lundi 17 novembre 2014

محمود درويش-لا شيء يعجبني Rien ne me plaît Mahmoud Darwich



Rien ne me plaît
« Rien ne me plaît,
dit un voyageur dans le bus, ni la radio
Ni les journaux du matin, ni les
citadelles sur les collines. 
J’ai envie de pleurer»
« Attends qu’on arrive et
pleure tout ton saoul, répondit le chauffeur »
« Moi non plus, dit une
dame, rien ne me plaît. J’ai montré ma tombe à mon fils.
Elle lui a plu : il s’y est
endormi et ne m’a pas dit adieu »
L’universitaire dit « Moi
non plus, rien ne me plaît.
J’ai fait de l’archéologie et je
n’ai jamais trouvé
Mon identité dans une pierre.
Suis-je vraiment
Moi-même ? »
Un soldat dit alors :
« Moi non plus, rien ne me plaît
Je traque une ombre qui me
traque »
Nerveux, le chauffeur dit
alors : « Terminus ! Préparez-vous
A descendre”.
Tous lui crièrent :
« Nous voulons aller au-delà du terminus
Continuez donc ! »
Quant à moi, je dis :
« Faites-moi descendre. Je suis comme eux, rien ne me plaît mais je suis
fatigué du voyage. »

Traduction Jalel El Gharbi

jeudi 6 novembre 2014

Abdelwaheb Meddeb vient de nous quitter. Paix à son âme

Abdelwahab Meddeb: Face au désastre

Comment laisser des barbares, coupeurs de têtes, égorgeurs d’anges, d’innocents fiers de leur crime, le mettant en scène, le diffusant universellement, comment les laisser sévir, envahir le monde par leur amour de la mort, leur haine de la vie, leur phobie de tout autre, comment les laisser souiller le mot islam et les laisser agir en notre nom?
Comment accepter que le si bon Hervé Gourdel soit sacrifié comme l’agneau mystique? Pourquoi les musulmans ne descendent-ils pas protester en masse dans leur ville? Comment laisse-t-on dans l’impunité le rapt du mot islam, de son usurpation par de tels malfaisants? Comment laisser les trésors de notre legs se dilapider devant un monde ébahi qui assimile le mot islam à ces cruautés théâtralisées pour semer la terreur? 

Quant à nous, nous estimons que nous avons deux positions à prendre d’urgence, une de circonstance, la seconde de fond. La première consiste à une immédiate protestation, celle qui dit que moi, en tant que musulman, ces horreurs ne peuvent être faites en mon nom. A l’instar de l’initiative «Not in my name», des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont posté sur les réseaux sociaux leur photo en brandissant le slogan. Si chaque musulman honnête agit individuellement ainsi, nous recueillerons la masse de voix protestataires qui sera entendue, même par les sourds, pour rétablir l’honneur et la dignité du mot islam. 

La seconde, de fond avons-nous dit, consiste à ne jamais cesser de transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de désolation. Car une partie de l’antidote à cette peste noire est à trouver à l’intérieur de notre héritage culturel. Comment lâcher en ces circonstances l’immense corpus du soufisme? C’est de son entretien au quotidien que viendrait peut-être le salut. Le soufisme ne bouscule-t-il pas la norme, ne perturbe-t-il pas le recours à l’orthopraxie et au littéralisme auxquels on veut réduire l’islam? Il impose, en effet, au sujet la complexité et l’affranchit pour une parole plus libre qui fait trembler le dogme. Il instaure l’intersubjectif dans la reconnaissance de l’altérité. En outre, le soufisme pense la croyance dépouillée du châtiment et de la récompense, hors la fiction du Paradis et de l’Enfer.
Malgré toutes ces licences que les docteurs de la loi condamnent, dans les pays d’islam, le soufisme a depuis toujours joué un rôle pratique, de structuration sociale, par la transmission d’une morale digne qui ouvre sur la métaphysique, sur l’envol de l’esprit sans pourtant dénouer le lien social. Le moteur en est l’éthique du don et de l’altérité.

Le soufisme, dont les premiers maîtres apparaissent dès le début du VIIIe siècle, dérive lui-même de plusieurs sources qui font de lui dès le commencement une spiritualité ouverte inspirée aussi bien de la tradition chrétienne des Pères du désert comme du néoplatonisme, sans oublier l’apport de l’Inde et de la Perse antique. Et son efficience n’a jamais failli, produisant jusqu’au XXe siècle des voix dissidentes que jamais l’opposition des docteurs de la loi n’ont réussi à faire taire.

