lundi 19 mai 2008

Liban


Zahla (Zahlé disent les Libanais). C’est un don du Berdawni, dont les eaux cristallines de fraîcheur descendent des hauteurs du mont Sannine si passionnément évoqué par Michael Noayma et vont se perdre dans la fertile plaine d’al Bekaa, le grenier à blé des Romains. Nous sommes à mi-chemin entre Beyrouth et Balbek, sur la route qui mène à Damas, Moussoul et Bagdad. Zahlé doit sa prospérité à cette situation géographique. Malgré la chaleur torride, la fraîcheur se fait sentir. On devine l’eau du Berdawni si fraîche. L’ombre est si dense que les lampes allumées ne sont pas un gaspillage inutile. La ville est enfouie sous la verdure et l’on a du mal à imaginer que plus de 150 000 âmes y vivent. Les Zahliotes surnomment leur ville la « cité du vin et de la poésie ». Du vin, il en coulait dans cette cité poétique.
Je n’aurais opposé aucune résistance à naître à Zahlé !
Ici, c’est le pays de Saïd Akl. J’ai une pensée pour ce poète. Cela fait des années qu’il ne lit plus que L’Odyssée et l’Iliade. Il y a trop de livres inutiles, dit-il. Ses traductions de Homère sont un enchantement. Dommage qu’il ait commis quelques textes en dialectal.
Mais Zahlé ne pense pas trop à ses enfants illustres. Ils sont plus de deux cent milles à avoir essaimé partout : en Australie, en Amérique, surtout.
Mais cela ne dit pas pourquoi cette ville a donné autant de poètes, autant de journaux, autant d’intellectuels et d’hommes politiques. La ville a donné plus de vingt journaux dont certains paraissent encore. D’où lui vient cet esprit de tolérance qui fait vivre ensemble trois évêchés : le premier pour les Grecs catholiques, le deuxième pour les maronites et le troisième pour les Grecs orthodoxes en plus du Dar al Ifta pour les musulmans. Quarante églises et trois mosquées y sont implantées et aspirent au même ciel.
En 1885, la ligne de fer entre en fonction. Elle profite à la ville qui devient le lieu de villégiature préféré de tout le Moyen-Orient. La noblesse de Damas, de Bagdad et surtout celle du Caire y viennent pour la fraîcheur estivale. Un estivant était particulièrement attendu : le poète Ahmed Shawki (1868-1932) . Ce sont surtout les poètes de la région qui l’attendaient : Khalil Moutran, surtout. Avec Shawki, venait aussi Mohamed Abdelwaheb.
Et Zahlé s’enivrait de son vin (surtout de son excellent et tout aussi sain Arak), de la poésie de Shawki et de la voix de Abde waheb qui devait retentir jusqu’aux colonnes de Balbek dont Jean Cocteau dit qu’elles « pendent du ciel ».
L’écho de ces séjours nous parvient encore avec le poème de Shawki : « Ya jarata al-Wadi » (O voisine du fleuve) chanson interprétée aussi par Fayrouz. Cette voisine du fleuve, c’est le Liban voisin de l’Egypte, c’est aussi le Caire, ville voisine du Nil et c’est, comme l’Arlésienne, une figure de Zahlé. Dans les trois cas, il s’agit d’un détour pour signifier une aspiration profonde, une langueur inexplicable et un désir d’essence poétique.
Les deux berges du Berdawni sont occupées de restaurants. Zahlé : capitale mondiale du mezzé, on y mange un pain tout frais, tout croustillant qu’une Zahliote fait sous votre regard. Il y a un sourire propre à Zahlé. Il comporte des connotations que j’ai rarement perçues ailleurs. Une jeune Libanaise me surprend fredonnant pour moi « Ya jarata al-wadi ». Inutilement.

mardi 13 mai 2008

Belgique


Les sentiers de l’art et de la poésie.
A Zénon Kowal

Je mettrais au centre d’Anderlecht, la calme banlieue bruxelloise, où je fais commencer mon voyage, la maison blanche. C’est le nom choisi par Maurice Carême (1899-1978) pour la maison qu’il s’est fait construire en 1933. C’est aujourd’hui un musée et le siège de la Fondation que préside Mme Jeannine Burny. En 1943, Mme Burny entre dans la vie et dans l’œuvre du poète. Personne au monde ne connaît mieux qu’elle l’œuvre carémienne. C’est un grand bonheur que de visiter la maison du poète en sa compagnie. Le musée comprend outre son riche mobilier des œuvres de Wolvens, De Boeck, Delmotte, Somville et Paul Delvaux…
Sa bibliothèque est la plus fournie de toute la Belgique en matière de poésie. Je ne pense pas au nombre de livres que j’ai eu le bonheur d’y lire. Mais plutôt à ceux que je n’ai pas eu le temps de lire.
Anderlecht s’enorgueillit aussi d’abriter la maison où Erasme (1469-1536) est venu « jouer au paysan ». Le grand humaniste y habita lors de son séjour en Belgique. On peut admirer ici une belle œuvre de Jérôme Bosch, des gravures de Dürer. Je regrette que le portrait d’Erasme par Holbein ne soit plus au musée ! Mais un voyage, c’est aussi ses frustrations !
Pas loin, à l’ombre d’un clocher, le béguinage. Nous sommes certes très loin de celui de Bruges mais c’est le même charme qui fait penser au poème de Georges Rodenbach :


