mercredi 5 février 2014

Tunisie An 4 , par Giulio-Enrico Pisani

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 Le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek publie aujourd'hui cet article que nous devons à notre ami l'écrivain Giulio-Enrico Pisani.











 Vue de Ghar El Melh, l'ex- Porto Farina


Giulio-Enrico Pisani

Luxembourg, février 2014


Tunisie An 4 : naissance d’une démocratie


Dans mon article «La gésine sans fin du combat pour la démocratie et la justice sociale en Tunisie...» paru le 3 janvier dans ces colonnes, j’annonçais que le 14.12.2013,[1] une majorité des partis de l’ANC, Assemblée nationale constituante, s’étaient mis +/- d’accord pour désigner le «technocrate» Mehdi Jomaâ comme 1er ministre chargé de former un gouvernement aussi provisoire qu’essentiel.  La nouvelle constitution n’étant toutefois pas encore achevée et une dernière obstruction n’étant pas à exclure, je restai prudent.  Eh bien, quelques fussent les raisons de mon scepticisme, justifié est-il vrai par une succession de crises, violences islamistes à répétition et graves insuffisances des gouvernements successifs depuis le 14 janvier 2011,[2] je dois reconnaître avoir eu tort, enfin, du moins partiellement.  Disons que par moments, autant les faits que le pessimisme de certains amis tunisiens, me firent voir le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein.

 Après des années de discorde, disputes et pinailleries grotesques, les députés de l’ANC approuvèrent en effet cette année entre le 3 et le 23 janvier au prix de bien de concessions de part et d’autre, les 149 articles de la nouvelle constitution du pays à une majorité de 200 voix pour, 12 contre et 4 abstentions.  Proclamation officielle, le 26 janvier!  Ce n’est certes qu’une constitution de compromis entre les deux grandes tendances – islamiste et progressiste – et tout n’y saurait être parfait.  De nombreux points y restent sujets à interprétation.  Mais ceci étant dit, ces longues années d’affrontements et tergiversations ne furent pas entièrement perdues.  Aussi pouvons-nous lire dans la presse,[3] que cette constitution consacre un exécutif bicéphale et accorde une place réduite à l'islam, introduit un objectif de parité homme femme dans les assemblées élues, garantit la liberté d'expression et d'opinion et interdit la torture tant physique que morale.  Selon le constitutionnaliste belge Francis Delpérée, qui y a collaboré, c’est le texte le plus progressiste du monde arabe et il correspond aux standards internationaux.

Même esprit de conciliation et de compromis pour ce qui est du nouveau gouvernement «technocratique» de Mehdi Jomahâ.  En effet, après une séance plénière marathon, l’ANC – tout de même dominée par Nahdha – a enfin voté le 29 janvier à 1 h. du matin la confiance au nouveau gouvernement à 149 voix sur 193 votants.  Sceptique malgré tout, un journaliste tunisien m’écrivit, en m’annonçant la bonne nouvelle quelques heures plus tard, «La partie n’est pas gagnée d’avance et toutes les forces progressistes doivent certes soutenir Jomahâ, mais rester vigilantes. La révolution commence maintenant!»  Exact.  Mais, de toute manière, les Tunisiens n’avaient plus vraiment le choix.  Aussi fus-je amené moi-même à conjurer un blogueur qui s’insurgeait contre le «flou artistique» de la nouvelle constitution et du gouvernement Jomahâ, de ne pas jouer la carte du défaitisme. 

La révolution n’est pas achevée, lui dis-je. La révolution française mit 80 années à se faire (Convention, Terreur, Directoire, Consulat, Empire, Restauration, révolution de 1948, 2e République, 2e Empire, Commune, 3e République...).  Certes, j’avais moi aussi espéré voir le bout du tunnel après trois années d’ombre, mais rien de ce qui est humain n’est simple.  Loin de me réjouir sans réserve avec les Tunisiens de ces modestes acquis, je suis en effet bien conscient que la partie n’est pas encore gagnée pour les forces progressistes libérales et de gauche.  Aussi, à la question «Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les Etats?» du tristement célèbre islamiste salafiste Béchir Ben Hassen et à son affirmation «Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain» la réponse est claire: rien n’est encore joué.  Mais cela vaut pour les uns comme pour les autres. 

