mardi 4 octobre 2016

Mais quel problème avons-nous avec la mort ? Giulio-Enrico Pisani (paru dans le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek)

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices. Vers 1490

Avant d’essayer de répondre à cette joyeuse question par quelques réflexions, il faut que je vous avoue, amis lecteurs, que l’idée de cette page m’a été suggérée par le splendide article de Jacques Wirion dans d’Land-Feuilleton du 5 de ce mois : « O Tod, reich mir deinen Stachel ! » (1). Très réceptif à la subtile philosophie wirionesque, que je connais par les nombreux articles, essais et recueils d’aphorismes de Jacques (2), mais divergeant sur certains points de son pseudo-appel à la mort, j’eus deux réactions. La première fut d’écrire au Lëtzebuerger Land sous « droit de réponse » ; mais je me suis dit « à quoi bon ? », puisque je ne conteste guère ce mini-essai dans son ensemble. La seconde, qui me parut plus constructive, fut de vous faire part dans notre bon vieux canard de mes propres réflexions sur le sujet.
Notez, le fait que la mort, selon Jacques Wirion, puisse être équipée d’un aiguillon plutôt que de sa traditionnelle faux à blé, ne m’a pas troublé outre mesure. Je compris en effet très vite qu’il ne parlait point de la mort elle-même, mais de la grotesque perception qu’en ont, toutes croyances confondues, les membres de l’espèce « homo sapiens religiosus » (3). Je ne retiendrai toutefois ici ni l’un ni l’autre de ces redoutables instruments, dont il n’est guère souhaitable détourner l’usage premier : défense/agression chez les insectes et fauchage chez l’homme. Encore que, au 21e siècle, une mort religieuse moderne devrait préférer une moissonneuse-lieuse-batteuse-trieuse Fendt, Massey Ferguson ou autres John Deere dernier cri. Dieu ferait ainsi l’économie du purgatoire, les patients (pour l’éternité – ils ont intérêt à l’être, patients) de Satan seraient déjà mis en condition, sans compter les économies de main-d’oeuvre et de logistique célestes. Quant à George Clooney, il pourrait peut-être renoncer à corrompre St. John Malkovich (St. Pierre a été recalé au casting) à coups de capsules d’un certain espresso.
Mais cessons donc de parler de cette perversion de l’esprit, qui est de croire que la mort serait l’état de l’être vivant quitté par la vie, ou, pis encore, maquiller cet état de non-être des bipèdes déraisonnables que nous sommes avec un fantaisiste placebo appelé vie éternelle. Celle-ci n’existe pas plus que la mort en tant que état. Ce que nous pouvons réellement redouter, ce n’est pas d’avoir quitté la vie – on ne craint plus rien à ce moment là, c’est la manière dont nous la quittons. Ce n’est donc pas la mort qui terrifie consciemment ou subconsciemment la plupart des gens. On craint le fait de mourir, c’est-à-dire le chemin vers le moment où l’on meurt, avec toutes les souffrances tant physiques que morales, plus ou moins grandes, plus ou moins longues, qui l’accompagnent. Car le fait d’être mort n’a en soi jamais dérangé personne, pas plus que de ne pas être né. Ou bien auriez-vous déjà entendu quelqu’un n’existant pas se plain-dre d’être mort, ou de ne pas être né ?
La vie n’est en effet qu’un minuscule fragment, agité, désordonné, accidentel du temps. La vie n’est qu’une parenthèse dans l’éternité, une brève apparition entre deux néants. « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et que, ensuite, on n’entend plus… », écrivit il y a plus de quatre siècles William Shakespeare. À quoi on peut ajouter que, tout en étant partie prenante au sein du phénomène de la vie, l’être humain n’en est à son tour qu’une manifestation infinitésimalement minuscule. C’est une belle prétention et une aberration abyssale, de croire que des extrapolations imaginaires de cette brève apparition, donc conjecturées durant une microscopique parenthèse, puissent se réaliser de quelque façon. Et comment croire que le néant entourant ce quasi-rien coincé entre deux infinis (4), – l’avant et l’après –, soit peuplé de nos avatars se réincarnant à la chaîne, ou de nos âmes chantant sans fin les louanges d’un créateur, quand elles ne rôtiraient pas sur d’immenses barbecues ?
En fait, ce qui nous touche, qui parfois nous fait peur, et ce, que nous ayons foi en quelque divinité ou non, ce n’est pas la mort, qui est le Rien et dont il n’est d’aucune importance que nous y croyons ou moins. Ce qui tourmente réellement la majorité d’entre nous, c’est donc le mourir en soi, qui est rarement indolore ou instantané et s’accompagne souvent d’une plus ou moins longue déchéance physique. Aussi, ne puis-je que m’étonner chaque jour qui me rapproche davantage de l’inévitable fin, comment et pourquoi des milliards de personnes se laissent fourvoyer par quelques millions de bonimenteurs de salut éternel. On comprendrait tout au plus que les masses s’en amusent, comme devant une tragicomédie horrifique, deus ex machina et autres effets spéciaux compris. Les producteurs, metteurs en scène et acteurs de ce grand cirque universel ne lésinent en effet pas sur les moyens et emploient des méthodes aussi hilarantes que surréalistes. Et ça marche. Et ça rapporte, car ils savent se moderniser, s’adapter. Leurs méthodes peuvent aussi bien tenir du magicien–illusionniste que du vendeur de potions universelles ou de lotissements sur Saturne. Et ne parlons même pas de leurs bons de réduction de peine de purgatoire (indulgences), voire même des acquittements ou non-lieux qui vous éviteraient l’enfer (absolution).