Prenons un seul exemple de l’efficacité du recours au soufisme en ces temps corrompus par la malignité du mal: celui de l’altérité. Nous savons que l’islamisme, sous toutes ses formes, voue une haine à tout autre, même aux coreligionnaires qui ne partagent pas sa vision mortifère d’un islam dépouillé de sa civilisation qui, selon eux, le rendrait impur, car, comme toute civilisation, la nôtre est construite selon le principe d’hybridation, qui conduit à l’assimilation et à l’adaptation à soi de multiples apports étrangers. Et bien, par le soufisme, nous retrouvons une vision tout opposée de l’altérité : non seulement, l’autre, l’étranger à la croyance, est reconnu, il est même célébré. Dès le VIIIe siècle, les maîtres soufis christiques, par exemple, sont en nombre: citons Râbi’a al-Adawiyya (VIIIe s.), Bestami (VIIIe-IXe s.), Hallâj (IXe-Xe s.), Ibn Arabî (XIIe-XIIIe s.); et la chaîne ne s’est pas interrompue jusqu’à l’émir Abdelkader (XIXe s.) et le sheikh Allaoui de Mostaganem (XXe s.).
Plus encore, ces maîtres ont la certitude que la pluralité des croyances est un bienfait pour l’expérience intérieure ; il est fécond de butiner dans la roseraie de la sagesse, qu’elle que soit l’origine de ses fleurs. Ainsi, Ibn Arabî écrit-il dans un de ses fameux poèmes que son cœur est capable d’accueillir toutes les formes de foi, qu’il est temple païen, couvent chrétien, tabernacle pour rouleau de Torah, codex pour feuillets de Coran, que sa religion est celle de l’amour et qu’il va où que mènent ses cortèges.

Il est un pays qui a saisi que le soufisme peut être l’antidote à la maladie qui rend perclus l’islam aujourd’hui : c’est le Maroc dont la ligne officielle encourage le soufisme, à la fois comme corpus d’audace et comme participant à  la structuration sociale à travers la solidarité confrérique et les rites assurant une catharsis qui déchargerait le sujet de l’excès tragique qui l’encombre.    

Mais, selon les soufis, nous vivons au présent un temps d’occultation qui exige le retrait pour le maintien et la revivification de l’expérience  intérieure. Les soufis n’ont pas disparu, loin de là, ils sont partout dans les cités d’islam, femmes et hommes d’amour ouverts à l’aventure, ils sont présents jusqu’à Médine et la Mecque, gouvernées par la doctrine wahhabite qui honnit les soufis. Ils y préservent le saint et le sacré dans un paysage urbain voué à cette espèce de techno-islam qui écrase tout saint et tout sacré.
Aussi les soufis, ne les trouve-t-on que si on les cherche, sinon on ne les voit même pas. Pourtant, ils nous doivent d’être plus voyants. Ils ont, plus que d’autres, droit de cité en ces temps de détresse. Nous parions que c’est par le soufisme que cesserait le cauchemar du déni de l’autre qui conduit à la mise en scène abominable de son élimination physique. «Que ton cœur soit le temple qui accueille toutes les croyances» : ainsi parlait Ibn Arabî. A travers lui et d’autres maîtres soufis apparaît ce qui sauve en ces temps de péril.
Abdelwahab Meddeb

mardi 4 novembre 2014

Caroline Wehrmann, par Giulio-Enrico Pisani



Giulio-Enrico Pisani
Lux., 4 novembre 2014
Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek
Caroline Wehrmann envoûte ciel et mer
au 24, Rue Beaumont...

… en attendant de vous envoûter à votre tour, bien sûr, grâce à la magie des tableaux de son exposition «Wasser» à la Galerie Schortgen Artworks [1].  Wasser signifie eau en allemand et constitue le sujet quasi-exclusif des oeuvres que Caroline Wehrmann nous présente aujourd’hui.  Debout, au bord de l’océan, les pieds enfoncés dans le sable de l’entre-terre-et-mer, nous quittons la berge, le rivage, la plage pour tremper nos yeux et notre esprit dans les vaguelettes marines et les accompagnons à travers leurs derniers friselis mousseux.  Puis nos regards affrontent les vagues, de plus en plus amples, devenant houle, lames, dunes liquides, ailleurs rouleaux, brisants, ressacs et explosions d’embruns.  Ailleurs encore, ces eaux peuvent être transparentes, brillantes, opaques, mousseuses, écumantes, profondes, basses, miroitantes et toujours en train d’adopter et de réfléchir, en partie du moins, la lumière.  Celle du ciel, bien sûr, qu’elles brisent et transforment à leur guise selon leur profondeur, les caprices du vent et la fantaisie des courants. 
Les eaux de Caroline Wehrmann peuvent également arroser et faire briller les rochers de leur vernis éphémère miroitant au soleil qui s’en désaltère, ou les caresser d’un fin voile vivant d’algues vertes.  Elles peuvent être aussi bien calmes que sauvages, ici vert émeraude, là turquoise, ailleurs glauques ou grises, bleu de Prusse, outremer, d’orient ou azuré, cobalt ou céruléen selon le bon plaisir du ciel, du soleil, des nuages, du vent et des abysses marins.  Et c’est encore ces eaux qui offrent leur réflexion sur les fonds sablonneux travaillés par la houle en une kyrielle de fines dunes sinueuses, qui leur prêtent leur ocre en faisant danser la lumière dont elles se jouent, mutines, au rythme de leur respiration océanique.  Loin au-dessus de nos têtes, faisant fi de la gravité, les eaux envahissent le ciel d’un matelassage ouaté, emplissent l’entre-ciel-et-mer de cumulus grondants, ou s’effilochent en caressants cirrus qui n’empêchent plus le ciel de bleuir l’océan ou d’en faire rosir les flots sous les caresses sensuelles du couchant. 

