vendredi 14 août 2015

Giulio-Enrico Pisani De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô(1) de Mytilène,

De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô(1) de Mytilène,

ou comment Daniel Aranjo se fond en une femme de 24 siècles son aînée en pénétrant son esprit et en mou’aradhant (2) sa poésie
Illustration de Janine Laval
« Au départ, » m’écrivit Daniel Aranjo, « il y a eu la lecture de Leopardi(3) et d’un ou plutôt deux poèmes de ses Canti : d’abord « Dernier Chant de Sapphô » (sur l’enfance perdue de Sapphô, l’enfance, la première chose que l’on perde et que l’on perd), « Ultimo Canto di Saffo », en italien, qui m’a inspiré le sous-titre de mon recueil... ». Dans un second mail, pris sans doute de pitié pour moi, qui pataugeais comme crapaud myope dans son pré poétique entre vers libellulaires et blancs fleurissants, il me confirma que rien n’était emprunté à Sapphô. Et je lisais, étonné, ébahi, époustouflé par la faculté de l’auteur à pénétrer l’esprit et l’écrit d’une poétesse d’il y a vingt-cinq siècles, ainsi qu’à ressentir, concevoir et rendre émotions, hésitations, doutes, érosion, lacunes et ruptures d’une oeuvre fragmentaire et fragmentée mieux qu’elle ne l’eût pu. Ah, poésie, quand tu nous nous tiens ! Qu’envierais-tu à l’histoire et aux légendes ?
Dire, que j’y avais tout d’abord cru voir oeuvre de restauration, de complétion ! Mais non, « Tout est de moi » m’écrivit donc Aranjo. « J’ai fait « du » Sapphô non sans humour ni tendresse et d’abord par les nombreux trous de mon texte aussi mutilé et énigmatique que ce qu’on a cru garder de Sapphô. Présenter un texte comme une traduction de l’antiquité est un canular classique. Leopardi en a fait (mais pas sur Sapphô), tout comme Pierre Louys avec sa célèbre Bilitis... ». Et pourquoi ne pas citer les fameux Poèmes d’Ossian, barde écossais du IIIe siècle, qui aurait été l’auteur d’une série de poèmes dits gaéliques, traduits et publiés en anglais au XVIIIe par le poète James Macpherson, qui eurent un énorme retentissement ? Ils étaient en fait des créations de Macpherson, inspirées de textes folkloriques anciens. Ce que l’histoire omet d’écrire, c’est que, le temps de ce type d’écriture, Mcpherson, Leopardi ou Aranjo deviennent eux-mêmes réellement ceux qu’ils rappellent sur le devant de la scène.
La genèse de ce recueil, si joliment illustré par l’artiste Janine Laval, étant ainsi sommairement posée – je dis sommairement, car il mériterait bien mieux –, nous pouvons nous pencher sur ce délicat bouquet de mou’aradhas au parfum lesbien. Ci et là du moins, entre deux brisures, grâce à la lucidité de l’auteur qui, « devenu une femme, et Sapphô, le temps d’un recueil », un peu comme Tolstoï dans Le Bonheur conjugal, Flaubert dans Madame Bovary ou Roddy Doyle dans La Femme qui se cognait dans les portes(4), l’auteur donc précise : « ... j’avais peut-être (...) réussi à faire un peu la même chose avec ce recueil saphique (...), procédé (qui) m’a (...) permis de dégager la douceur qui figurait déjà dans certaines de mes autres oeuvres, la part de féminité propre à chacun – ici, de double féminité puisqu’il s’agit de Sapphô (...), puisque je cache sous un nom d’emprunt la part de féminité que tout homme porte en soi... ».
Tenez ! Sous le titre De l’Immortalité (le même pour divers poèmes), le poète, mué en poétesse, « chante » page 22 « la jeune emphase de tes seins […] / large papillon monarque, / comme à Rhodes, sur une flaque / de quasi asiatiques nymphéas […] / / l’humanité peut disparaître, / il ne la verra pas ; comme / il ne voit déjà pas cette boue de / fleurs, ni le nénuphar, qu’il est ; / / et pourtant il se sait belle, comme toi, / puisqu’il fait la belle pour sa belle / de tout l’éclat de sa craie de couleurs / derrière une brume de prétextes puérils, / / hélas comme nous toutes. »
« Réinventer Sapphô », intitule Salah Stétié sa subtilement frappante préface et écrit : « ... Que faire d’autre face à des fragments intenses d’une œuvre éclatée et disparue ? Au silence de la poétesse, c’est notre propre silence (...) exalté par la volonté d’écoute (...) du murmure, du soupir presque indiscernable, du chant muet des lèvres qui se touchent (...) Se saisir de l’ombre, traquer l’évasif pour lui donner un fantôme de corps, toucher à son tour la peau des lèvres et le ruissellement des épidermes, les brûlantes rosées de l’amour. Sensualité et précision, attachement à la nuance la plus subtile au sein même d’un trouble diaphane, tel est le secret de la si pure expression saphique (...) sous la plume recréatrice de Daniel Aranjo ».