« Au loin, le Béguinage avec ses clochers noirs,
Avec son rouge enclos, ses toits d’ardoises bleues
Reflétant tout le ciel comme de grands miroirs,
S’étend dans la verdure et la paix des banlieues. »
Le payottenland (pays des chaumières, campagne qui se trouve à 10 minutes de la ville) est une parfaite illustration du grand peintre qu’est Bruegel (vers 1520-1569). L’église de Pede-Sainte-Anne, a été reproduite dans « La parabole des aveugles »…
Le payottenland égrène un chapelet d’églises de la fin du gothique Rien ne semble avoir changé depuis. Le même paysage, le même moulin que dans « Le Cortège de noces » et la même meule de foin. Et les mêmes sentiers.
« C’est vous, Pierre Breughel, c’est vous réincarné
Par mon regard et le cœur chaud de ma poitrine,
Tant j’aime ce pays que vous avez aimé ! » (René Verboom).
Je découvre ce grand poète. Etonnante l’histoire littéraire qui n’a pas retenu son nom.
Mais c’est plutôt à Verhaeren qu’il convient de songer pour illustrer Bruegel (c’est cette orthographe que le peintre a fini par choisir). Verhaeren a traduit en poésie l’œuvre du peintre dans Les Campagnes Hallucinées.
A Gaasbeek, le château de Philippe de Montmorency, comte de Hornes, est un chef d’œuvre de bon goût : le parc, le beau mobilier, les œuvres d’art (je ne savais pas que le tableau de Valckenborch « La Tour de Babel » était aussi grand), les tapisseries de Tournai.
Dans les environs de Bruxelles, le village de Waterloo qui a donné son nom à plus de 40 cités ou hameaux de par le monde. On vient y voir le musée du duc Wellington, vainqueur de la bataille de Waterloo, qui n’a pas eu lieu à Waterloo. En fait la bataille ne porte ce nom que parce que le duc Wellington y tenait son QG. C’est face à Braine-l’alleud (où l’on peut admirer la butte aux lions) que la bataille a eu lieu. En 1861, Victor Hugo vint dans la région écrire le chapitre des Misérables consacré à la défaite du 18 juin 1815.
« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !... » écrit-il ailleurs.
Je pense aussi à ces pages de Stendhal dans La Chartreuse de Parme.
Je ne pouvais pas ne pas aller à Wavre où naquit Maurice Carême. Voici la rue des Fontaines où il a vu le jour, puis voici la maison où il a vécu. Ses cousins me reçoivent comme un des leurs. (Dieu comme ils me sont devenus proches). Voici le mausolée où il repose. Puis voici la Dyle qu’il a tant chantée et qui continue à couler à sa perte :


Je suis né un grand jour de peine,
Mais né dans la rue des Fontaines.
Mes parents n’avaient pas d’argent,
Mais au pré, le linge était blanc,

