dimanche 28 septembre 2014

En relisant Le Régiment part à l'aube de Dino Buzzati




La vie est quelque chose de splendide, le monde est un lieu enchanteur. On y trouve les prairies, les forêts, les fleurs. Le ciel, le soleil, les nuages. Les étoiles, la lune. As-tu vu la mer, as-tu vu les montagnes ? N’es-tu jamais entré dans un musée ? N’as-tu même pas essayé de lire quelques-uns de nos plus grands chefs-d’œuvre littéraires ?




S’épuiser, s’éreinter pour se retrouver toujours les mains pleines de cendres. Brûler d’amour pour une femme, et, une fois qu’on l’a possédée, se sentir comme un ver vidé de toute sa substance. Se battre pour la gloire, pour la fortune, pour le démon qui vous tient et vous harcèle et, une fois parvenu à ses fins  ne plus voir que cette ombre noire qui vous attend et tout cela pour finir par crever et même les merveilleux vices, et même la poésie, et même la musique se transforment, se putréfient, s’emplissent de venin et on peut toujours te parler des fortunés, des encore plus fortunés, parce que les autres sont pour la plupart condamnés eux aussi aux maladies, à la misère, aux ennuis corporels, à la puanteur, à la laideur, à la vulgarité, et il leur faudra partir eux aussi, même s’ils ont oublié qu’il leur fallait partir, l’ombre qui attend au coin de la rue leur est destinée tout autant qu’aux autres, derrière la porte, dans l’armoire, et avec elle les terreurs nocturnes et celles du matin blême qui sont encore pires…

lundi 22 septembre 2014

L'Entretien devant la nuit de Paul Farellier

Les éditions Les Hommes sans épaules publient en octobre L'Entretien devant la nuit recueil du poète Paul Farellier. Voici un extrait de cette oeuvre :



Le soir, nous parlerons de silence :

il faut se couler au bas des marches
et regarder les jarres dormir,

il faut humer des yeux ces vieux murs
– poussières d’insectes, de mortier,
cendres de spores, d’araignes –,

débusquer la lumière jamais traduite,
la beauté sans cri.

Sommes-nous pas la nouvelle rive,
la crête la plus profonde,
la descente à plus tard et son chemin d’ombre ?

Atteindre au plus loin de l’or
l’île de ténèbre,

encourir l’enfouissement de l’éclair,
sa partie basse d’ocre et d’oubli,
de reproche, de mystère :

le soir sait lire ces lettres de silence,
calciner leurs grappes.

Le soir nous instruit,
nous dévaste de son calme.



samedi 20 septembre 2014

Ne pars pas avant moi. Jean-Marie Rouart.




Une vie qui ne serait qu’un long fleuve tranquille ne semble pas interpeler l’auteur. Il lui faut la surprise des cascades, le vertige des chutes et la fulgurance des torrents. Dans Ne pars pas avant moi,  Jean-Marie Rouart  revient sur les pages les plus tumultueuses, les plus denses de sa vie : ce sont les amitiés qui corrigent les inégalités héritées, le préjudice d’une scolarité juste passable et qui ouvrent les horizons de l’infini qui n’est pas que littéraire. L’auteur pense surtout à Jean d’Ormesson à qui cette autobiographie romancée – comme toutes les autobiographies – doit son titre euphémique. L’éloge de l’amitié (d’Ormesson, François Nourrissier, Lévi-Strauss…) est avant tout éloge de la camaraderie, du chemin qui s’offre à deux sensibilités et  qui console des déconvenues de l’amour. Oui, l’amitié semble plus encline à la fidélité que l’amour souvent rongé par cette incurable propension vers  l’inconstance, comme l’était l’amour de Solange.  Ce livre insinue que la vie coule trop paisiblement. Il passe de longs moments entre une rencontre et une autre. Or, l’auteur veut plus d’orages, plus de coups de foudre et plus de ces ouvrages dont la lecture vous marque pour la vie. Trop lente, la vie demande à être réécrite, à être élaguée de ces moments où il ne se passe rien. Car ces moments sans frémissements, sans ferveur font trop penser à l’antonyme de la vie. Mais le paradoxe de la vie est qu’elle ne se nourrit pas seulement de réussites. Lisant Jean-Marie Rouart, on se prend à penser que, par exemple, les amours contrariées sont plus fructueuses, sans doute parce qu’elles réalisent ce vœu du désir demeurant désir – pour paraphraser Char.
Voici une œuvre qui aspire à confondre vie et écriture de la vie, à prêter à la lenteur du vécu la promptitude et la prestance d’une belle plume.
Se référant à ces aveux, on pu rapprocher Jean-Marie Rouart de Musset. Ne pars pas avant moi  nous fait penser plutôt à un hédoniste préférant à tout autre les plaisirs de l’intelligence. Cette intelligence qui aime à savourer plaisirs et déplaisirs de l’amour comme pour signifier que sa première vertu est de tout convertir en objet de réflexion. La réussite tient dans le récit de cette conversion, dans le texte corrigeant les imperfections du vivre.

