vendredi 11 juin 2010

Tahar Bekri lu par Giulio-Enrico Pisani



Giulio-Enrico Pisani vient de publier dans le Zeitung Vum Lëtzebuerger Vollek cet article sur l'ouvrage Salam Gaza du poète Tahar Bekri :




Fin 2008, après un intense bombardement préliminaire, Tsahal donne l’assaut au « ghetto » de Gaza. Ghetto, « île » assiégée, ou camp de concentration ? On peut discuter des mots. Les temps changent, les vocables et les uniformes aussi, comme ceux des rapaces qui, 64 ans et quelques mois plus tôt, après un intense bombardement préliminaire, donnèrent l’assaut et détruisirent le ghetto de Varsovie. Mais les martyrs deviennent bourreaux, l’enfant violé devient à son tour violeur. Comme moi,(1) comme vous, comme tout le monde, ahuri, révolté, impuissant, Tahar Bekri suit jour après jour l’impensable, l’aveugle, stupide et inutile massacre d’une population dont un demi siècle de vexations et de souffrances plus inutiles encore avaient poussé certains éléments à l’exaspération, voire au suicide meurtrier. Déçus par l’impuissance et la corruption du Fatah et instrumentalisés par les fanatiques extrémistes du Hamas, ces desperados devinrent l’ultime cri de révolte d’un peuple auquel les tout-puissants Etats-Unis et leur alliés israéliens dénient depuis plus d’un demi-siècle le droit d’exister.
Tristes clones de ces clowns en stratégie politique boomerang que furent toujours les américains, les Israéliens ont réédité, toute proportion gardée, la connerie criminelle des USA en Afghanistan, où ces derniers soutinrent, armèrent et financèrent les Talibans et Al Qaïda contre les Russes, avant que la manoeuvre ne leur explose à la figure. Tahar Bekri écrit en effet dans « Salam Gaza »(2) : « ... l’occupation israélienne continue, par tous les moyens, à vouloir liquider le mouvement Hamas et ses chefs, après l’avoir aidé et soutenu, contribué, avec cynisme et stratégie politique, à son essor, afin d’affaiblir Yasser Arafat et l’Organisation de Libération de la Palestine... ». Et, le 30 décembre : « J’écris, blessé, meurtri, en colère. Encore un malheur qui frappe le monde arabe. Le monde ne bougera pas le petit doigt... ». Hélas, oui, à commencer par le monde arabe, Tahar ; pas plus d’ailleurs qu’en juillet 2006, lorsque tu écrivis ton terrible poème « Liban ma rose noire », ou bien, en 2002, lors du siège de Jénine, « Coquelicots pour la complainte de Bethléem », ce chant qui fait jeter son fusil au soldat qui le lit : « Si ton char tue ma prière / Si le canon est ton frère / Si tes bottes rasent mes coquelicots / Si tes raids violent mon ciel // Comment peux-tu effacer ton ombre parmi les pierres ? // Si mon église est ton abattoir / Si tes balles assiègent ma croix / Si mon calvaire est ton chandelier / Si les barbelés sont tes frontières / Comment peux-tu aimer la lumière ?... »
Comment un petit correspondant de presse luxembourgeois sexagénaire n’ayant jamais connu guerre, émeute ou tyrannie, s’arrogerait-il le droit de critiquer pareille littérature, amis lecteurs ? Prose d’exil et d’empathie, tourmentée jusqu’au sang et poésie de sang d’un écrivain, qui ne cesse tout a long de ses textes de stigmatiser à la fois l’impuissance de la poésie et son indomptable suprématie sur la violence, tout comme Pablo Neruda lorsqu’il écrivait : « ... La chair passe mais ta vie reste entière / dans ma poésie de sang et de soie.// Il faut être doux en toutes choses ;/ le chacal vaut moins que le papillon... » Il y aurait de toute façon plus à dire sur cette première partie du livre, « La guerre contre Gaza », que le livre ne contient de messages, tant ceux-ci sont percutants. Cinq cent pages pour en présenter soixante-dix. Vous rigolez ? Certes, la littérature, le style, la poétique de Tahar Bekri s’y limitent à quelques passages, à l’une ou l’autre belle page, ou poésie, tant la forme de ces carnets veut être simple, concrète, pratique, réaliste, pamphlétaire... pamphlétaires ? Même pas, plutôt bouillants de légitime colère !
