventre fin à cordelette et coquillage veineux (divulguant partout notre
passion) de cette vierge
que je
suis la seule à avoir jusqu’ici au monde après sa mère infiniment bercée doit
rester intact et pur et im-
mortel à
jamais pour moi (et pour l’honneur saint de notre Aphrodite à toutes deux,
qu’aucun dieu jamais n’enterrera) ! "
II.
[antistrophe α’]
[En sorte
que] cette belle eau où tu vas boire à Chio, hors salins dorés et noire
violette, on la montrera, et y boira encore dans vingt siècles
en
souvenir de ce subrécargue de ses cousins à qui Sapphô aura confié ton heureuse
et presque rapide traversée. […]
III. [strophe
β]
(Ah, mais
quand tiendras-tu, enfant, ce poëme sous tes longs yeux clairs et ton fichu
turquoise
à dos
d’ânesse, entre tes roses profondes de Rhodes, à mi-pente vers la campagnarde
kasbah de Lindos où tu vis ?)
D’abord,
le recopier ; puis attendre jusqu’à la fin tenace de l’hiver tueur d’oiseaux et
à la pacifiante reprise de la navigation entre nos îles,
prompte
comme la pensée, pour enfin t’y en expédier la strophe triple et l’ambassade ;
et te
dire aussi - d’abord - surtout - ceci :
" sois-moi jusque là-bas fidèle
(je t’offrirai à ton retour un laineux tapis d’Asie, et la nacre vineuse d’une
conque) ; que je sois bien ta dernière et ton dernier ; sinon je meurs. "
[…]
SONS
les raisonnements silencieux que je me fais
(le langage qui naquit, jadis, autour d’un feu
obscur),
et me refais soudain
(naissance obscure du langage, jadis, sous l’étoupe de
l’origine, autour d’un feu luisant, bien avant l’éternité obscure de Saturne),
tes
jeunes seins (ferme raisin vert muscat), les bords de ton âme belle (oui, tu es
mieux formée que Mnasidika mais ne lui répète pas),
le jeune
poids de tant de choses que je n’aurai pas tenu
et l’hiver mytilénien qui vient.
SON, PARFUM
Musique, son, parfum tout est plus lent et long la
nuit, comme une torche maintenue au pôle tout un hiver six mois durant sur
tes seins
tes fesses
ton cirque
obscur à
demi velu
paisible comme l’or et le brasillement de baisers de
mes lèvres sur l’égratignure d’une filiale peau que ce simple contact
anesthésie.
CRI
Ah laisse, encore, amie,
ah laisse encore moi
de loin
represser
de la paume tiède de ma main
ton sang
tiède, sang pâle, sang noir - tiède chair
et ta
drapante et éclatante nudité
barrée
d’un bref triangle, noir,
ah et encore de loin
moi
y regoûter
l’alcool atroce de tes cuisses, le sel brun de leur
pli
où, seule, moi je sais
et, sein contre sein, une fois dans les bras l’une de
l’autre brisées,
encore soupeser l’astre électrique et noir de tes
cheveux
en aspirant
ton âme
ton souffle
ta langue
jusqu’au sa-ang
sous la fresque enneigée de notre ultime soir
et cet amour, amie,
telle une salamandre, se nourrir du feu de néant de
notre absence !!
SUPPLIQUE
Et puis, maintenant, étends-toi, longuement, sur le
ventre
que
je puisse plaquer mes seins contre la griffure tiède
de tes côtes
en te serrant jusqu’au supplice contre le bois dur et
froid du lit,
fêter ta nuque (oh non, toi tu ne la verras jamais)
à petits coups de langue à la racine même du cheveu
et de leur raie, même (cruelle, écartée, ouverte, nue
!)
et puis perdre enfin sans fin tête et patrie
dans les cheveux tièdes et infinis de ton infinie tête
chaude, et close.
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