vendredi 16 octobre 2015

Quo vadis tourisme tunisien. Giulio-Enrico Pisani

Le Bardo : un haut-lieu de la culture.


Giulio-Enrico Pisani

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek

Luxemboug, 15 oct. 2015

 

Quo vadis tourisme tunisien ?

En fait, c’est «Où vas-tu, Tunisie?» que l’on voudrait tout d’abord demander à ses élites politiques démocratiquement élues, au vu des résultats économiques désastreux du pays ces dernières années, c'est-à-dire – c’est triste à dire – depuis l’éviction du dictateur Ben Ali en janvier 2011.  Ont-elles voulu réaliser le livre «C’était mieux quand c’était pire...» de "notre" Claude Frisoni[1], ou plutôt son sous-titre «Coquecigrues, calembredaines, balivernes et autres billevesées», grâce à la politique incompétente et inepte de leur Troïka dominée par les islamistes?  Accouchement douloureux d’une démocratie gagnée de haute lutte par les jeunes et récupérée par les revenants islamistes de prison ou d’exil, ce chapitre triennal[2] fut marqué par une islamisation rampante, une terreur salafiste tolérée par le parti Nahdha et une impéritie économique de tous les jours.  Entre 2010 et 2013 le déficit budgétaire tunisien passa d’~1,1% à ~7%, sa dette augmentant de 26 milliards à plus de 35 milliards de dinars.  Et autant pour les «bienfaits» de la gestion des islamistes!
Mais ne pouvait-on pas espérer que, après qu la Troïka eût cédé le pouvoir au gouvernement provisoire (non partisan) de Mehdi Jomaa[3], puis que les élections eussent porté au pouvoir Béji Caïd Essebsi et son parti séculier Nidaa Tounes, espérer donc une redynamisation de l’économie?  Hélas, ce serait faire les comptes sans les trois années perdues en revanchisme bigot, immobilisme tribal et infiltration islamiste des administrations.  Les résultats se font donc attendre et la reprise est ralentie par l’inertie, la corruption, les chicanes religieuses et les conservatismes  dressés contre tout progrès par les pions placés dans la plupart des administrations par Nahdha durant ses trois années de pouvoir.  Mais un accroissement de l’activité n’en a pas moins eu lieu et une timide lumerotte commençait tout de même à poindre au bout du tunnel, lorsque... PATATRAS! 
Le 18 mars 2015 au Bardo, le plus beau et prestigieux musée de Tunisie et l’un des bijoux de toute la Méditerranée, un attentat terroriste causa, en plus des dégâts matériels, la mort de 24 personnes (21 touristes, un agent des forces de l'ordre et deux terroristes) et fit 45 blessés.  Outre la terrible tragédie personnelle frappant les victimes et leurs familles, le coup était plus que dramatique pour le pays à peine convalescent, dont le tourisme fournissait directement 7-8%[4] du PIB et plus de 400.000 emplois directs et indirects, voire épisodiquement jusqu’à 15 % de la population active.  Mais, comme si cela ne suffisait pas, un nouvel attentat islamiste/djihadiste frappa le 26 juin 2015 la station balnéaire de Port El-Kantaoui près de Sousse, faisant 39 morts et 39 blessés
Si l’attentat du Bardo avait déjà entraîné une baisse estimée à 25,7 % du nombre de touristes sur un an, celui de Sousse pourrait coûter, avec ses annulations de réservations et ses départs en masse, plus de 450 millions d’Euros au pays.  Même le beau geste de dizaines de milliers d’Algériens venus passer par solidarité leurs vacances en Tunisie ne saurait compenser la défection des Européens: plus de 60% d’annulations, retrait de la Tunisie du programme de nombreux croisiéristes et tour-operators et, pis que tout, le boycott de la Tunisie par de nombreux gouvernements occidentaux appelant formellement leurs ressortissants à éviter la Tunisie.  Je pense notamment aux gouvernements français, belges, britanniques, irlandais, finlandais et danois[5].  Certes, toutes les conséquences économiques et financières de ces tragiques évènements ne peuvent être chiffrées avant la fin de l’année, mais il ne fait aucun doute qu’elles seront désastreuses. 
Hôtels désertés, fermetures et faillites à la chaîne, personnel hôtelier au chômage par dizaines de milliers, déséquilibrage de toute l’économie à cause du manque soudain de moyens destinés à d’autres secteurs économiques, industriels, agricoles et sociaux[6].  Et tout cela par la faute de deux attentats?  Certainement pas! C’est ce qu’on veut nous faire croire, ici en Europe et peut-être également aux USA.  Mais pour peu que l’on prenne le temps de réfléchir de façon non-émotionnelle et sensée, il appert vite que cette supposition est absurde.  Les grands fautifs de cette désertion des plages et des trésors culturels tunisiens sont en réalité bon nombre de gouvernements occidentaux, mais aussi une majorité de croisiéristes et tour-operators.  Échaudés par les annulations de touristes effrayés à chaud, dont la réaction se comprend, quoique dépourvue de toute logique, ces voyagistes bornés ont cessé toute publicité permettant de relancer, du moins à terme, la machine touristique tunisienne
N’exagérons pas en employant le terme criminel, mais il est sûr que l’attitude des nombreux gouvernements européens confirmant, voire encourageant cette défection massive par leurs mises-en-garde injustifiées, a été et est pour le moins délictueuse.  Le seul peuple, le premier du «printemps arabe» à avoir mené et à poursuivre tenacement sa révolution sans l’intervention calamiteuse des bombardiers occidentaux ou autres[7], le seul donc à avoir préféré la voie politique à l’empoignade guerrière, ce peuple se voit privé par les dirigeants européens de sa première source de revenus.  C’est honteux.  Et c’est d’autant plus scandaleux que leurs cris d’orfraie gouvernementaux au danger terroriste ne sont nullement justifiés.
Démonstration empirique et règle fondamentale: un attentat terroriste n’a jamais lieu là où on l’attend.  Et c’est tellement évident qu’il ne faudrait pas devoir le rappeler[8].  Vous avez infiniment plus de chances d’être victime d’un attentat, ailleurs qu’à l’endroit où il vient d’avoir lieu, plutôt qu’en cet endroit même.  Aussi, déserter un pays, une ville, un musée ou un hôtel venant d’être victimes de terroristes est un non sens.  Il s’agit sans doute des lieux les plus sûrs du monde.
Mais un autre impair de certains de nos gouvernants injustes et sottement alarmistes reflète leur stupidité partiale quand leur pays n’est pas directement concerné.  Ils font en effet preuve de bien plus de retenue dans leur alarmisme, quand les revenus économiques et touristiques de leurs propres pays ou villes sont en jeu.  Tenez, à aucun moment après les attentats meurtriers de New-York, Madrid, Londres ou Paris des gouvernements occidentaux n’ont appelé à s’abstenir de visiter ces capitales.  Serait-ce plus légitime d’être tué par un terroriste en Europe qu’au Maghreb?  Suite à l’assassinat en mars 2012 par le djihadiste antisémite Mohamed Merah de sept personnes à Toulouse et Montauban a-t-on invité les juifs de France, d’Europe et d’ailleurs à éviter de se rendre dans ces villes?  Non, bien sûr.  Et les attentats en série des Brigades Rouges, de la Bande à Baader ou de l’IRA dans les années 60 à 90 ont-ils jamais empêché quelqu’un de se rendre en Italie, Allemagne ou Angleterre?  C’est dire la crédibilité de nos dirigeants.  Quoi d’étonnant qu’au «Tiers-monde» on ait de plus en plus de mal à nous prendre au sérieux et qu’il faille le semi-dictateur Poutine pour rendre un peu de crédibilité, sinon à l’U.E., du moins aux Européens.
Allons donc, mes amis, mes compatriotes et vous tous, voyageurs et vacanciers européens, cessez donc de vous laisser présenter des films d’horreur par ces réalisateurs à deux sous que sont bon nombre de nos dirigeants!  Tout le monde sait aujourd’hui par la presse que les mesures draconiennes prises par les autorités de Tunisie y rendent tout nouvel attentat, non pas impossible – ce n’est le cas nulle-part –, mais bien pus difficile et improbable qu’à Paris, Bruxelles, Londres, Copenhague, Dublin ou Helsinki.  Alors, qu’elles soient balnéaires ou culturelles, n’hésitez plus, amis lecteurs, et bonnes vacances... en Tunisie. 