Et la Dyle passait tout près
Avec des fleurs à son corset.
(Maurice Carême)
Au musée royal de Mariemont. L’exposition « Celtes, Belges, Boïens, Rèmes, Volques… » est un enchantement. Il y a aussi ce beau service en porcelaine fait d’après Buffon pour le compte du duc D’Orléans en 1787 ; une statue funéraire en marbre de Marciana (Tunisie, II e siècle), une belle statuette d’Aphrodite-Astarte (Syrie), un superbe Corot... Il y a au parc du musée une des quatre sculptures d’Auguste Rodin, intitulées « Les Bourgeois de Calais » (en rappel du dévouement des bourgeois de Calais qui se livrèrent au roi Edouard III d’Angleterre lors du siège de 1347 et sauvèrent ainsi la ville).
Voici Nivelles : la collégiale Sainte-Gertrude, la crypte du XIe siècle. Hier, je suis allé voir l’abbaye cistercienne de Villers tout en ruines et en verdure. Les vers qu’on attribue à Victor Hugo se sont effacés. Heureusement qu’on peut en trouver un fac-similé en carte postale. Le poète aurait gravé de sa propre main ces vers :
« Veni, Vidi, Flevi.
Ô fats ! sots parvenus, ô pitoyable engeance
Qui promenez ici votre sotte ignorance
Et votre vanité
Cessez de conspuer cette admirable ruine
En y bavant vos noms qui, comme une vermine
Souillent sa majesté ! »
A Ostende (littéralement « fin de l’est »), puis à Westende (littéralement « fin de l’ouest ») et entre les deux, une longue pensée pour la mer du Nord :
les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir
alors nous nous levons dans nos corps en attente
et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes
(William Cliff)
L’auteur de ces vers est une des voix les plus confirmées de la poésie de langue française. J’ai par-dessus tout apprécié son recueil Autobiographie.
L’après-midi, je rencontre l’éminent grammairien Goosse au mariage du poète Michel Joiret…..
Ostende, coquette station balnéaire, est la ville du grand peintre James Ensor. Ici, ciel et mer nuancent à l’envi le gris.
C’est aux portes d’Ostende que l’archiduchesse Isabelle jura de ne pas changer de chemise tant que la ville ne serait pas prise. Cela dura trois ans ! Trois ans que la chemise de l’archiduchesse accumule sang, poussière et crasse. D’où en français l’expression « couleur isabelle » pour qualifier une teinte incertaine.
A Coxyde (Saint-Idesbald), la principale attraction est le musée Paul Delvaux (1897-1994). Je m’arrête longuement devant les œuvres qui m’ont toujours interpellé. Il y a chez Delvaux une fascination des trains sur laquelle je reviendrai plus longuement un jour.
Il y a chez lui une obsession du rose des femmes, de leur rose et de Rose.
Sur le chemin du retour, je passe par Ypres, la ville martyre. Cité fondée au Xe siècle, elle fut détruite à maintes reprises. L’opulente cité drapière fut rasée en 1915. Les Allemands y employèrent pour la première fois le gaz asphyxiant l’ypérite (du nom de la ville) en 1917. On trouvera un écho de cet épisode historique dans les Thibaut de Roger Martin du Gard. Je visite la cathédrale de la ville. Jansénius en fut l’évêque. L’auteur de l’Augustinus enseignait à Louvain. A Seneffe, le beau château du XVIIIe : le collège des traducteurs. Le plaisir de revoir Rade Konstantinovic, professeur de renom, Pierre Mertens, l’écrivain et l’académicien Jacques De Decker. Il y avait aussi Luc Norin, la journaliste, et Nathalie Ghassel.
La pluie sur l’autoroute. La musique de Schubert. Et voici Furnes. Sa place imposante rappelle le raffinement flamand. Comme à Bruges, comme à Louvain et même comme à Bruxelles.
Pour le 20 août, la capitale met en fleur sa Grand Place, l’une des plus belles d’Europe. C’est une symphonie de bégonias. Tout près la Royale (Bibliothèque Royale Albert Ier) fondée au XVe siècle et qui renferme 3 millions de volumes. Tout près les Musées Royaux des beaux-arts. Tout près le sympathique Mannekin Pis. Je reviens à Anderlecht où j’ai à lire. (Il en sera question ailleurs)

