Les trains Tardieu
(avec la négation comme corollaire syntaxique)
Je n’irai pas chercher les trains de Jean Tardieu dans l’évidente invisibilité de l’anagramme qui permettrait de trouver « chemin de fer » dans «Sur les chemins effacés ». Je n’irai pas non plus chercher les trains dans le subreptices évocations synecdotiques du type « fumée » qui rattacherait les trains de Tardieu à ceux qui enfument la gare de Saint-Lazare (Monet), ou du type « quai » qui serait une affiliation aux trains de Delvaux. (Je pense à cette inversion qu’il savait opérer selon laquelle ce n’est pas la jeune voyageuse qui attend le train mais l’inverse, revêtant de la sorte le train de toutes les significations funestes).
Il y a quelques trains dans Le Fleuve caché. Ils surgissent dans un contexte dialogué, dans une situation où prévaut la dualité. Situations controversées, problématiques voire énigmatiques que pourrait exemplifier le poème de Monsieur Monsieur dans une gémellité associant ipséité et altérité, distance et proximité ; pacifiant les dichotomies l’un /l’autre, l’ici/l’ailleurs, l’être/sa négation. Ils sont dans un train, comme dans le poème de Verlaine, Monsieur fait face à Monsieur, le paysage défile mais de manière toute relative donnant raison à la chose et à sa négation : « Comme ils sont face à face/chacun a ses raisons./ L’un dit les choses viennent/et l’autre : elles s’en vont ». De la fenêtre du train, se profile ce que la peinture italienne appelait une veduta mais si animée, si diversement animée que la paronymie (venir Vs s’en aller) se mue en synonymie. Le mouvement du train insinue que par delà toutes les discordes, tout revient au même. Chez Jean Tardieu, les trains sont régis par l’oxymore.
Dans un poème dédié au métropolitain, « Le chemin de fer urbain » est comparé à un monstre, dans un crescendo allant du ver de terre au serpent de mer en passant par la couleuvre. Comme chez Zola, le train est un monstre qui se présente de manière euphémique : l’expression « serpent de mer » pouvant être lue littéralement et dans tous les sens. Dans le même poème, le métro, tantôt aérien, tantôt souterrain, dit selon le poète l’avènement (la naissance) et la disparition. L’être et sa négation.
Ailleurs, le poète évoque « le train fou des énormes silences ». Archétype du monstre moderne, le train est préfiguration de l’enfer. Mais c’est un enfer qui se profile toujours sous le mode poétique. Pour employer un euphémisme, le train a toujours trait au ratage, à l’échec. Les trains ont propension à signifier le revers, surtout dès lors qu’il s’agit d’amours inaccomplies : « J’étais sur le quai,/elle dans le train ;/le train est parti,/et je suis resté/debout sur le quai ». Le train semble participer de cette poétique de la méprise, de l’erreur, de la déconvenue qui caractérise un recueil comme Monsieur Monsieur ou d’une manière générale, une écriture sensible à toutes les angoisses existentielles. Le train ne court pas à sa perte ; il concourt à la nôtre. Il a les mêmes significations que les présocratiques prêtaient au fleuve. Mais chez Jean Tardieu, ces trains sont surdéterminés par leur poéticité. Ce sont des objets, comme tous les mots, investis par les canons poétiques : ceux de l’oxymore, ceux de la comparaison et ceux de la métaphoricité. Le train est aptitude à représenter l’invisible. Dit autrement, il est allégorie. Figure mobilisant toutes les figures. Image enrôlant toutes les représentations. Est-ce à dire que l’objet poétique (en l’occurrence le train) est de signification funeste ? Relisant Jean Tardieu, on est enclin à penser que la poésie investit cette zone où l’être et l’être pour le néant sont contigus.
(avec la négation comme corollaire syntaxique)
Je n’irai pas chercher les trains de Jean Tardieu dans l’évidente invisibilité de l’anagramme qui permettrait de trouver « chemin de fer » dans «Sur les chemins effacés ». Je n’irai pas non plus chercher les trains dans le subreptices évocations synecdotiques du type « fumée » qui rattacherait les trains de Tardieu à ceux qui enfument la gare de Saint-Lazare (Monet), ou du type « quai » qui serait une affiliation aux trains de Delvaux. (Je pense à cette inversion qu’il savait opérer selon laquelle ce n’est pas la jeune voyageuse qui attend le train mais l’inverse, revêtant de la sorte le train de toutes les significations funestes).
Il y a quelques trains dans Le Fleuve caché. Ils surgissent dans un contexte dialogué, dans une situation où prévaut la dualité. Situations controversées, problématiques voire énigmatiques que pourrait exemplifier le poème de Monsieur Monsieur dans une gémellité associant ipséité et altérité, distance et proximité ; pacifiant les dichotomies l’un /l’autre, l’ici/l’ailleurs, l’être/sa négation. Ils sont dans un train, comme dans le poème de Verlaine, Monsieur fait face à Monsieur, le paysage défile mais de manière toute relative donnant raison à la chose et à sa négation : « Comme ils sont face à face/chacun a ses raisons./ L’un dit les choses viennent/et l’autre : elles s’en vont ». De la fenêtre du train, se profile ce que la peinture italienne appelait une veduta mais si animée, si diversement animée que la paronymie (venir Vs s’en aller) se mue en synonymie. Le mouvement du train insinue que par delà toutes les discordes, tout revient au même. Chez Jean Tardieu, les trains sont régis par l’oxymore.
