mardi 16 août 2011

Reviens, Monsieur. Texte d'Isabelle Kronz. (extrait de son journal)







Reviens, Monsieur… !
Isabelle Kronz




    Logiquement, si j’attends suffisamment longtemps, il devrait se profiler le cadre d’une histoire. Mais je rechigne à colorier la page, car je sais d’expérience ce qui va se produire, que je redoute par-dessus tout. J’ai promis, je vais donc faire un effort et laisser venir une image.
    La page blanche, blanche comme neige…
    La neige, le vent glacial, la marche lente et difficile d’un personnage courbé sous le fardeau qu’il porte sur son épaule. C’est la nuit, la neige lui monte jusqu’aux chevilles, il porte un manteau de peau avec un capuchon lui couvrant la tête, une écharpe sur le visage, dans ce paysage hivernal, dans la campagne reculée. Il se trouve à l’orée d’un village car je distingue au loin un chemin, des lampadaires, quelques toitures parsemées, recouvertes de neige… Attends, Monsieur, où vas-tu ?
    Mais déjà, l’image se voile, tombe en lambeaux et s’évapore. A présent, il n’y a plus que le blanc qui n’est plus neige, même plus neige, plus que du blanc stérile et muet. Un blanc muet, couleur affreuse, le néant. Je la tenais pourtant, elle a disparu si vite. Reviens, Monsieur, … Un ricanement ! Celui de l’image qui me nargue et s’envole…
    Voici ce que je voulais éviter tout à l’heure ! C’est une malédiction ! Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Quel crime ai-je commis ? J’avoue tout pourvu qu’on me laisse reprendre. Car ces images, une fois révélées, me hantent comme des fantômes blancs, vaporeux, traversant mon esprit à me rendre folle. Je les entends, les vois, là-haut, papillonnant, insaisissables. Mais arrêtez, arrêtez donc de me tourmenter en tourbillonnant sans cesse à m’en donner le tournis ! Non, je n’aurais jamais dû me laisser convaincre, c’est du temps perdu. Je savais que si je me laissais envahir par ne fût-ce qu’une seule image, je n’aurais de cesse de la pourchasser jusqu’au moment où je l’aurais épinglée sur le papier. Mais comme je le pressentais, aujourd’hui comme hier, le résultat est nul.
    J’aurais dû pouvoir terminer le tableau ou l’esquisser dans son ensemble. Un homme dans la neige, emmitouflé dans un manteau de peau, une écharpe sur le visage, le capuchon relevé. C’est la nuit, sur ce chemin, aux abords d’un village quelque part dans un endroit indéfini. Une charge indéterminée pour une mission inconnue. L’homme a juste eu le temps d’apparaître, à peine de faire un pas et l’image m’échappait déjà, le laissant dans son enfer sans aucune possibilité d’en sortir. Je ne me remets pas de la triste posture de cet homme dont je vais rêver maintenant, puisqu’il n’a pas fini sa course. Rêver dans la nuit noire apportera peut-être sa délivrance. Rêver dans le noir de la nuit vaut peut-être mieux que dans le blanc de la page.
    Je tenterai de te retrouver, Monsieur, pour que tu remplisses ta mission ou au moins que tu puisses rentrer chez toi ! Je reviendrai, c’est promis. Ne me rends pas responsable, je t’en prie.
    Il est en colère, je le comprends. Il est imposant comme bonhomme ! A demain, sinon gare ? Je n’ai pas le choix, semble-t-il. Alors à demain…
    

8 commentaires:

christiane a dit…

Très fine incursion d'Isabelle Kronz dans ce lieu-blanc où naissent les images.
Le blanc de la page ce peut être aussi une autre visite, celle des mots, des mots sans image, des mots-sons, des sons-mots qui caracolent aux tempes avec leurs lettres encore invisibles.
Blanc pour blanc, ces traces, ces empreintes, qu'elles soient celles de l'homme effacé par la neige ou celles des mots effacés par le silence de l'âme, il reste la magie de la page blanche sous la lampe et la nuit noire de solitude autour.
Merci, Jalel, de nous ouvrir à l'écriture fraîche et originale de cette écrivaine venue du froid des neiges...

giulio a dit…

Se désespérer devant la page blanche ? Apparemment les écrivains (quelques poètes mis à part) n'on par encore découvert le véritable minimalisme, celui des artistes comme Malevitch : carré blanc sur fond blanc! Quoique… je me souviens d’un concours littéraire national (Luxembourg), où un plaisantin avait remis un fascicule en blanc. Affaire sans lendemain puisque le jury n’avait pas trop le sens de l’humour.