samedi 10 mai 2008

Spécial Roumanie



L’alouette et le pan de mur





Transylvanie. 2006. L’été est ombragé comme la forêt de Transylvanie. C’est dans ce pays qu’ont vu le jour Lorand Gaspar, Emil Cioran, Eugène Ionescu, Paul Celan, Constantin Brancusi, Tristan Tzara, Anna de Noailles…
Nous sommes dans les contrées où le monde latin jouxte le monde slave ; où l’Occident est mitoyen de l’Orient. Et il y a comme une exultation de ce voisinage visible historiquement dans l’ardeur de la confrontation entre les deux cultures. La fougue roumaine est perceptible dans la musique. Je pense à cette musique folklorique qui, tentant de restaurer le chant de l’alouette, le surpasse
[1]. Transcender la mimesis en poïen, cela est l’affaire de l’art.
Les rhapsodies de Georges Enescu : contrairement à ma collègue roumaine, je ne sais laquelle des deux je préfère : la première, plus proche de l’entrain du folklore slave enjouée, allègre ou la seconde plus wagnérienne grande orchestration d’une douce mélancolie. Eau cristalline qu’importe ta source !
Il n’y a rien au monde qui puisse révéler l’idéal dans toute sa proximité, dans toute sa distance autant que la musique, cette épiphanie de l’idéal et de l’absence. Cela qui est loin est si près dit la musique. Comment translittérer George Enescu, son œuvre ? Il y a dans ses rhapsodies quelque chose d’essentiel ; il y a dans la deuxième rhapsodie une tristesse profonde qui n’est pas sans rappeler le « chajan » arabe ou la saudade portugaise.
Tristesse de l’alouette dont le chant est surpassé, ai-je pensé.
Ursus est une bière qui étanche bien la soif.
Hier, je suis allé voir Sibiu qui se prépare à devenir capitale culturelle de l’Europe. La ville se donne un coup de neuf pour mettre en évidence ses charmes anciens (les lucarnes de ses toits, yeux ouverts sur la cité, ses ruelles, les passerelles d’une maison à une autre). Une fois rénovée, la cité retrouvera tout le lustre d’antan. Mon passage à Sibiu est prématuré. La satisfaction qu’occasionne le voyage s’accompagne d’insatisfactions.
J’anticipe sur ce que Sibiu serait en 2007 et je vois une ville où il fait bon vivre. C’est en 2007 qu’il faut voir Sibiu.
Rasnov : L’on vient ici pour la citadelle, une de ces fortifications qui jalonnent la Transylvanie. La citadelle de Rasnov a un puits. Il a été creusé par des prisonniers Turcs. Creusant, ils ont écrit sur les parois du puits des versets coraniques. J’essaie de deviner quels versets ils ont pu graver sur les parois de leur existence. J’ai beau creuser dans ma mémoire, rien n’en jaillit. J’ai comme un vertige en pensant à l’allégorie du creusement. Vertige de la citation. Qui a chanté : « Les parois de ma vie sont lisses/Je m’y accroche et je glisse… » ? (Aznavour). Quand je relirai le Coran, j’essayerai de deviner à quels versets ces puisatiers exilés dans les entrailles de la terre ont pensé.
Puis, Bran : le château de Dracula. Je ne m’intéresse que très médiocrement au personnage de l’Irlandais Bram Stoker et de l’industrie cinématographique. Le tyran m’intéresse davantage. Il s’agit du prince de Valachie Vlad III l’Empaleur. Il aurait empalé 15 000 infidèles. Je retrouverai ses traces à Sighisoara. A Bran, dans son anglais arrogant, le guide explique que « malheureusement, Dracula n’avait pas bien fait son boulot, puisque des Turcs il y en a encore». Il ne se rendit pas compte de quelques moues de protestation silencieuse qui, çà et là, rappelait que le monde est aujourd’hui une réalité cosmopolite. A ce guide, je préfère la gentillesse de Carmen, diplômée de l’Université de Cluj et chercheur à Limoges.
De la terrasse du château, je ne suis attentif qu’à ce pan du mur séparant autrefois la Valachie de la Transylvanie. Etrange destinée des murs. A bien y réfléchir, c’est en littérature que les pans de murs survivent le mieux. La littérature aime les colorier. Cela va du jaune (Proust), au rose (Borges), au grisâtre (Zola). Laurent Fels parle, lui aussi, d’un « pan de mur gris ».
Une route en Transylvanie. Des meules de foin qui pensent à Breughel voisinent avec des villas somptueuses qui sentent fort l’euro et le dollar. L’argent des villes jouxte l’indigence rurale. Et la campagne vient proposer ses framboises, sa force de travail et ses dentelles à la ville, plus soucieuse de refaire ses fenêtres, d’aller au restaurant.
La Roumanie sort triomphante du socialisme après avoir abattu contre un mur écoeurant Ceausescu et son épouse. Aujourd’hui le pays est une véritable démocratie et l’essor économique est chose visible. Dans quelques années, les enfants ne viendront plus proposer des framboises aux touristes.
La route encore jusqu’à Sighisoara : sa forteresse, la magnificence de son horloge féerique. Ses tours. Ses ruelles. Le centre historique est classé patrimoine universel.





A Sinaia, je mesure la splendeur du château de Peles, ancienne résidence des rois de Roumanie. On accède au château par un sentier bordé d’arbres et de marchands de souvenirs. Comme il fait bon sous l’ombre roumaine !
Klimt a passé sept ou huit ans ici. Je me dis en admirant ses œuvres que l’esprit a besoin d’opulence. Je m’arrête longuement devant les inscriptions arabes et persanes. J’en verrai d’autres dans la maison du compositeur Enescu.
(Une alouette qui ne chante pas aussi bien que dans la musique roumaine s’envole).
Dans les environs de Sinaia, il faut aller visiter la maison de George Enescu. Son emplacement, ses tapisseries persanes illustrant les Mille et Une Nuits, son calme sont un enchantement. La chambre monacale du maître et son dépouillement cistercien jurent avec l’opulence de ses partitions.
Le monastère de Sinaia respire le calme propice au recueillement. Je n’ai pas pu voir les icônes de ce monastère, pour cause de travaux. Je mets sur le compte de l’héritage socialiste l’accueil froid dans les monastères. Les moines assaillis par touristes et pèlerins ont du mal à rester affables.
Je mets sur le compte de l’héritage socialiste cette culture de la disette qui fait que les restaurants facturent les « extras » seuls : citron, pain… cela jure avec le caractère chaleureux de l’accueil.
Je mets sur le compte de l’héritage socialiste l’accueil que m’a réservé l’ambassade de Roumanie à Tunis : l’agressivité de la préposée, le dialogue de sourds avec l’attaché culturel qui me parle derrière son vitrage blindé. Une fois en Roumanie, je m’aperçois que j’avais payé pour un visa d’une semaine seulement or je devais rester dans le pays dix jours. Donc trois jours de clandestinité en Roumanie. Je n’aime pas cela !
Je n’en veux pas à la bureaucratie : elle ne peut prendre en charge les considérations poétiques ni même culturelles. Je suis en Roumanie pour participer au Congrès du CIEF, en marge du XI sommet de la Francophonie qui se tiendra ici.
A l’aéroport de Bucarest, l’agent de la police des frontières examine longuement mon passeport et ne voit pas qu’il a affaire à un « clandestin ». Le sourire de l’hôtesse de la TAROM efface tout.