Dans un poème dédié au métropolitain, « Le chemin de fer urbain » est comparé à un monstre, dans un crescendo allant du ver de terre au serpent de mer en passant par la couleuvre. Comme chez Zola, le train est un monstre qui se présente de manière euphémique : l’expression « serpent de mer » pouvant être lue littéralement et dans tous les sens. Dans le même poème, le métro, tantôt aérien, tantôt souterrain, dit selon le poète l’avènement (la naissance) et la disparition. L’être et sa négation.
Ailleurs, le poète évoque « le train fou des énormes silences ». Archétype du monstre moderne, le train est préfiguration de l’enfer. Mais c’est un enfer qui se profile toujours sous le mode poétique. Pour employer un euphémisme, le train a toujours trait au ratage, à l’échec. Les trains ont propension à signifier le revers, surtout dès lors qu’il s’agit d’amours inaccomplies : « J’étais sur le quai,/elle dans le train ;/le train est parti,/et je suis resté/debout sur le quai ». Le train semble participer de cette poétique de la méprise, de l’erreur, de la déconvenue qui caractérise un recueil comme Monsieur Monsieur ou d’une manière générale, une écriture sensible à toutes les angoisses existentielles. Le train ne court pas à sa perte ; il concourt à la nôtre. Il a les mêmes significations que les présocratiques prêtaient au fleuve. Mais chez Jean Tardieu, ces trains sont surdéterminés par leur poéticité. Ce sont des objets, comme tous les mots, investis par les canons poétiques : ceux de l’oxymore, ceux de la comparaison et ceux de la métaphoricité. Le train est aptitude à représenter l’invisible. Dit autrement, il est allégorie. Figure mobilisant toutes les figures. Image enrôlant toutes les représentations. Est-ce à dire que l’objet poétique (en l’occurrence le train) est de signification funeste ? Relisant Jean Tardieu, on est enclin à penser que la poésie investit cette zone où l’être et l’être pour le néant sont contigus.
8 commentaires:
C'est un exercice rare pour moi de m'attacher à une exploration de la poésie, surtout quand j'aime l'écriture du poète, tant je la reçois comme une musique, une oralité autant qu'un texte à lire. Ici, l'aventure commence avec les premières phrases. Un dévoilement se fait délicatement, donnant une saisissante beauté à ce train de l'enfer, à ce train du destin où se trouvent et se perdent des ombres désolées murées dans leur solitude, traversant des paysages fugitifs, mémoire des yeux plus que réalité. Ici, les dialogues sont renvoyés au frôlement sans fin des paroles qui se perdent sans s'être rencontrées. Le train prend la jeune fille comme la mort cueille, indifférente, dans un monstrueux hasard.
Lire Monsieur El Gharbi ne me permet plus de lire Tardieu comme avant. Une angoisse sourd des négations du poème. Il entre dans le secret du métier du poète,( et quel métier) et dénoue la langue pour la rendre pénétrable.
Apparaît alors un désir qui traverse les images du monde, les images de notre voyage sur cette tere...Crainte de cheminer près de la présence feutrée de la mort, de l'inconnu en nous, dans le multiple des images. La transparence s'arrime à l'insolite et s'inscrit une analyse fascinante. Quel voyage dans le langage ! Merci monsieur El Gharbi.
Christiane
"Il a les mêmes significations que les présocratiques prêtaient au fleuve."
Oui, c'est exactement cela. Le fleuve coule comme le temps. Une similitude s’installe entre le déplacement dans l’espace et le déplacement dans le temps.
Mais si « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » dira-t-on qu’on ne prend jamais deux fois le même train ? Ce train qui fait rêver aussi car il est promesse de voyages et d’un ailleurs idéalisé. Hélas, trop souvent nous restons sur le quai et contemplons la jeune fille qui s’en va.
Le train.. si présent dans la littérature Russe.. je songe à Dostoïevski bien entendu.. et surtout à L’Idiot.. mais aussi à Tolstoï.. Anna Karénine qui finit par se jeter sous un train.. A la Sonate à Kreutzer.. et à Tolstoï lui-même qui meurt sur le banc d’une petite gare..
Merci de cette lecture de Tardieu, Christiane a raison, on ne lira plus Tardieu tout à fait de la même façon. Même si l'on sait que le poème est toujours neuf.
Merci aussi de nous rappeler comment littérature et peinture ont pris et prennent le(s) train(s).
"Je reviendrai sur Delvaux et sa fascination des trains", aviez-vous écrit lors d'un séjour en Belgique.
@Michèle Pambrun,
Merci de votre lecture. la visite du musée Delvaux à Koksijde aura très instructive, très plaisante. J'ai vu sa collection de prototypes de trains. je sais qu'il habitait près d'une gare et je ne pense pas qu'il s'en plaignait (Il me fait penser à George Enescu qui lui choisit d'habiter à côté de la voix ferrée).
Autre chose : je n'ai pas réussi à aller au-delà de la page d'accueil de votre blog. Laissez-moi un lien
Bien à vous
C'était un rituel. Nous prenions le train toujours de nuit pour aller à Guercif, le village natal de mon père. Chaque ville étape nous privait de ses lumières pour des intervalles nocturnes. Je garderai toujours en tête ces nuits ponctuées par les “ta tatac ta tatac” saccadés de la machine qui se mêlaient au vent, recréaient une sorte de souffle de vie géant, accompagné de battements de coeur. Par la vitre, étendue noire. Nous étions voyageurs au milieu de nulle part. Le matin finissait par nous rattraper très tôt sur le quai d'une petite gare déserte. Le train reprenait vie, reprenait route ; nous reprenions terre.
@ Afaf : Merci pour cette belle page Afaf. Heureux d'avoir ce signe de vous.
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