jeudi 18 septembre 2014

Pierre-Luc Poujol par Giulio-Enrico Pisani



 Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
 Giulio-Enrico Pisani
Lux., 17 septembre 2014




Pierre-Luc Poujol : toccata chez Cultureinside

Madame Gila Paris, la directrice de la Cultureinside gallery[1], qui expose jusqu’au 11 octobre les tableaux du peintre français Pierre-Luc Poujol, m’avait envoyé un communiqué de presse aussi intéressant quant à sa pertinence technique que phraseur sur sa signification et sa valeur artistique.  Aussi vous en communiquerai-je seulement quelques extraits, amis lecteurs, tout en essayant de le redimensionner et de ramener sur terre ces envolées doctorales aussi abstraites que grandiloquentes typiques d’une certaine critique d’art contemporaine.  Notons toutefois qu’elles ne sont pas l’oeuvre de «notre» charmante galeriste, mais que ces lignes sont extraites du site Internet de l’artiste,[2] dont je serais pour le moins fort étonné qu’il en fût lui-même l’auteur.  Mais voyons-en tout d’abord les «bonnes» lignes!  Je cite:

«Dans la lignée de Pollock, Pierre-Luc Poujol fait le choix de peindre par projection et dripping[3] sans avoir de contact avec le support.  Il se confronte ainsi au néant de la toile en cherchant à y projeter de l’ordre et du sens, avec la volonté tenace d’explorer et de découvrir de nouveaux territoires.  Le geste impulsif, et cependant non aléatoire de la main, du bras, crée un mélange abondant de couleurs encore fraîches et fait éclore de surprenantes combinaisons.  Sa peinture est vivante et ne cesse d’évoluer jusqu’au parfait séchage ...»  Il n’y a, bien-entendu, rien à redire à ces premières affirmations aussi compétentes que professionnelles.  Mais c’est à partir d’ici que cela commence à se gâter et à bringuebaler entre truismes et spéculations.  Passe encore de voir l’artiste qui «... joue avec des trames "moucharabiesques", des superpositions de coulures et de traits»; mais quand cette supposée façon de jouer avec des trames "moucharabiesques" servirait à «faire émerger des sources lumineuses éparses ou concentrées», on frôle le ridicule.  Le peintre peut en effet rechercher, approcher, découvrir, dévoiler des sources lumineuses, y attiger, s’y abreuver, en faire donc l’objet d’une quête; mais comment les ferait-il émerger de le l’oeuvre?  Et voilà qu’on l’évoque, cette fois à juste titre, «Cette quête de la lumière (qui) accompagne le travail de l’artiste vers une démarche toujours plus spirituelle...».

Ensuite ça déraille de nouveau sévèrement.  Ne va-t-on pas en effet jusqu’à prétendre voir cette quête «... s’éloignant du domaine profane pour renouer avec les origines de l’art: le divin.  C’est ainsi que certaines de ses compositions font référence aux vitraux des lieux sacrés...».  C’est aberrant, car aux origines de l’art il y a l’animalité, le totem[4], la chasse, et non le prétendu divin.  Chez les peuples primitifs, le divin était considéré comme inexprimable et non représentable, et l’art pariétal en témoigne.  C’était à la rigueur l’esprit de la nature dans le sens panthéiste, quasi-spinozien[5] du terme.  Quant aux vitraux des lieux dits sacrés et notamment des cathédrales, dont la beauté artistique peut atteindre, il est vrai, le sublime, certaines compositions de Poujol peuvent les rappeler ci et là, mais n’y font certainement pas référence.  Et en considérant même la possibilité qu’il s’en fût parfois inspiré, c’est dans un tout autre registre qualitatif que se situe l’action painting de «notre» artiste, dont le talent se révèle justement en cela qu’il échappe et survole ce genre de lieux-communs pouvant au mieux flatter un peintre du dimanche.