[1] ciocîrlia" (alouette en roumain). Jalel El Gharbi



Rencontre avec une poétesse roumaine


Ioana Craciunescu



Montmartre sous la pluie. De la terrasse du café où on avait rendez-vous, je remarque que le magasin d’en face porte l’enseigne « Ioana » : il a le même nom que la poétesse que j’attends. Ioana Craciunescu est l’une des voix poétiques les plus confirmées en Roumanie. Elle est aussi cette actrice qui ne cherche pas la célébrité mais l’épreuve d’un cheminement dans des textes qui l’épuisent, des textes dont la seule lecture constitue un vécu. Aujourd’hui, elle donne en spectacle Les Chants de Maldoror. Interpréter Lautréamont sur scène est une gageure que seule une poétesse peut tenir.
Ioana Craciunescu est une poétesse précoce. Lycéenne, elle publia un poème qui lui valut d’être adulée et traduite en portugais. Elle ne l’apprit que bien des années après. Bien des années après, elle sut aussi qu’elle avait été invitée à l’étranger et qu’on avait dissimulé ces invitations préférant envoyer des poétereaux plus dociles, moins critiques et plus portés sur le panégyrique. C’était l’époque où La Maison des écrivains était une dépendance du parti unique. Pourtant Ioana Craciunescu garde une grande nostalgie de ces années, malgré la dictature policière de cette époque. Aujourd’hui, elle se rend souvent à Bucarest comme pour retrouver un passé révolu, comme pour rencontrer cet avenir encore peu certain qui se profile. Elle me dit ses peines passées et sa souffrance à voir la misère qui touche son pays. Elle souffre pour ces intellectuels, pour ces savants, ces chercheurs, ces philosophes et ces poètes qui vivent dans le besoin. Elle compare le gaspillage qu’elle voit en France à l’indigence des siens.
Revenons à sa poésie. Longtemps, j’ai cherché à la rencontrer et il me plaît de voir enfin cette silhouette que me rappelle Berthe Morisot peinte par Monet. De la terrasse du café, je remarque ce couple emmitouflé dans un seul manteau. Il y a du désir à Montmartre. Dans le café, face au magasin Ioana. Et partout. Je relis son recueil Hiver Clinique, paru au Luxembourg en 1996et j’y retrouve des images obsédantes de son enfance, des souvenirs de montagnes de neige et des peurs puériles. Il y a surtout ce dégoût de voler au-dessus d’une mare, de voler au-dessus de la boue du réel.
Ce qui a sauvé la poétesse, c’est sans doute sa prodigieuse aptitude à l’allégorie. Ioana Craciunescu peuple son univers d’êtres mythiques puisés dans les horreurs du vécu transformant de la sorte l’horreur de vivre en vision fantasmagorique. Ce n’est certainement pas un hasard si le premier poème du recueil s’intitule « Hiver clinique » et le deuxième « Mille et une nuits ». Je conclus de la contiguïté de ces deux poèmes qu’il faut du merveilleux, que le merveilleux a des vertus thérapeutiques. C’est sans doute pourquoi la poésie de Ioana Craciunescu réussit à passer de l’hiver clinique aux Mille et une nuits. Elle réussit à rendre fabuleux un monde immonde et écoeurant. Elle réussit même a réinventer son autobiographie comme dans ce poème qui rappelle Jules Supervielle et qui, puisant dans la fable et dans la fantasmagorie, prend souffle au bord du vide, du silence et de l’indicible :
« Je ne peux rien te raconter sur moi !
(…)
…j’étais étang plein de brochets en
chaleur, rivière de truites harcelées…
De tout ça, je ne peux rien te dire »
Le projet de Ioana Craciunescu est de mettre en fable l’ineffable. Chez elle, « les cauchemars font la queue pour prendre leur douche ». La mise en fable ne vise pas à embellir la réalité ; elle est quête de ce contre quoi la laideur tenace ne peut rien. Quête du poétique. Pourtant ses « yeux / éboueurs malades de ce siècle, ne peuvent plus regarder ».
Je ne trouve pas les questions que j’avais préparées pour elle. Pour meubler le silence, elle parle d’un autre café. Nous changeons deux fois de café pour trouver sa bière préférée. Ailleurs, je lui relis ce poème intitulé « Jeudi » :
« Peut-être un soir qui sait lequel
je mettrai de la dentelle
je grimperai sur la margelle
dans le saut
je serai belle. »
Ce sont ces vers qui m’ont fait aimer sa poésie. Longtemps, j’ai cherché à la voir. Pour ces vers, j’ai alerté tout le monde autour de moi…J’ai écrit partout. Peut-être est-ce pour cela qu’au bout d’un moment, nous nous sommes dit cette impression de nous connaître depuis longtemps.
Nous nous promettons de nous revoir à Tunis, Bucarest, Luxembourg ou Paris. L’évoquant, je pense aussi à ces vers :
« et toi, qui lis à satiété
toi, l’éternel insatiable qui tentes
de me lire avec une faim féroce »
Et encore ces vers :
« Cet art signifie plus que l’amour !
Il dure davantage ».
Voilà « le poème comme moyen de transport en commun »

vendredi 2 mai 2008

Le Caire des livres








Le Caire des livres. Jalel El Gharbi
« Un jour viendra où je m’enfuirai vers l’Orient. » Jabran Khalil Jabran. Lettre à May Ziyadé, 1925.