Face à ces éléments, n’importe quelle personne sensée et disposant de son libre arbitre, c’est-à-dire affranchie de tout endoctrinement et préjugé, se demandera pourquoi tout ce beau monde croit (ou fait semblant de croire) à une vie après la mort. Lucide, l’écrivain hongrois Imre Kertész, cité par Jacques Wirion (tiens, encore lui !) dans son article « Glaubensverweigerung » (Kulturissimo 9.7.2009), affirmerait que « cela n’a aucune importance (de savoir) s’il (dieu) existe ou non (5), mais uniquement (de savoir) pourquoi nous croyons qu’il existe ou n’existe pas ». Et le philosophe Jean Quillen de rappeler que Wilhelm von Humboldt (6) avait déjà répondu à la question « Pourquoi croyons-nous en Dieu ? ». Parce que nous croyons qu’il existe ? Mais non, il a répondu : « Parce que, sans cela, notre vertu serait sans but ». Ajoutez-y le désir de voir les méchants punis, au moins après leur mort, donc dans une autre vie, et voilà réunis tous les ingrédients de la plus grande arnaque de tous les temps.
Alors, tout comme dans les romans policiers, où l’on voit des flics corrompus chicaner ou tenter d’éliminer la nouvelle recrue honnête, qui compromet leur système de pots de vin, l’établissement théo-capitaliste condamne ceux qui, athées, font le bien sans exiger de ticket d’entrée au paradis. Les victimes de leur harcèlement sont donc ceux qui affirment tout haut que le roi est nu. Ceux que furent naguère, par exemple, pour l’église catholique, les sorcières et les savants hérétiques, sont aujourd’hui ces personnes qui affrontent l’opinion dominante pour clamer leur liberté de penser, ainsi que le droit à disposer de leur corps et de leur vie. (7) Encore heureux que chez nous les moyens de « persuasion » catholiques aient changé ; ce qui n’empêche pas que dans d’autres religions on massacre encore quotidiennement du mécréant présumé. Mais restons vigilants, car rien n’est jamais acquis. Après tout, la dernière guerre, sinon de religion, du moins envenimée par la religion, opposa en Europe orthodoxes, musulmans et catholiques jusqu’en 2001. Quant à imaginer des dignitaires catholiques comme l’Archevêque André Léonard, pourtant à peine intronisés par Rome, détenir quelque pouvoir, ça donne froid dans le dos. (8)
***
1) En français : « Oh Mort, tends-moi ton aiguillon ! ». Wirion s’inspire ici de la première épître aux Corinthiens, ou l’on peut lire la question-invocation « Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? »
2) Notamment « Sätzlinge », Phi 1993, « Der Augenblick schwebt über dem Fluss », Phi 1999, « Sporen », Op der Lay 2005, « Unglaubensgespräch » C.H.Beck, München, 2006 et « Hirnflöhe », Phi 2006, présenté le 16.2.2006 dans ces colonnes.
3) Appellation inexistante, bien sûr. Mais ne dirait-on pas des fois, que chez la majorité des primates humains (homo sapiens sapiens), certains chromosomes déterminant la raison et la sagesse (sapientia) ont été remplacés par ceux de la religion et de la superstition (religio) ?
4) Et encore, exclusivement chez l’homme, du moins selon la plupart des religions, car il y en a qui accordent une âme aux animaux, voire aux végétaux et même au monde minéral.
5) … avec tout ce qui l’accompagne, je suppose.
6) Wilhelm von Humboldt (1767-1835), linguiste, diplomate et philosophe allemand, frère du célèbre naturaliste Alexander von Humboldt. Novateur et anticonformiste, il peut être considéré dans une certaine mesure comme étant le précurseur de Heidegger, Habermas et Noam Chomsky. Quoique croyant, Humboldt reconnaît ici implicitement que la religion est une institution destinée à maintenir dans la « vertu », donc dans l’obéissance, les subalternes, les femmes et les « petites gens ».
7) D’authentiques démocrates – athées, libres penseurs, marxistes ou autres – ne voudraient jamais limiter le droit d’une femme à ne pas avorter, ou le droit d’une victime de maux insupportables de continuer à les endurer, ou celui d’un mouton à se faire tondre et réconforter par le berger de son choix.
8) Lire « Gegenwind für erzkatholischen Hardliner » > Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 13 novembre, page 4 (aussi sur www.zlv.lu).
Giulio-Enrico Pisani

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