mardi 29 novembre 2011

Laurent Fels : Ourganos. Giulio-Enrico Pisani

Laurent Fels : Ourganos (1)
ou
«L’ascétisme du verbe» & «L’hermétisme du cri». Giulio-Enrico Pisani.
Ce recueil de poèmes est à la fois artistement et intelligemment illustré par le génial calligraphe Luc Templier, qui nous laisse toutefois frustrés de quelques planches et dont l’un des calligrammes n’eût pas déparé sur une couverture par ailleurs fort sévère.  Ce petit bémol signalé, voici le concert : dix-neuf mouvements poétiques qui plongent au sources de l’être et du penser humain!  Laurent Fels (2) nous sert dix, quinze, peut-être dix-neuf mille ans d’interrogations, voire davantage, à tel point compactées que la densité de ces joyaux peut déboussoler.  Même une loupe de diamantaire ne saurait vous dispenser, amis lecteurs, de multiples lectures. 
Notez que j’en suis encore à me demander comment moi, le dilettante, je peux vous présenter cette poésie, dont chaque strophe, chaque vers même, appelle autant de référents, arts, sciences et disciplines qu’il s’y trouve de mots, voire de syllabes.  Comment obtiendrais-je que ces vers aux multiples facettes vous interpellent autant qu’ils m’ont effrayé d’abord par leurs allusions et leurs mystères à clef et fasciné ensuite grâce aux tableaux dévoilés et aux imageries où j’ai pu pénétrer?  Premier défi.
Ou, mieux encore, qu’irai-je ajouter à la préface du poète et critique littéraire Paul Mathieu, véritable accompagnement qui, à défaut d’être exhaustif – c’est impossible – n’est pas loin d’être aussi riche que le contenu des poèmes.  Il est vrai que cette préface semble par moments flotter, voire soulever plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses, mais cela s’explique par l’approche philosophique profonde d’une matière peu accessible d’emblée.  Quant à moi, je suis loin de pavoiser.  Bien de mystères me sont restés fermés.  Mais ne pas tout comprendre de la vie vous empêche-t-il de vivre?  Tout n’est d’ailleurs pas à cette enseigne et, chance ou, plutôt, talent du poète, nombre de treilles me chatouillant d’assez près, je ne suis pas trop obligé de me plaindre de la verdeur des raisins.  
Commençons cependant par rendre à Paul ce qui est à Paul et essayons, comme lui, d’évaluer le titre: Ourganos, qui pourrait évoquer l’ouragan.  Qu’est-ce cependant qu’un ouragan, sinon le violent accouplement du ciel et de la terre, l’hiérogamie d’Ouranos et de Gaïa?  Paul Mathieu se lance dès lors sur les traces de Laurent Fels, le poète prométhéen, qui, sur les ailes du phoenix, l’oiseau de feu, semble s’attaquer à quelque réédition du monde, et notre préfacier de clamer: 
«Pas de possession de la matière, pas d’image taillée. Rien que la construction intérieure. Le monde s’est trompé de direction, seule pourra le sauver la beauté créatrice qui l’inscrit hors de l’ordinaire.»
Puis, un paragraphe plus loin: «Très clairement dans le sillage de Hölderlin, qui tenait l’art pour supérieur à la religion, et dans la continuité de Novalis, le poète apparaît à l’envi comme un substitut de prêtre. Laurent Fels lui attribue par ailleurs dans se essais un statut chamanique.»
Et voilà qu’à l’Oiseau de feu fait suite le Sacre du printemps!  Bien le bon jour d’Igor Stravinsky, à qui Laurent dédie, en même temps qu’à Saint-John Perse, ce jardin de... Kachtcheï ?  Mais non, mais non, j’aurais plutôt tendance à croire Paul trop envoûté par ce que Laurent entrouvre de mystères, de mystiques et de supposées transcendances.  L’art étant supérieur à la religion, le poète remplaçant le prêtre et l’enchantement du mot abrogeant le vers incantatoire, voilà notre aède rendu au jardin d’Épicure dont il essaie de se persuader vouloir sortir ! 
Car, ne nous y trompons pas, ni ne laissons le poète chaman nous mener en bateau...  ivre !  Et ivre d’imageries transcendantes qui reflètent les aspirations profondes de l’auteur, il l’est, ce recueil, c’est vrai, mais il transpire aussi par tous ses pores une raison que la raison lui impose.  Aussi, presque tous ses référents et références mystico-kabalo-mythologiques nous ramènent à tous les coups au couple primordial Uranus-Gaïa évoqué par Paul Mathieu, à la nature donc, au «deus sive natura» de Baruch Spinoza.
Et c’est de cette lutte de titans entre le ciel et la terre, l’esprit et la matière, le yin et le yang dans l’esprit du poète, lutte qui porte sa main, guide sa plume et tourmente son papier, que jaillit toute la beauté des vers felsiens.
«Un navire a échoué dans le désert, / au milieu des sables infinis. Nous l’avons / choisi comme temple de la solitude (...) ... Sous une pyramide en verre, nous / nous sommes assis, contemplant les étoiles / à portée d’esprit. Ce sont les îles de l’éveil / astral, seules abordables par le sentier d’une / longue initiation...»
On croirait-y être!  Il faudra tout de même que le poète Jalel el Gharbi – que beaucoup relie à Fels – m’amène faire un tour dans le désert tunisien par une nuit asélénique.  À moins que ce soit dans les sables d’Édom (Idumée), où aurait régné, selon certain théologien grec Savvas Aliagozoglu, un régent ou satrape Ioannis Ourganos (Urkanos) (3).  Tiens, tiens, Paul; voilà qui serait moins mythologique, mais va savoir!?   De toute manière, quoi de plus matériel que l’«astralité» de Laurent Fels ?  Tenez; ce libre-penseur matérialiste et athée qu’était Rimbaud n’écrivait-il pas déjà il y a plus d’un siècle ces vers à l’ascendance plausible?
 «J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : / - Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, / Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?...» 
Qu’est-ce que le chamanisme et, après lui, toutes les mythologies que sont-elles, sinon l’expression de la croyance aux forces naturelles?  Et qu’est-ce que l’astrologie, la numérologie, l’occultisme, la kabbale, les religions et toutes les théologies sont-elles de plus, que tentatives ici ésotériques là exotériques, mais toujours maladroitement humaines, afin de les comprendre ?
Reste la poésie.  Peut-elle endosser tout cela, cette pléthore de tentatives, d’espérances, de trop souvent vaines recherches et aller bien au-delà même de la poésophie?  J’y travaille, a l’air de nous confirmer Laurent Fels entre deux vers.  Et pourquoi ne pas lui faire confiance?
« ... Nature, dans ta singulière beauté / de la Divinité!  L’impossible se situe dans / l’ornière du désir... », écrit-il, puis semble vouloir démentir en achevant et le poème et son recueil par les vers «... Désir de matière, toujours tu / habiteras l’échec!». 
Je dis bien: semble démentir; car habiter ne signifie pas connaître.  Cela ne suggère-t-il pas que l’esprit le plus subtil ne connaît rien du corps qu’il habite, dont il est pourtant l’inséparable corollaire et avec lequel il forme un tout? (4)