Je suis rue Talat Harb. Au numéro 34. Pas loin d’ici j’ai vu une grande affiche. Toute la presse égyptienne est unanime pour saluer le film de Marwan Hamed ; L’Immeuble Yacoubian. Meilleur film, meilleure mise en scène, meilleur rôle masculin (Adel Imam), meilleur scénario, meilleur second rôle masculin, meilleur second rôle féminin, meilleur directeur de photographie. Le film a raflé toutes les distinctions. C’est une adaptation du roman d'Allaa El Aswany
[1], une fresque réussie de l’Egypte actuelle. Le roman dit, entre autres, que la torture et la répression sont un terreau fertile pour le terrorisme. Pour l’auteur, membre du mouvement Kifaya (Ca suffit), il n’y a pas de tabou : ni sexualité, ni homosexualité, ni corruption, ni terrorisme. Aucune tare sociale n’est épargnée et tout se passe dans un immeuble.



Le succès du livre, du film est foudroyant.
Rhétoriquement, c’est la synecdoque qui structure le roman. Une partie pour dire le tout. Je remarque la permanence de cette aptitude de la littérature égyptienne à cadastrer la cité. Naguère, c’était Khan Al Khalili et son café devenu aujourd’hui le très chic Café Naguib Mahfouz et maintenant, c’est au tour d’un immeuble d’une artère commerçante de la cité.
Le gardien m’empêche de prendre des photos. J’insiste. Un des habitants s’en mêle et je sors avec deux clichés.
Le roman se vend comme un petit pain, rue Talhat Harb, à la librairie Madbouli qui est un haut lieu de la culture arabe. J’y arrive dans l’espoir d’y trouver quelques titres que je cherche depuis longtemps : Amrikanli. Un automne à San Francisco de Sonallah Ibrahim, les œuvres du soudanais Emir Taj Esser et d’autres ouvrages encore.
En 2003, Sonallah Ibrahim déclina de manière retentissante le Prix du Caire pour la création romanesque repoussant par là un prix décerné par « un gouvernement qui […] ne dispose d’aucune crédibilité pour le faire. » L’année d’après, il recevait le prix Ibn Rushd pour la liberté de pensée.
La librairie est un haut lieu de la vie culturelle cairote tant et si bien qu’elle fit l’objet d’un reportage diffusé sur Al Jazeera. Ici, on trouve tous les livres mis à l’index, et le patron est au fait de toutes les publications arabes.
Pendant des générations, le Caire nous a nourri de livres. Nous avons tous bu aux eaux du Nil, surtout à l’époque de Nasser. Et je vois couler le fleuve ; il charrie des pyramides de rêves et une myriade d’étoiles comme dans la chanson de Mohamed Abdelwaheb.
Je longe le Nil. Comment Maqrizi (1364-1442) a-t-il pu médire autant du Caire, lui qui a connu son âge d’or ? Je me sens plus proche de Nasir Khusraw (1004- 1077). Je resterai bien trois ans au Caire, comme lui.
Hier, j’ai longuement marché dans le Caire des Fatimides, dans le Caire des Mamelouks. Cette splendeur architecturale !
La tentation cairote : se mêler à cette foule qui ne dort pas et cheminer pour le restant de ses jours.
Le Caire grouille de monde.
Nous sommes ici de partout. La poétesse Maissoun Qaqr. Son nom de rapace, la colombe de son sourire et son raffinement. Nabil Abdelfattah, sa culture et sa stature panarabe. L’homme est affable. Nous parlons peinture. Viennent des noms français, des noms égyptiens. Bien entendu le nom de L’Immeuble Yacoubian revient à plusieurs reprises dans la discussion.
Nous sommes au café Riche qui a ouvert en 1908. C’est l’escale des hommes de lettres et des artistes des années glorieuses de l’Egypte. Ici viennent les intellectuels du monde arabe : le Caire est notre cité à tous.
Si le régime égyptien a l’intelligence de laisser faire, le Caire supplantera Beyrouth dans le monde arabe du point de vue rayonnement.
Il est vrai que le régime égyptien laisse une marge importante à ses intellectuels. Ici, contrairement à maints pays arabes, on peut se faire un nom, s’exprimer aussi librement qu’on le veut. Bien que fonctionnaire de l’Etat Nabil Abdelfettah jouit d’une liberté de ton rarissime dans la région. L’avenir de la démocratie se jouera ici.
L’ouverture économique a un prix : les concessions démocratiques. Mais ce prix, le régime de Moubarak entend le payer avec des facilités, au compte-gouttes. Pourtant, il y a ici une liberté de presse qu’on ne trouvera pas ailleurs dans le monde arabe.
Le Nil est illuminé.
Au musée du Caire : les shwabtis ; messagers des morts dans l’autre monde sur lesquels on peut lire des fragments du Livre des Morts (chapitre VI). Les portraits du Fayoum, Ramsès II. Ce « sanctuaire » des rois de jadis. Les momies, les sculptures. Je reviens sur mes pas pour revoir les portraits du Fayoum. Je reconstitue la faune des Pharaons : les scarabées, les ibis, les chats, le loup, les lions…Voici le scribe accroupi. Pense-t-il à son confrère du musée du Louvre ? Et puis voici Ka-aper, la statue dite Cheikh al-Balad dans son embonpoint paysan.
Hier, j’ai relu des passages du Livre des morts. Etonnant, ce livre ! Ce n’est pas le livre des ténèbres mais plutôt celui de la lumière. C’est un livre qui pense à Râ plutôt qu’à Osiris. Livre solaire plutôt que chtonien.
Un vent de liberté souffle sur le Nil. Pourtant les femmes sont de plus en plus voilées.