Or, Poujol est un créateur de très grand talent, et ma visite à la galerie me le confirma de manière éclatante.  Sa belle, sa magistrale, je dirais même sa géniale ouvrage est, tout au contraire, ancrée dans une exquise matérialité qui, si elle doit tout à l’esprit, n’a strictement rien de religieux et résulte de geysers jaillissant de son subconscient dans une élévation tout à la fois optique et quasi-musicale.  Un mot en particulier, cité dans le communiqué de presse susmentionné, est chargé d’une signification quasi-ésotérique, non dans un sens surnaturel ou religieux, mais bien de secret, exigeant donc une pénétration subtile pour accéder à sa signification profonde: le mot trame.  C’est donc au-delà de la grille apparente, superficielle et surajoutée, introduisant au mystère mais ne le résolvant en rien, que la trame profonde des toiles poujoliennes, une fois pénétrée et déchiffrée, entraîne le spectateur presque malgré lui vers des hauteurs qui font vibrer dans son esprit des harmonies insoupçonnées.  Face à ces trames aux profondeurs insondables et aux interactions chromatiques mystérieuses, l’oeil du spectateur l’amènent à ressentir des frémissements comparables à ceux que procurent au mélomane l’oreille caressée par de accords musicaux parfaits.  

Au premier abord et compte tenu de ma pauvre connaissance de la scène artistique mondiale, je ne vois aucun comparant à la peinture de Pierre-Luc Poujol, si ce n’est...  Attendez…  Si ce n’est, justement, son harmonie, cette musique en fait, qui surgit du fond de sa trame graphique et chromatique un peu comme celle de l’immense artiste Markus Anton Huber.  Mais si j’écrivis de ce dernier[6], que chacun de ses tableaux contenait un univers avec son temps de vie et la musique de ses courants, qui m’évoquait l’entrelacs formé par les accords de la «Toccata e fuga» de Bach, de ses vibrations et de sa fuite éperdue, l’univers de Poujol me rappelle, lui, davantage la «toccata» de Charles-Marie Widor[7].  Plus linéaire, apparemment statique et moins tourmentée que l’abstraction de Huber, la vision, tout aussi abstraite, de Poujol, appelle davantage à la contemplation et à l’approfondissement qu’à une adhésion passionnelle.

en 1963 dans les Cévennes, Pierre-Luc Poujol est reçu aux Arts Appliqués à Bordeaux en 1983, en sort major de sa promotion en 1985 et obtient à cette occasion le 1er prix de dessin et 1er prix de  croquis.  Il se lance alors dans la peinture tout en travaillant dans la publicité – ce qui l’amène à collaborer avec des artistes tels que Ben ou Combas...  En 1992 il se tourne vers la communication et oeuvre à la création du groupe Symaps...  En 2000, il se rend en Palestine sous l'égide de l'UNESCO et sur invitation de Yasser Arafat, pour y recevoir de ses mains le premier prix de création de l’identité visuelle célébrant le bimillénaire de la naissance du Christ à Bethléem.  Depuis 2007, Pierre-Luc Poujol se consacre à la peinture et à la sculpture dans sa maison-atelier aux portes de Montpellier.  Ai-je bien lu «et la sculpture»?  Si on le dit...  Quant à vous en parler, ce sera peut-être pour une autre fois, amis lecteurs, car pour l’heure, je ne connais que ses tableaux, et vous introduire à la magie sans fond de ses peintures est pour moi déjà une grande satisfaction et vous permettra j’espère d’accéder à un moment d’intense bonheur.


[1] Cultureinside gallery, 8 rue Notre-Dame, coin rue des Capucins, Luxembourg centre, www.ci-artgallery.com, tel. 621.241243, expo Pierre-Luc Poujol jusqu’au 11 octobre 2014, mardi – vendredi 14h30 - 18h30, samedi 11 - 17h30


[3] Le dripping est un procédé pictural qui consiste à faire s'égoutter la couleur par le fond percé d'un récipient que le peintre déplace au-dessus de son œuvre, obtenant ainsi coulures et giclures (Larousse).

[4] Sur les significations du terme totem, voir www.fr.wikipedia.org/wiki/Totem.

[5]  Selon le philosophe Baruch Spinoza, qui oppose à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l’immanence.

[7]  De sa symphonie n° 5 en fa mineur.