Plus fluide par contre, d’un style moins prenant qu’accompagnant, d’un sentiment plus proche encore de la souffrance d’un peuple au quotidien, la seconde partie de ces carnets, « Voyage en Palestine », nous en rapproche, si faire se peut, davantage. « Normal », dirait ici Jalel El Gharbi, « Le voyage, c’est la poésie ». Le Mal, désormais coutumier, endémique, permanent, nous y touche de plus près que le Pire. La déchéance nous émouvrait-elle plus que l’agonie ? L’agonie plus que la mort ? Quelque chose d’anormalement, de monstrueusement quasi-normal (c’est pourtant de là que tout part) traverse ces seconds carnets ponctués de lectures poétiques, de steeple-chases entre les check points (aïe, mon français !), de chicanes jordano-israéliennes, de camps de réfugiés ou prisons à ciel ouvert de Naplouse... « Je n’en avais jamais entendu parler », écrit Tahar. « De ceux du Liban, de Jordanie, de Gaza, oui, mais comment aurais-je pu imaginer que des Palestiniens vivent réfugiés dans leur propre ville ? » Des Palestiniens qui « font avec » depuis des générations, tout simplement parce que le monde « fait si facilement avec ». Ils dépendent de l’aide onusienne. Et alors, il y a pire, non ? « Prenez de quoi acheter votre farine et quelques aubergines et taisez-vous ! », écrit tristement Tahar en citant l’opinion dominante, « Faites-vous oublier (...) Le monde a les yeux braqués sur les barbus de Gaza, les horribles (...) qui menacent la stabilité d’Israël. Et ceux-là (des camps de Naplouse) sait-on qu’ils existent ? Qu’ils ont perdu espoir dans la justice des hommes, que l’Histoire est un char qui avance en écrasant les faibles, que les puissants de ce monde préfèrent donner un peu de leur argent pour maintenir un peuple dans l’assistance ? »
Question de se donner bonne conscience, bien sûr. Angoisse de Tahar, que sa lecture et les rencontres à l’université de Bir Zeit n’arriveront pas à dissiper. Quelques personnes disponibles et chaleureuses, dont Lucienne, la directrice du Centre Culturel français, l’aident à surmonter son désarroi, à l’occulter un moment, en attendant que ça remonte, toujours et toujours… et notamment en écrivant ce livre. À Bir Zeit il y a des milliers d’étudiants sans débouchés, sans beaucoup d’autres perspectives qu’une improbable émigration, la lutte armée ou – et Tahar Bekri en tremble – l’acte désespéré du Kamikaze. Le voyage palestinien prend fin sur le sourire chaleureux de Lucienne, et (touche d’humour pour ne pas sombrer) une curiosité dont je me demande encore (faites-le moi savoir, s’il vous plait, Tahar, si vous lisez ces lignes !) s’il s’agit d’une coquille ou d’un conditionnel exprimant le doute. « Vous reviendriez ?" fit-elle ». Y a-t-il un "si" sous roche ? Tahar reste silencieux. Il n’écrit pas qu’il a la gorge nouée, mais bien : « ... je l’embrasse devant les employés de l’hôtel, interloqués ». Elle a beau être française, Lucienne, n’était-ce pas toute la Palestine qu’il venait d’embrasser avec elle ?
Avant tout poète, c’est pourtant en prose que Tahar nous propose ces carnets ; carnets brûlants du sentiment tragique de la vie, l’ubiquité de la mort en filigrane, peints en touches ici légères, là percutantes, comme des toiles de Gérald Faivre Courtot : chants de résistance, où la poésie tragique qu’ils transportent affleure, sporadique, mais qu’elle sous-tend, omniprésente... « Au milieu de tous ces miradors, ces mitraillettes, ces murs, ces voitures militaires, ces caméras de surveillance, le poème s’écrit en refusant d’admettre la victoire de l’arbitraire, de subir les crocs du loup dans la jungle de l’histoire », hurle-t-il de sa plume, au bord du désespoir.
« Né en 1951 à Gabès en Tunisie, Tahar Bekri vit à Paris depuis 1976, a publié une vingtaine d’ouvrages (poésie, essai, livre d’art). Sa poésie est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.) et fait l’objet de travaux universitaires. Son oeuvre, marquée par l’exil et l’errance, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, elle est enracinée dans la mémoire, en quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri est considéré aujourd’hui comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il est actuellement Maître de conférences à l’Université de Paris X - Nanterre ».
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1) Voir notamment mon article « Je pleure pour toi, Palestine... » dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 14.1.2009, en ligne : www.zlv.lu/spip/ spip.php ?article66
2) Salam Gaza, carnets, 150 pages, Editions Elyzad, Tunis, 2010, www.elyzad.com
Giulio-Enrico Pisani

2 commentaires:

Anonyme a dit…

«Quelque chose [...] de monstrueusement quasi normal»

giulio a dit…

Oui cher A. Nonyme : C'est qu'à Naplouse,
il n'y a jamais de "beau" feu d'artifice, de belles bombes, de beaux massacres bien médiatiques. Seulement 3 camps de refugiés. La souffrance, l'absence de lendemain, d'espoir au quotidien.
Quoi de plus banal, normal, ordinaire... Il y a des milliers de camps de refugiés de par le monde. Hélas, ça ne passionne personne... parfois un ou deux mots perdus par temps creux...
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