1)            Éditions Poiêtês, 69 p., illustr. couleurs, 30,- EUR, déjà disponible au Luxembourg chez Diderich, Ernster et Libo-Gare. Peut aussi être commandé en ligne sur http://poietes.poesie-web.eu (coll. "Poésie"), ou par courriel à fels@poesie-web.eu.
2)            Voir aussi sur le poète et poéticien Laurent Fels mes présentations dans laZeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 25.4.06: «Comme un sourire», du 19.6.07 : «Intermittences» et du 13.12.07 : «Sous l’égide du bleu, essai sur l’œuvre d’Elisa Huttin».
3)            Selon la revue turque en ligne Ikideniz
4)            Un tout, mais non une unité. En effet, selon Héraclite, l’«inventeur» de la philosophie il y a plus de vingt-cinq siècles et, si j’ai bien compris, ici, l’un des inspirateurs de Laurent Fels, l’unité est mortifère.  La vie est dualité et mouvement... (et conflit, mais ça, c’est une autre histoire).

Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
     Luxembourg, 3 septembre 2008


أقمتم فؤادي في الهوى وقعدتم     وأسهرتم جفني القريح ونمتم
ومنزلكم بين الفؤاد وناظري     فلا القلب يسلوكم ولا الدمع يكتم
وعاهدتموني أن تقيموا على الوفا     فلما تملكتم فؤادي غدرتم
ولم ترحموا وجدي بكم وتلهفي     أأنتم صروف الحادثات أمنتم
سألتكم بالله أن مت فاكتبوا     على لوح قبري أن هذا متيم
لعل شجيا عارفا لوعة الهوى     يمر على قبر المحب فيرحم


In Mille et Une Nuits, Tome 1, « Nuit XVIII », page 26, Éditions
Dar El Aouda, Beyrouth 1985.

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