L’univers de notre artiste s’offre au visiteur curieux tout comme à l’amateur éclairé dans des décors d’un réalisme tellement précis, vivant, frémissant et fascinant qu’à première vue, de loin, on pense à des vedute photographiques de la plus belle espèce.  Mais non, il n’en est rien, car aucune photo marine, et fût-elle d’un maître du genre comme Mario Reinstadler, n’atteint la profondeur, la vie pulsante, la carnalité voluptueuse de la mer, du sable, des pierres, du ciel et des nuées qui prennent corps sous les pinceaux Caroline Wehrmann.  «Photographie?», a-t-elle coupé court, en souriant, lorsque je lui demandai si elle travaillait sur cette base.  «Certainement pas (...) C’est ma mémoire», précisa-t-elle, «qui est photographique, c’est mon expérience, mes observations, ma connaissance de l’eau, du milieu marin...».  Aussi, le moment me semble-t-il venu de nous rapprocher de la personne de cette peintre d’exception et de vous la présenter, afin de mieux appréhender, sinon de comprendre, l’incroyable don que la nature lui a accordé, ainsi que le cheminement artistique et professionnel qui lui a permis de l’exploiter et de nous en faire profiter.
La galerie m’a fourni à cet effet un texte fort intéressant, mais rédigé en allemand, dont je m’efforcerai de traduire l’essentiel de mon mieux.  Et voilà: «Carolin Wehrmann passe pour être la meilleure peintre contemporaine de l’eau et de la mer.  Née en Rhénanie en 1959, elle a peint son premier tableau à l’huile à l’âge de 12 ans.  Après son bac, elle a étudié graphique et design chez le professeur Kurt Wolff.  Devenue professionnellement active dans la conception et l’illustration, elle n’en reste pas moins fascinée par la peinture à l’huile des maîtres des (17ème), 18ème et 19ème siècles, au point qu’elle décide de se consacrer entièrement à la peinture.  L’étude  approfondie des techniques picturales classiques, comme la lasure à l'huile de résine, sont à ses yeux des prémisses sine qua non pour obtenir la profondeur et la résolution essentielles à son élaboration de réfractions authentiques et d’une densité optimale des atmosphères et horizons.  L’artiste ne travaille à ce fin que sur des toiles de lin de haute qualité, avec des pigments hollandais anciens, ainsi qu’avec les huiles et résines les plus pures, telles qu’elles furent déjà employées par Rembrandt, Le Titien et Rubens.
Peindre la mer et l’eau en général est considéré depuis toujours en peinture comme le défi majeur.  La mer représente également pour l’artiste l’aspiration à un état idéal et, par là, à une transcription originale, intacte de la nature. Ses représentations de l’élément aquatique témoignent également de la recherche de profondeur qui guide son approche.  Elle renverse et dépasse avec sa nouvelle série «Reflections» (encore présente avec quelques tableaux dans l’actuelle expo) les conventions propres au genre et crée ainsi sa propre originalité, voire unicité, d’un cycle pictural du niveau artistique le plus élevé...».

Et autant vous dire, amis lecteurs, que le terme d’unicité, donc de la qualité de ce qui est unique, n’a rien d’exagéré face au spectacle impressionnant que nous présente aujourd’hui la galerie Schortgen avec les toiles de Carolin Wehrmann.  Plus sereine, moins tourmentée peut-être, mais tout aussi engagée et plus perfectionniste encore que le pré-impressionniste J.M.W.Turner ou le romantique Ivan Aïvazovski, elle ne leur cède en rien, même si sa force d’expression se nourrit davantage d’observation passionnée que de passions ravageuses.  N’hésitez donc pas à aller vous baigner corps et âme dans les eaux ici paisibles, ailleurs écumantes, de ces splendides marines, baignées tour à tour dans toutes les lumières du jour.  Vous ne regarderez plus jamais la mer distraitement, en passant, comme simple accessoire de vacances.    




[1]  Galerie Schortgen Artworks, 24, rue Beaumont, Luxembourg centre. Exposition mardi à samedi de 10,30 à 12,30 et de 13,30 à 18 h. jusqu’au 15 novembre