C’est par conséquent aux progressistes de ne pas s’enfoncer dans la critique stérile, de relever le gant et de tout mettre en oeuvre pour gagner les prochaines élections en s’unissant après avoir reconnu que cette union est la seule option pour ne pas sombrer.  En faisant valoir la désastreuse administration du parti islamiste Nahda ces 2 dernières années, il est très possible de le battre.  Le mot d’ordre de Clara Zetkin s’impose donc plus que jamais: «La nécessité de l’heure, c’est le front uni de tous les travailleurs pour repousser le fascisme. Devant cette impérieuse nécessité historique, toutes les opinions politiques, syndicales, religieuses, idéologiques, qui nous entravent et nous séparent, doivent passer au second plan...»[4].  Et voici en outre quelques mots du philosophe Mohamed Ali Halouani[5] concernant l’attitude négative de ceux qui voudraient tout obtenir tout de suite face à ces deux grands compromis:


«...Les gens ne distinguent malheureusement  pas entre deux phases ou processus: celui de l'élaboration de la constitution en premier lieu et, en deuxième lieu, celui de la mise en place d'un gouvernement plus ou moins indépendant et plutôt de type technocratique. Mais alors que l'opposition avait raison en gros de mettre la pression pour avoir le plus d'acquis progressistes, une partie de cette même opposition avait continué sur sa lancée à tout refuser en bloc, comme s'il ne s'agissait pas en fin de compte de deux processus séparés (en dépit de ce qu’ils ont laissé croire: qu'ils étaient des processus liés et complémentaires). Ils n'arrivent pas à comprendre que le Pays en tant que tel, le pays qui vit, mange et produit est en passe de faire faillite et que tous, y compris les forces politiques, ont besoin de reprendre des forces, et que c'est vital, sinon (...), adieu élections...».

Quant à nous, amis lecteurs, nous pouvons souhaiter au peuple tunisien de poursuivre et de réussir sa révolution, en continuant à être le modèle – imparfait et pourtant unique à ce jour – d’un printemps arabe ailleurs désastreux.  Et puisse son exemple donner espoir aux peuples assoiffés de démocratie, mais dont le sang révolutionnaire aurait été figé par les tragédies libyennes, égyptiennes et syriennes.  Mais la paix et la sérénité politiques retrouvées en Tunisie méritent plus que des félicitations.  Elles sous-tendent également un vibrant et urgent appel à nous tous.  Rien ne sert en effet d’avoir trouvé la démocratie et recouvré la paix, si l’économie malmenée par 3 années de révolution, si un pays exsangue et un tourisme en berne, ne permettent pas au peuple de retrouver au moins cette modeste prospérité qui l’autorise à ignorer les sirènes islamistes.  Mais que pouvons-nous faire?

Si nous n’avons pu trois ans durant qu’assister impuissants à une révolution où toute immixtion étrangère était mal venue, il est temps à présent de manifester notre solidarité pour cette Tunisie courageuse et de lui faire retrouver la manne touristique que nous lui nous apportions avant la révolution.  Mais pas seulement.  Car ce tourisme balnéaire «Sea, Sand, Sun» qui rendit ses plages célèbres, ne doit pas faire oublier les milliers de destinations culturelles et les trésors artistiques phéniciens, carthaginois, romains, byzantins, musulmans, hébraïques et j’en passe.  C’est donc en répondant concrètement à l’appel de la nouvelle ministre du Tourisme, Amel Karboul, que nous pourrons retrouver dès cette années les merveilles des plages, golfes, îles et parcs nationaux[6] tunisiens et faire, si nous le désirons, des découvertes culturelles sans pareil.   
ERRATUM : 

j’ai erronément attribué les phrases « Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les États ? », « Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain » au salafiste Béchir Ben Hassen. Elles seraient de Rached Ghannouchi. 



[2]  Fuite du président dictateur déchu Ben Ali vers l'Arabie saoudite.
[3]  Et notamment dans le magazine belge Le Vif.
[4]  Clara Zetkin le 8.3.1910, lors d’une conférence des femmes socialistes à Copenhague.
[5]  Docteur en philosophie de l'Université de Paris I et professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Sfax.
[6]  La Tunisie compte 15 parcs nationaux protégés. Leur accès nécessite une demande d’autorisation auprès de la Direction générale des forêts ou du commissariat régional concerné. (Wikipedia)

1 commentaire:

giulio a dit…


ERRATUM :

j’ai erronément attribué les phrases « Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les États ? », « Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain » au salafiste Béchir Ben Hassen. Elles seraient de Rached Ghannouchi.