Des pages blanches ? Restant désespérément blanches ? Quel plus, quel immense acquis pourtant, quel enrichissement pour une littérature mondiale qui croule sous les gribouillages et le n'importe quoi !

Notez, chère Christiane, qu'Isabelle était pourtant bien partie pour la remplir, sa page blanche, via le domino de l'association d'idées : blanche - blanc - neige - vent glacial, la marche lente et difficile d’un personnage - manteau de peau avec un capuchon - Il se trouve à l’orée d’un village, Il...

Donc c'est un "Il", donc c'est un monsieur, donc le héros de l'histoire... alors, plutôt que de le suivre, de créer l'histoire en suivant ses pas, de s'envoler avec lui vers les dramatiques horizons de l'écrivain, on le rappelle, on se gratte le nombril, on se plaint et se complaint, et la page de se remplir petit à petit de ce qu'on n'a pas su écrire.

Il est vrai qu’au lycée, monsieur Vasteels, mon prof de français, nous disait avant l'examen du Jury central : Si vous ne savez rien, ne remettez pas une page blanche que je ne pourrai noter que d'un zéro. Expliquez intelligemment pourquoi vous n'avez rien à dire! Si vous vous y prenez bien, je pourrai toujours me fendre de quelques points. Apparemment Isabelle a eu le même prof… ou comparable. En tout cas, leçon retenue, bravo Isabelle !

christiane a dit…

Vraiment intéressant, Giulio, votre commentaire. Un bel hommage à Isabelle Kronz.

Jalel El Gharbi a dit…

Chers amis,
Voici la réponse d'Isabelle Kronz à vos commentaires. Avec mes amitiés :
" Un très grand merci, Christiane et Giulio, pour ces commentaires exquis et subtils. Ils apportent à mon texte des éclairages très intéressants.

Progressivement, l'auteure confond réalité et imaginaire au point de craindre les remontrances du personnage. Dans sa confusion, elle aurait pu terminer ainsi:

" Demain, j'ouvre la chasse aux idées papillonneuses. Elles ne m'échapperont pas cette fois. J'aurai leur peau, avant qu’elles n’aient la mienne… "

christiane a dit…

Cher batelier, transmettez à la semeuse de flocons de l'autre rive mes amitiés de passante... Si je rencontre l'homme des neiges en papier je lui dirai qu'une femme à l'ancre des mots a perdu sa trace sur la blanche page...

Jalel El Gharbi a dit…

Comme c'est bien formulé, chère Christiane !
Amicalement

giulio a dit…

@ Isabelle : ça m'a fait tout drôle de te retrouver, toi que je n’ai jamais rencontré hors salon littéraire, sur le blog de Jalel, dont il est une fois de plus démontré qu’il est, au-delà de sa portée littéraire francophone tunisienne, arabe, méditerranéenne et mondiale, également un salon littéraire luxembourgeois lato sensu.

N'y a-t-on pas déjà rencontré directement ou indirectement Jean Sorrente, Felix Molitor, José Ensch, Nic Klecker, Lambert Schlechter, René Welter, Laurent Fels et j'en passe et des meilleurs ? Et enfin Isabelle Kronz !

Bienvenue au "club" donc, Isabelle, quitte à ce qu'il reste virtuel et que je puisse t'y embrasser sans que ton opulente crinière rousse risque de me faire éternuer. Et n'hésite pas à t'y manifester de temps à autre !

isabelle a dit…

@ Christiane : C'est toujours une délectation de lire vos commentaires. Je vous en remercie.
Mes amitiés également.

@ Giulio : Je suis contente de te retrouver et sur ce blog et prochainement aux journées du livre de Walferdange ! J'ai malheureusement dû couper mes cheveux. Ainsi, ils ne causeront plus d'éternuements. J'ai fort aimé ton commentaire. Un grand merci !

Le blog de Jalel est d'une qualité supérieure. C'est pour moi un honneur d'y apparaître, et prendrai plaisir à le consulter régulièrement.

Jalel réussit à y mêler finement divers styles et cultures, dont certains auteurs luxembourgeois. J'apprécie énormément cette diversité, étant moi-même issue de diverses cultures.

Au plaisir de vous lire très prochainement