A Al-Azhar, je demande à un des responsables pourquoi la Sainte Mosquée se croit obligée d’interdire des livres. Je me dis que je ne perds rien à poser des questions crédules. Il ne comprend pas pourquoi je pose la question. Je lui donne l’exemple des universités de la Zeitouna (Tunis) ou de celle des Karaouines (Fès) qui n’ont jamais interdit de livres.
A al-Azhar, j’ai une pensée pour Jabarti. Je découvre avec bonheur que la mosquée comprend une galerie jabarti. J’ai également une pensée pour Taha Hussein, l’auteur des Jours. Je connais encore par cœur des phrases de sa belle prose.
A elle seule la mosquée Al-Azhar vaut le voyage. O belle oasis d’arcs et de colonnes !
Al-Azhar a quelque chose de paradisiaque. Et c’est parce que j’aime cette université que je trouve inadmissible qu’elle interdise des livres.
[1] Alaa El Aswany : L'Immeuble Yacoubian, Actes Sud.

jeudi 1 mai 2008

Du côté de Kasserine


Du côté de Kasserine (virée dans le centre de la Tunisie) Jalel El Gharbi
Je descends vers le sud de la Tunisie pour revoir un poème gravé sur un mausolée du II ème siècle après J. C. J’affectionne la poésie qui se fait chose visible. Ma route passe par Kairouan, le centre spirituel du Maghreb. J’entre dans la ville, dans sa profusion de coupoles, de minarets et de dômes et dans la luxuriance de ses riches tapis pure laine qui tapissent les riches demeures d’Amsterdam, de Paris ou de Hambourg. Kairouan est l’une des capitales mondiales du tapis étroitement concurrencée par les prix des pays asiatiques : l’artisanat kairouanais n’emploie pas d’enfants. Cette ville fournissait au pays ses plus grands savants et ses plus grands poètes. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de croiser dans tel ou tel café de la ville de jeunes poètes discutant littérature. Dans la grande mosquée de la ville, la première de toute l’Afrique, je me laisse aller à la fraîcheur et au calme des lieux. Ici, on comprend comment l’Islam a réussi à s’ancrer si profondément dans cette terre. Il n’y a qu’à voir les chapiteaux corinthiens et autres qui couronnent des colonnes récupérées dans les ruines de la région pour comprendre que l’Islam a su faire siens les symboles des cultures qu’il a supplantées. A quoi ressemble la mosquée ? L’idéal des architectes musulmans était de reproduire l’oasis. Les colonnes, les arceaux sont une palmeraie. L’oasis faite de fraîcheur est comparant du paradis. L’eau des ablutions est acheminée par des conduits souterrains. Comme au paradis, l’eau coule invisible. C’est une allégorie que vous viendrez voir ici. Je ne m’attarde pas trop à Kairouan. Le poème gravé dans la pierre m’appelle. Soleil radieux. De Kairouan à Sbeïtla, la route traverse des plaines peu habitées. Pendant longtemps cette région a été saignée par l’émigration et l’exode rural. Hémorragie humaine de plus en plus jugulée. Les oueds sont tous à sec toutefois cette terre naguère quasiment désertique est en train de verdir. Ici, on a la main verte. Pourtant l’eau demeure invisible. Elle est surtout dans les barrages qui recueillent toute goutte d’eau. Schématisons, l’image de cette région, serait un château d’eau au milieu de nulle part. Un cheval barbe scrute l’infini de son horizon et une petite bédouine le regarde. De la petite bédouine, je ne puis rien dire sinon qu’elle a des yeux étonnamment bleus. Le cheval barbe constitue la race maghrébine. Il est endurant, patient. Pendant des siècles, il fut de toutes les luttes. J’ai une pensée pour l’Émir Abdelkader, auteur d’un traité sur le cheval barbe, cet ancêtre du cheval andalou et des chevaux qui sillonnent la lointaine pampa.