[1] Frisoni Claude: C'était mieux quand c'était pire, Coquecigrues, calembredaines, balivernes et autres billevesées, 128 pages, Éditions Phi 2001

[2] ... auquel j’ai consacré une quarantaine d’articles, tous dans notre Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek (liste et liens dispo. sur demande)
[3] Janvier à octobre 2014
[4] Indirectement, cette part pourrait monter à 15% du PIB

[5] Le Monde.fr: Le gouvernement BRITANNIQUE a annoncé, jeudi 9 juillet, qu’il déconseillait désormais la Tunisie à ses ressortissants pour tout voyage «non essentiel».

FRANCE (les plus modérés, à cause du business) Diplomatie (Ministère des Affaires étrangères, sept. 2015): ... les ressortissants français résidant ou désirant se rendre en Tunisie, sont appelés à faire preuve de vigilance renforcée et à se conformer aux consignes de sécurité figurant sur ce site.
Royaume de BELGIQUE, Affaires étrangères (octobre 2015): En raison de la persistance d’un niveau élevé de menace terroriste dans le pays, tous les voyages non-essentiels vers la Tunisie restent déconseillés.
Les Échos.fr (juillet 2015): le DANEMARK a appelé vendredi ses touristes à quitter le pays dès que possible...
Les Échos.fr (juillet 2015): ... l'IRLANDE a déconseillé à ses citoyens de se rendre en Tunisie. "Nous avons pris la décision de changer nos conseils aux voyageurs pour la Tunisie en déconseillant tout voyage non essentiel", a annoncé le ministre des Affaires étrangères Charlie Flanagan
[6] Notamment forte réduction de revenus de commerçants, restaurateurs, cafetiers, artisans, guides touristiques, taxis, etc., mais aussi de rentrées fiscales venant à manquer pour les projets de relance et d’investissements d’un état qui doit du même coup faire face à un accroissement des dépenses sociales (chômage) et de sécurité.
[7] Souvenons nous de janvier 2011, la seule offre d’ingérence étrangère dans la révolution tunisienne avait été l’assistance du savoir-faire policier français proposée par la ministre française Michèle Alliot-Marie au dictateur Ben Ali pour "régler les situations sécuritaires".  Comme quoi Il y a toujours eu pour nos belles et nobles démocraties occidentales des dictateurs fréquentables (business first) et les autres qui ne rapportent rien ou gênent trop.
[8] Savoir quand et où un attentat aurait lieu, donnerait évidemment aux résidents locaux et aux forces de l’ordre 100% de chances de l’éviter.


3 commentaires:

X a dit…

Naturellement, cher Jalel, vos rappels historiques, votre dénonciation des psychoses de l'attentat savamment entretenues, aux conséquences tragiques tant pour l'économie de la Tunisie que pour la bonne évolution de la démocratie, sont le bon sens même.

Bien faible réconfort que je vous apporte là.

christiane a dit…

Beau cri du coeur cher Giulio !

giulio a dit…

Le coeur a hélas ses raisons que la raison (d'état) ne connait pas, chère Christiane !