Mais s’agit-il d’une recréation stricto sensu ? Ne sommes-nous pas davantage confrontés à une pénétration avec tentative d’absorption, de phagocytose, à l’essai d’un mariage d’amour total, symbiotique et quasi-incestueux, où le poète contemporain épouse, en se donnant sans réserve, une consoeur de jadis qu’il ressuscite pour mieux la posséder ? Hypothèses, certes, mais n’ont-t-elles pas aussi effleuré l’éditeur, qui a catalogué cet étonnant hybride poétique dans la « Catégorie : Essais / Recherche » plutôt que Poésie ? Que de questions, ma foi ! Utiles ? Oui. Indispensables ? Non. Goûter aux délices limpides de ces eaux poétiques n’est-il pas bonheur en soi ? Faut-il vraiment fouiller les profondeurs pour accéder au ciel ?
Daniel Aranjo, devant la statue de Toulet (île Maurice)
Né en 1950 à Pau(5), l’écrivain, dramaturge, essayiste et poète Français d’origine portugaise Daniel Aranjo passe le CAPES, l’Agrégation Lettres Classiques, thèse 3ème cycle littérature française à Paris IV, HDR littérature française et comparée, qualifié aux fonctions MC 9ème et 10ème sections du CNU(6), PR 10ème section, Prix de la Critique de l’Académie française 2003, lauréat de quatre autres prix (Maison de Poésie de Paris, Société des Poètes Français, et deux autres prix de l’Académie française). Professeur des Universités (théoriquement retraité, mais d’autant plus productif) en littérature française moderne (poésie), littérature comparée du Sud (Espagne, Portugal, domaine méditerranéen, Antiquité gréco-latine) et domaines comparés (musique-littérature, droit-littérature). Outre plusieurs centaines d’articles, mini-essais, recueils de poèmes et textes pour le théâtre, furent publiés ses ouvrages majeurs Paul-Jean Toulet (1867-1920) en 1981, Saint-John Perse et la musique en 1989, Salah Stétié, poète arabe en 2001, Tristan Derème, le télescope et le danseur en 2003, le premier et les deux dernier couronnés par des prix de l’Académie française(7).
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Le recueil de poèmes, ou essai poétique, « De l’Éternité et de l’Immortalité selon Sapphô de Mytilène » de Daniel Aranjo, artistement illustré par les peintures de Janine Laval et préfacé par Salah Stétié, a été publié en 2007 aux Édition Poiêtês et l’éditeur m’assure qu’il en a encore quelques exemplaires(8). Il peut donc encore être commandé au prix de 15,- EUR sur le site http://poesie-web.eu/editions-poietes.html ou bien en écrivant à laurent.fels@cahiers-de-poesie.fr.st.
Giulio-Enrico Pisani (Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek)
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1) Poétesse grecque ayant vécu à Mytilène sur l’île de Lesbos. Elle serait née vers 630 av. J.-C. à Mytilène ou Eresós et morte vers 580. Très célèbre durant l’Antiquité, son oeuvre poétique ne subsiste plus qu’à l’état de fragments. Tout (presque) sur Sapphô, sa vie, sa poésie, son milieu, ses rapports au milieu et à la mythologie de l’époque sur le très riche site www.saphisme.com
2) Verbe dérivé de mou’aradha, terme de poétique arabe désignant un poème inspiré d’un poème reconnu et écrit dans une thématique apparentée, afin de lui rendre hommage et surtout choisir sa propre lignée. Si le concept existait en français, on l’appellerait peut-être « para’poème » ( ?) par analogie à paraphrase.
3) Giacomo Leopardi, poète italien majeur (1798-1837)
4) Léo Tolstoï y écrit à la première personne, en se mettant dans la peau de l’héroïne de sa nouvelle, tout comme Roddy Doyle dans son roman, où l’on oublie, en le lisant, qu’il a été écrit par un homme. Flaubert, lui, n’écrit à la première personne (de l’héroïne), mais pénètre à tel point l’âme et l’esprit d’Emma, qu’on lui a fait dire (et peut-être l’a-t-il dit) « Madame Bovary, c’est moi ».
5) Pyrénées-Atlantiques
6) CNU = Conseil National des Universités
7) 2003 Prix de la Critique pour « Tristan Derème, le télescope et le danseur » 1989 Prix Biguet pour « Saint-John Perse et la musique » 1981 Prix Gustave Le Métais-Larivière pour « Paul-Jean Toulet (1867-1920) »
8) Il m’a parlé d’une dizaine d’exemplaires restants. Mais a-t-il vraiment compté ou simplement estimé ? Disons que l’amateur intéressé ne devrait pas trop attendre…
 jeudi 13 août 2015 

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