A Sbeïtla (l’ancienne Sufetula). A l’hôtel Sufetula. L’hôtel est modeste. Il a un air de pension de famille qu’un accueil des plus agréables rend sympathique. De l’hôtel, la vue sur le site archéologique est imprenable. Au coucher du soleil, le site retrouve une qualité de silence presque audible. Les pensionnaires de l’hôtel, des allemands, des français, des espagnols, semblent respecter ce calme. Il n’y a pas la foule bruyante des touristes qui viennent pour la plage. Ici, lointaine est la mer. Sufetula est un site fort intéressant : on s’arrêtera longuement devant ses multiples monuments : la majestueuse porte d’Antonin qui faisait office d’arc de triomphe, le forum, les trois temples dédiés à Jupiter, à Junon et à Minerve, l’église de Bellator, l’église de Vitalis avec son baptistère orné de mosaïques, l’église du prêtre Servus, les trois fontaines, le théâtre, les thermes, l’amphithéâtre, l’huilerie et au fond du site, en apothéose, l’emblème éternel de la ville : l’arc de triomphe. Le site est tout en fleurs. Dans la rue principale de Sufetula, me revient un poème de Michel Deguy évoquant cette rue : “Le vent de la rue des temples, le temple de la rue des vents, la rue du temple des vents, le vent des temples en rue, le temple des vents de rue, la rue des vents des temples à Sbeïtla. Où l’herbe est gardée la grande invasion ne repousse pas. ”. Je reprends la route, un cheval barbe traverse fièrement. Noble monture des chevaliers d’antan. Chevaliers assagis aujourd’hui que “chevaux ” renvoie d’abord à la puissance fiscale des moteurs. A Kasserine, ville spacieuse, propre, je m’empresse d’aller voir mon poème gravé sur un mausolée.
D’où vient ce monument pyramidal. Quelle en est la filiation ? L’ancêtre de cet ouvrage se trouve en Syrie. C’est le mausolée d’Halicarnasse. Il se retrouve aussi en Libye d’où il est venu en Tunisie pour proliférer. Mais les deux chefs-d’œuvre du genre sont ceux de Dougga et de Kasserine. Ce type de monument a traversé la Méditerranée et on le rencontre en Italie, à Agrigente (tombeau de Théron), en France (bâtisse de l’île du Comte à Beaucaire). Il atteint la vallée du Rhin à Cologne (mausolée de Poblicius), à Bonn (Krufter Saüle) et près de Trèves (le monument Igel). Il se retrouve également en Algérie, en Espagne.
Le monument de Kasserine (l’ancienne Cillium dont les vestiges sont encore visibles) est connu sous le nom de mausolée Flavii. Avec le mausolée Pétronnii, il a donné son nom à la ville (Kasserine signifie en arabe : les deux châteaux). Si le monument Flavii n’a pas la grâce de celui de Dougga, il s’en distingue par son importance épigraphique. Désireux de perpétuer leur souvenir, les propriétaires de cette sépulture ont fait appel à un poète. Sur la façade du premier étage (il en compte trois) deux poèmes de pas moins de 110 vers célèbrent le défunt. Les deux poèmes ne sont pas d’une lecture aisée, d’où la difficulté de les traduire mais surtout de les interpréter. J’avoue en toute humilité ne pas être convaincu des lectures qui ont été faites de ces textes. Je lis le début du poème : “La vie est bien courte et ses moments s’enfuient, nos jours arrachés passent comme une heure brève, nos corps mortels sont attirés au fond des terres élyséennes par Lachésis la malveillante acharnée à couper l'écheveau de nos vies, voici pourtant qu’a été inventée l’image, procédé séduisant ; grâce à elle, les êtres sont prolongés pour la suite du temps, car la mémoire, rendue moins éphémère, les recueille et garde en elle bien des souvenirs : les inscriptions sont faites pour que perdurent les années […]. Qui pourrait désormais s’arrêter là sans ressentir de vertueux élans, qui n’admirerait ce chef-d’œuvre, qui, en voyant cette profusion de richesses, ne resterait confondu devant les immenses ressources qui permettent de lancer ce monument dans les souffles de l’éther ?… ”. Le poète à qui on a demandé de célébrer le défunt, le fait si bien mais le célébrant, le poème ne fait rien d’autre que glorifier la poésie même ; tant et si bien que le mot “monument ” est à lire comme synonyme de poème. Je relis ce poème comme coquetterie de la poésie ne faisant que son propre éloge.
Pour finir, l’envie me prend de comparer le mausolée de Kasserine à celui de Dougga, un site très bien conservé au Nord du pays. Je remonte vers le nord où l’eau est visible. Le monument de Dougga est le cénotaphe présumé du chef carthaginois Massinissa. Il est en excellent état de conservation. Imposant par son architecture et par son emplacement, il domine une plaine verdoyante. La poésie du paysage semble le dispenser de tout poème. Sur le chemin du retour, je traverse des villages qui s’annoncent par leurs minarets et leurs sites byzantins.
A voir la Medjerda, le principal cours d’eau du pays, je conclus qu’il vient de pleuvoir sur les hauteurs de l’Atlas.
Un nuage venu de la mer promet de la pluie.