samedi 18 décembre 2010

Les moments fugaces de Markus Anton Huber. Par Giulio-Enrico Pisani


"Reise in den Winter" (voyage en hiver) inspiré du  cycle de Lieder « Winterreise » de Schubert.
La Zeitung Vum Lëtzeburger Vollek vient de publier ce texte de Giulio-Enrico Pisani où il présente une grande découverte picturale
Les moments fugaces de Markus Anton Huber aux cimaises de la Galerie Lucien Schweitzer

« Momenta fugitiva », voilà un titre d’exposition qui me fait penser tout à la fois au « temps qui fuit irréparablement » de Virgile et au « carpe diem ! », saisis le jour (ou l’instant), d’Horace ! Et c’est bien d’une saisie au vol qu’il s’agit dans cette splendide expo de saut de l’an chez Schweitzer. (1) C’est ce que j’ai perçu d’emblée ; mais ici le fugace, le fugitif, l’instant, l’éphémère, ne se contentent pas de fuir et de passer. Non. Saisis au vol par l’artiste, lors de leur jaillissement de son bouillant et volcanique subconscient, ces flashs sont capturés au passage et projetés sur toile de lin ou papier de cuve du Népal comme autant de sarabandes, rhapsodies, lieder, concerts, sonates ou symphonies d’une incroyable richesse et profondeur. Des fragments d’infini !
Chaque tableau de Markus Anton Huber contient un univers à lui tout seul avec son temps de vie et la musique de ses courants, de ses vibrations et de sa fuite éperdue. L’abstraction de sa peinture est quasiment partout totale, absolue et pourtant non dépourvue de signification. Aussi, les intitulés (ou clés) de ses séries de féeries graphiques et chromatiques plus proches de la raison pure que de la raison cartésienne, rappellent ceux de certaines pièces musicales : « formation de l’espace », « voyage en hiver » (2), « rituels », « locus iste » (3), « moments fugaces ». Le titre de cette série (en même temps celui, si caractéristique, de l’exposition), m’évoque notamment la « Toccata et fugue » de Bach, dont la somptueuse universalité épouse parfaitement le ballet graphique des oeuvres de Markus Anton Huber.

D’autres titres sont tout aussi significatifs. Je pense à « silent wing », rappelant une chanson d’Aki Misato et à « non confundar » inspiré de la 7e symphonie de Bruckner (non confundar in aeternum). Quant à « sperandum » (espérant), ça explose en une sorte de galaxie de feu et pourrait signifier le tout commencement, l’immédiat après-big-bang, lorsque l’invraisemblable contenait déjà en germe tous les possibles, que tous les espoirs étaient encore permis. On pourrait bien sûr se demander, dans quelle mesure nous sommes en présence de pures abstractions, ce qui sous-entend la libération de toute correspondance figurative. Du point de vue optique, la réponse est oui. Mais il en va tout autrement des émotions esthétiques d’ordre quasi-musical qui font appel à une sensibilité plus subtile, nichée au plus profond de nous-mêmes et qui, arrachée à sa passivité dormante, se voit soudain réveillée et confrontée à l’incommensurable beauté de l’infini.

Une seule exception : la série de cinq tableaux carrés (1 x 1 m) dans la deuxième salle de la galerie, intitulée « alpha on the way to omega ». Sans rien perdre de la liberté d’expression qui illumine les autres oeuvres de Huber, ces techniques mixtes peintes à l’encre de chine, au graphite, à la craie et au charbon sur un papier de cuve du Népal plus épais, ne sont pas exactement abstraites. Elles représentent un cheminement visuel, une progression, pas vraiment figurative, cependant au moins aussi vériste que le serait, pour notre perception émotive, le puissant et inéluctable crescendo d’un boléro de Ravel, ou celui d’une existence qui, née en beauté, ne déclinerait pas, mais finirait en fanfare. N’y aurait-il pas là de quoi remonter le moral de tous ceux qui, comme moi, commencent à entrevoir le bout de la route ?

Et voici ce que nous en dit le galeriste en quelque mots qui eussent pu être les miens : « Dans les toiles de Huber les matières s’affrontent, se combattent et se réconcilient pour donner naissance aux existences et aux cycles. D’un côté agit la matière, de l’autre côté l’immatériel, le fuyant, le « fugitiva ». Peintures à l’huile char-gées ou dessins plus épurés au graphite, à l’encre, au charbon ou au fusain, les toiles de Huber se forment à l’image du macrocosme : fourmillement de lignes, entrelacs de tracés, réseaux stratifiés, formations de matiè-res, entrecroisements, intersections, égarements, croisées, tissages entortillés à l’infini, distanciement puis rapprochement des éléments ».

Ma première impression fut en effet de comparer Markus Anton Huber à un Jackson Pollock converti au graphisme : créateur d’un chaotique lacis de fils d’Ariane sans commencement ni fin. Mais la ressemblance avec le peintre américain est toute superficielle, car le labyrinthe de taches et de traits jaillissant de la fureur de Pollock n’est pas comparable à la subtile recherche « musicale » sur les ensembles de lignes et nébuleuses échafaudés par Huber. Si parenté il y a, elle réside tout au plus dans la libération, dans la subséquente captation et dans l’expression picturale des énergies subliminales de l’artiste. Ainsi, lorsque Pollock en reste, disons, au jet de peinture à l’état naturel, Huber ajoute aux résurgences de son subconscient un puissant facteur culturel et une élaboration raffinée.

À présent, deux mots sur l’homme : Markus Anton Huber est né en 1961 à Königswiesen, en Autriche. Après des études de médecine à l’université de Vienne et une formation de chirurgien, notre génial artiste suit des cours en auditeur libre à l’École d’arts appliqués de Vienne. Depuis 1994, il s’établit à Linz et se consacre pleinement à l’art et plus spécialement à une création autodidacte. Autodidacte ? Normal. Qu’est-ce que l’intemporel pourrait-il emprunter au passé, si ce n’est la constante génération du futur à partir de causalités n’exigeant d’apprentissage que par leurs propres déchirements ?

Et deux mots de plus à la galerie Schweitzer qui nous offre cette fois vraiment une exposition unique, qu’il ne faudrait manquer sous aucun prétexte. C’est en effet une exposition à la beauté qui frôle l’absolu, grâce à des oeuvres dont l’abstraction est libérée de toute servitude matérielle, mais conçue et affinée par un talent supérieur. Je vous le dis sans retenue, amis lecteurs : le génie de Markus Anton Huber vaut largement celui d’un Philippe Ségéral ou autre Vladimir Velickovic. Et si je me réfère – di-sons émotionnellement – à ces deux maîtres du figuratif, c’est que je ne vois pas d’équivalent à Markus Anton Huber dans la peinture abstraite contemporaine.
***
1) Galerie Lucien Schweitzer, 24 avenue Monterey, Luxembourg (entre Parc et boulevard Royal), mardi à samedi de 10 à 18 h, exposition Markus Anton Huber jusqu’au 29.1.2011.

2) Inspiré du cycle de Lieder « Winterreise » de Schubert.

3) Titre d’un motet pour 4 voix « a capella » d’Anton Bruckner.

Giulio-Enrico Pisani

1 commentaire:

Viviane a dit…

Très belle analyse qui donne envie d'aller voir cette exposition. Merci