« Ce par quoi finit le rêve » !
Pierre Joris : Aljibar II, poèmes (1)
Plutôt compagnon que conjoint du premier Aljibar, paru chez Phi au printemps 2007 et présenté dans notre bonne vieille Zeitung le 6 avril, Aljibar II constituerait, selon l’éditeur, la suite et l’aboutissement des recherches poétiques de Pierre Joris. Pour ce qui est de la suite, je veux bien, même pour une certaine continuité tendance crépusculaire à la rigueur, mais aboutissement? Voilà un mot qui arracherait sans doute des rugissements de fureur à ce poète de l’inachevé, de l’anti-achevé plutôt, du toujours en chemin toujours en route, de ce déraciné déracinant. Gage physique: à 19 ans il tourne le dos à son enfance luxembourgeoise et va écumer l’Angleterre, l’Algérie, la France, les Etats-Unis et autres lieux. Quant à la preuve poétique, apportée dans le 1er paragraphe de mon article sur son premier Aljibar, la voilà:
«Pierre Joris, digne héritier de René Char, Paul Celan et autres acrobates de la poésie, doit être dégusté avec une patience peu commune. Son expression littéraire est joliment résumée par sa citation en page 13 du recueil d’une annonce Delta Airlines/Vol 116 New York Paris: «Patientez s’il vous plait. La langue que vous avez demandée est en cours d’élaboration» Et vous voilà avertis! Tenez, déjà «Aljibar», Kekseksa? demanderait Zazie. Sur quoi Pierre Joris lui balancerait des extraits du Roget’s International Thesaurus of english words and phrases, qui mène par une multitude de mots comme réservoir et citerne jusqu’à aljibar, gazomètre et...»
Eh bien non. Apparemment (presque) aucun rapport avec l'algèbre (al-jabr), m’a-t-il confié ce 9 juin à la Kulturfabrik, le soir de sa flamboyante lecture et présentation d’Aljibar II avec Jean Portante, qui en lisait brillamment la traduction française. Mais plutôt avec magasin, rayonnage... Serait-ce une tentative de mettre de l’ordre, de ranger? Mm, je n’y crois pas trop. Faudrait qu’il commence par se ranger lui-même, or il nomadise trop pour ça. Lui et sa poésie sont trop «Bourlinguer», trop «On the road», plutôt entre les pays que dans les pays, entre les langues plutôt qu’en plusieurs langues, en mouvement, quoi, en porte-à-faux, en déséquilibre frénétique, oui, sur la route, comme dans le fameux roman de Jack Kerouac, ce Breton d’Amérique. En fait, dans la poésie de Joris, bon nombre des semblables et homophones sont apparentés, et ce n’est pas Geluck qui lui donnera tort. Il est vrai que le bruit du vent dans les haubans, des roues sur l’asphalte, d’un pot d’échappement «m’as-tu oui», de la mort aux trousses, ou d’un train sur rails froids, ça peut favoriser quelque flou.
Alors, les lieux, les styles, les langues, Joris ne s’y arrête pas. Il connaît parfaitement l’anglais, l’allemand, le luxembourgeois, le français, je crois l’arabe et qui sait quoi encore, mais écrit surtout en anglais et aime à se laisser traduire par son vieux «complice», le réalisateur, journaliste et écrivain Eric Sarner.(2) Toujours luxembourgeois, Pierre Joris? Bien sûr, mais de cette version nomade que les Amériques connaissent bien. Et comment eût-il pu vivre ici, à proximité de toutes ces frontières qui n’en finissent pas de ne pas vraiment tomber, lui qu’elles horripilent? Alors, pour tout savoir sur lui, enfin, disons, sur tout ce qu’il veut que vous sachiez, ne cherchez pas autour de vous, mais allez fouiner, amis lecteurs, sur son site www.pierrejoris.com/home.html, car moi, j’aimerais que vous m’accompagniez à présent dans les entrailles de son «Aljibar II».
Pas de véritable surprise par rapport au premier «Aljibar»! D’emblée, le poète nous met dans le bain et en appelle dans son introduction à rien de moins qu’à Dante et à sa tirade de Nimrod:
«Raphèl maì amècche zabì almi» dont le sens des mots est, selon lui «... absolument clair: Ils sont faits pour être incompréhensibles, pour être le babil de Babel, la langue intraduisible (...) & par conséquent doivent, nous le savons, être traduits.» Mais comment, monsieur Sarner!?
Et vous, n’essayez pas de vous mettre sur la longueur d’onde du poète comme Harry Potter sur son balai, car ce ne sera pas la bonne fréquence, ou, plutôt, elle ne vaudra plus pipette dès les prochains vers. Un tuyau: les textes de Pierre Joris se lisent à voix haute, de préférence en public, et non en silence dans son petit coin lecture ou autre tour d’ivoire. Réunissez autour d’un feu de camp devant votre tente perdue au milieu du Roub al Khali Ezra Pound, Dante, Descartes, Olson, Celan, Dylan, Kerouac, Jabès et quelques autres, puis demandez leur, à l’instar de Joris page 67:
«Comment se fait-il que l’échelle n’ / ait pas touché le ciel / mais l’ait traversé / pour ressortir de l’autre / côté de... ».
Le désert est trop loin, dites vous? Qu’à cela ne tienne; imaginez-le et lisez très fort! Quant à l’échelle, celle de Jacob, elle a déjà presque 30 ans, lorsque Joris, page 121,
«... attaque 6h06 du matin / ce 23 juin 1999 au / Joey’s Riverside Restaurant / aube et soleil au plat / au routier 23 (...) un jour pour Jack / infidèle bouddhiste / a fait 1000 miles en stop...»(3)
À défaut de Roub al Khali ou de salle de cinéma à la Kulturfabrik, le ciel étoilé du Sahara tel que Joris le connaît bien, ou imaginé si vous en êtes capable, conviendra parfaitement à la lecture de ses autres poèmes. Prenez l’un de mes préférés: «L’anxiété du rêve lâche» où les mots du poète zigzaguent à travers le firmament comme pour en repousser encore et encore les limites, et où il cite la..., ou part en...
«... Quête du Poisson Noir / - qu’ils sont la matière noire / qui nous empêche de / nous faire voler en pièces, qui / maintient les étoiles tournant / dans des galaxies de haute course / Poisson noir, la structure / Osseuse de ce / multivers, se congelant / lentement; échafaudage vers / songes et étoiles / inscrit dans le sort / de l’univers: / systole & diastole / aspirant... »
Bon, je vous laisse découvrir la suite aux pages 99-101, amis lecteurs, vous rapprocher de son «échafaudage vers songes et étoiles», donc de l’échelle susmentionnée et de «puzler» entre autres sur une hypothétique parenté du Poisson Noir susdit avec celui d’Armand Gatti, pour qui «La distance ne sépare plus. / Elle tient tout entière dans / le creux de la main», mais qui demande ailleurs aussi «Pourquoi vivre sous la contrainte des écritures serviles (...) alors que (...) peuvent parler les étoiles dans le ciel?»
Il est certes possible que mon intuition me trompe, et que ce cousinage poétique soit le fruit de mon imagination. Dans ce cas, je demande pardon à Pierre Joris, ainsi qu’aux amateurs de sa poésie, tout comme à ceux qui vont le devenir et dont vous serez peut-être!
1) Éditions Phi, Luxembourg & Écrits des Forges, Québec, collection Graphiti, ~140 pages, 15 EUR
2) Sarner a déjà traduit «h.j.r.» et «Aljibar» de Pierre Joris, parus aux Éditions Phi et Ecrits des Forges (Québec) respectivement en 1999 et en 2007.
3) Jack > Jaques > Jacob. L’échelle, celle Jacob, symbolise l’exil, le nomadisme, ou l'inaccessible. Et Jack c’est, bien sûr, Jack Kerouac, cet électron libre du Beat, qui étouffait dans la société conventionnelle de son époque, dont il a essayé de se libérer par la drogue, la religion, sa bougeotte et la philosophie Zen.
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 17 juin 2007
Pierre Joris : Aljibar II, poèmes (1)
Plutôt compagnon que conjoint du premier Aljibar, paru chez Phi au printemps 2007 et présenté dans notre bonne vieille Zeitung le 6 avril, Aljibar II constituerait, selon l’éditeur, la suite et l’aboutissement des recherches poétiques de Pierre Joris. Pour ce qui est de la suite, je veux bien, même pour une certaine continuité tendance crépusculaire à la rigueur, mais aboutissement? Voilà un mot qui arracherait sans doute des rugissements de fureur à ce poète de l’inachevé, de l’anti-achevé plutôt, du toujours en chemin toujours en route, de ce déraciné déracinant. Gage physique: à 19 ans il tourne le dos à son enfance luxembourgeoise et va écumer l’Angleterre, l’Algérie, la France, les Etats-Unis et autres lieux. Quant à la preuve poétique, apportée dans le 1er paragraphe de mon article sur son premier Aljibar, la voilà:
«Pierre Joris, digne héritier de René Char, Paul Celan et autres acrobates de la poésie, doit être dégusté avec une patience peu commune. Son expression littéraire est joliment résumée par sa citation en page 13 du recueil d’une annonce Delta Airlines/Vol 116 New York Paris: «Patientez s’il vous plait. La langue que vous avez demandée est en cours d’élaboration» Et vous voilà avertis! Tenez, déjà «Aljibar», Kekseksa? demanderait Zazie. Sur quoi Pierre Joris lui balancerait des extraits du Roget’s International Thesaurus of english words and phrases, qui mène par une multitude de mots comme réservoir et citerne jusqu’à aljibar, gazomètre et...»
Eh bien non. Apparemment (presque) aucun rapport avec l'algèbre (al-jabr), m’a-t-il confié ce 9 juin à la Kulturfabrik, le soir de sa flamboyante lecture et présentation d’Aljibar II avec Jean Portante, qui en lisait brillamment la traduction française. Mais plutôt avec magasin, rayonnage... Serait-ce une tentative de mettre de l’ordre, de ranger? Mm, je n’y crois pas trop. Faudrait qu’il commence par se ranger lui-même, or il nomadise trop pour ça. Lui et sa poésie sont trop «Bourlinguer», trop «On the road», plutôt entre les pays que dans les pays, entre les langues plutôt qu’en plusieurs langues, en mouvement, quoi, en porte-à-faux, en déséquilibre frénétique, oui, sur la route, comme dans le fameux roman de Jack Kerouac, ce Breton d’Amérique. En fait, dans la poésie de Joris, bon nombre des semblables et homophones sont apparentés, et ce n’est pas Geluck qui lui donnera tort. Il est vrai que le bruit du vent dans les haubans, des roues sur l’asphalte, d’un pot d’échappement «m’as-tu oui», de la mort aux trousses, ou d’un train sur rails froids, ça peut favoriser quelque flou.
Alors, les lieux, les styles, les langues, Joris ne s’y arrête pas. Il connaît parfaitement l’anglais, l’allemand, le luxembourgeois, le français, je crois l’arabe et qui sait quoi encore, mais écrit surtout en anglais et aime à se laisser traduire par son vieux «complice», le réalisateur, journaliste et écrivain Eric Sarner.(2) Toujours luxembourgeois, Pierre Joris? Bien sûr, mais de cette version nomade que les Amériques connaissent bien. Et comment eût-il pu vivre ici, à proximité de toutes ces frontières qui n’en finissent pas de ne pas vraiment tomber, lui qu’elles horripilent? Alors, pour tout savoir sur lui, enfin, disons, sur tout ce qu’il veut que vous sachiez, ne cherchez pas autour de vous, mais allez fouiner, amis lecteurs, sur son site www.pierrejoris.com/home.html, car moi, j’aimerais que vous m’accompagniez à présent dans les entrailles de son «Aljibar II».
Pas de véritable surprise par rapport au premier «Aljibar»! D’emblée, le poète nous met dans le bain et en appelle dans son introduction à rien de moins qu’à Dante et à sa tirade de Nimrod:
«Raphèl maì amècche zabì almi» dont le sens des mots est, selon lui «... absolument clair: Ils sont faits pour être incompréhensibles, pour être le babil de Babel, la langue intraduisible (...) & par conséquent doivent, nous le savons, être traduits.» Mais comment, monsieur Sarner!?
Et vous, n’essayez pas de vous mettre sur la longueur d’onde du poète comme Harry Potter sur son balai, car ce ne sera pas la bonne fréquence, ou, plutôt, elle ne vaudra plus pipette dès les prochains vers. Un tuyau: les textes de Pierre Joris se lisent à voix haute, de préférence en public, et non en silence dans son petit coin lecture ou autre tour d’ivoire. Réunissez autour d’un feu de camp devant votre tente perdue au milieu du Roub al Khali Ezra Pound, Dante, Descartes, Olson, Celan, Dylan, Kerouac, Jabès et quelques autres, puis demandez leur, à l’instar de Joris page 67:
«Comment se fait-il que l’échelle n’ / ait pas touché le ciel / mais l’ait traversé / pour ressortir de l’autre / côté de... ».
Le désert est trop loin, dites vous? Qu’à cela ne tienne; imaginez-le et lisez très fort! Quant à l’échelle, celle de Jacob, elle a déjà presque 30 ans, lorsque Joris, page 121,
«... attaque 6h06 du matin / ce 23 juin 1999 au / Joey’s Riverside Restaurant / aube et soleil au plat / au routier 23 (...) un jour pour Jack / infidèle bouddhiste / a fait 1000 miles en stop...»(3)
À défaut de Roub al Khali ou de salle de cinéma à la Kulturfabrik, le ciel étoilé du Sahara tel que Joris le connaît bien, ou imaginé si vous en êtes capable, conviendra parfaitement à la lecture de ses autres poèmes. Prenez l’un de mes préférés: «L’anxiété du rêve lâche» où les mots du poète zigzaguent à travers le firmament comme pour en repousser encore et encore les limites, et où il cite la..., ou part en...
«... Quête du Poisson Noir / - qu’ils sont la matière noire / qui nous empêche de / nous faire voler en pièces, qui / maintient les étoiles tournant / dans des galaxies de haute course / Poisson noir, la structure / Osseuse de ce / multivers, se congelant / lentement; échafaudage vers / songes et étoiles / inscrit dans le sort / de l’univers: / systole & diastole / aspirant... »
Bon, je vous laisse découvrir la suite aux pages 99-101, amis lecteurs, vous rapprocher de son «échafaudage vers songes et étoiles», donc de l’échelle susmentionnée et de «puzler» entre autres sur une hypothétique parenté du Poisson Noir susdit avec celui d’Armand Gatti, pour qui «La distance ne sépare plus. / Elle tient tout entière dans / le creux de la main», mais qui demande ailleurs aussi «Pourquoi vivre sous la contrainte des écritures serviles (...) alors que (...) peuvent parler les étoiles dans le ciel?»
Il est certes possible que mon intuition me trompe, et que ce cousinage poétique soit le fruit de mon imagination. Dans ce cas, je demande pardon à Pierre Joris, ainsi qu’aux amateurs de sa poésie, tout comme à ceux qui vont le devenir et dont vous serez peut-être!
1) Éditions Phi, Luxembourg & Écrits des Forges, Québec, collection Graphiti, ~140 pages, 15 EUR
2) Sarner a déjà traduit «h.j.r.» et «Aljibar» de Pierre Joris, parus aux Éditions Phi et Ecrits des Forges (Québec) respectivement en 1999 et en 2007.
3) Jack > Jaques > Jacob. L’échelle, celle Jacob, symbolise l’exil, le nomadisme, ou l'inaccessible. Et Jack c’est, bien sûr, Jack Kerouac, cet électron libre du Beat, qui étouffait dans la société conventionnelle de son époque, dont il a essayé de se libérer par la drogue, la religion, sa bougeotte et la philosophie Zen.
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 17 juin 2007