jeudi 26 mai 2016

GORGES SAINT-CLAIR UNE NUIT, EN SEPTEMBRE. (texte très peu connu)



Van Gogh : Sentier de bois.

            J'écris ces lignes dans la nuit du 4 septembre.
            Hier on abattait un grand arbre qui remplissait trop ma fenêtre. Un grand arbre : c'est nommer de façon trop vague celui qui fut bien des fois le refuge de mon enfance. Que La Fontaine dise que les arbres parlent peu, on pouvait le croire avant la venue des Grands Romantiques. Depuis, nous savons que les objets, les arbres, les lieux parlent beaucoup aux poètes. Ce vieil arbre aurait su vous parler de moi, comme le saurait encore le pauvre sentier rural qui limite mon angulus pontacquais. Tenez ! il me parle à la minute même, et je vous traduis : "Saint-  Clair ! les médaillons, les bronzes, les squares que tu énumères au début de cet hommage, je crois que rien de tout cela ne pourrait convenir demain à ta mémoire, mais plutôt ma petite veine de terre brune étouffée de fougères. Car, après tout, qui m'empêche de soutenir que bien mieux que sur ton pupitre d'étude, c'est tout au long de mon fil rural que sont éclos en esprit tes poèmes et que, sous le vent d'octobre, ce sont mes fougères sèches qui t'accompagnent du bruit du papier froissé - ce bruit que connaît si bien le poète. "J'accepte. Oui  comme il parle juste ce petit sentier où, depuis cinquante ans, je me promène souvent à la tombée de la nuit et toujours comme dans une fable de La Fontaine qu'animerait le hérisson, le lapin, la couleuvre, et mon frère ici présent ne me démentira pas si j'ajoute le renard. Car ne disons pas que les bêtes s'éloignent. Jamais n'y furent nos rencontres plus fréquentes qu'aujourd'hui.
            C'est là que j'ai appris et que je continue à l'apprendre, l'art très noble de laisser mes poèmes peu à peu s'achever tout seuls, et comme pas à pas : pedetentim pauca. C'est un sentier de petite sagesse, vous dis-je, bon pour Jean-Jacques Rousseau - à une époque où les Rois eux-mêmes marchaient, où Maine de Biran marchait, où Goethe marchait. Un petit sentier de lenteur, inconcevable à notre époque qui tout de suite réclame un résultat. Un petit sentier aux vérités paysannes, qui vous rappelle sagement que le blé par exemple semé à l'automne se moissonne l'été suivant, comme du temps d'Hésiode. Hésiode ! Les Travaux et les Jours de nos humanités, vous souvenez-vous ? Comment ne pas aimer ce beau titre terreux : les Travaux et les Jours, si l'on est poète et que l'on sache que les mots, comme les blés, commandent le labeur souterrain des nuits, pour éclore ? Rilke ne l'ignorait pas, qui proclame : Je crois aux nuits.


                                                                                  Nuit du 4 septembre 1994.

Aucun commentaire: