Ce qui est indivis, ce sont les différentes appréciations sensorielles. Le monde de Lorand Gaspar est un monde synesthésique. Chez lui aussi “ les parfums, les couleurs et les sons se répondent ”. Un fragment d’Héraclite dit “ tout ce dont il y a vue, ouïe, apprentissage par les sens, moi, je le préfère ”. Je pense à ce fragment 59 à la lecture de ce passage de Gaspar où le poète réapprend par les sens confondus et transcendés en perception par l’esprit l’univers de son enfance :
“ Nuits d’hiver transparentes au désert de Judée, d’une densité, d’une compacité difficiles à expliquer. Sentiment de toucher du doigt, d’ausculter les pulsations d’un “ corps ” qu’aucun extérieur ne vient limiter. Toucher des yeux, des doigts et de l’esprit une “ loi ” éternelle, un rythme unique qui lie les pierres de ce désert, quelques herbes, mon corps et les aiguilles glacées des étoiles. Crissement de la neige des nuits claires des hivers de mon enfance ” (Feuilles d’observation p. 13).
Ce qui est là, ce qu’il y a est invitation au toucher c’est-à-dire à un questionnement, à une auscultation. Et le toucher est révélation de l’abîme :
“ oui, oui, tant d’esprit dans les doigts,
l’abîme muet du toucher
cueilli sur les choses et les corps ” (Patmos. P. 69)
C’est sans doute pourquoi le toucher aime à s’exercer sur les roches, les cailloux. Qu’est-ce qu’un caillou ? C’est-à-dire que font les cailloux ? — Ils résistent. Ils désirent se maintenir dans l’indivis mais ils s’offrent à la caresse. Ils semblent se donner sans donation surtout quand il s’agit de galet :
“ J’ai sur la table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée ” (Patmos. P. 126)
Les cailloux font autre chose : ils convoquent ce passage de Heidegger : “ La pierre est sans monde. La pierre se trouve, par exemple, sur le chemin. Nous disons : la pierre exerce une pression sur le sol. En cela, elle “ touche ” la terre. Mais ce que nous appelons là “ le toucher ” n’est nullement tâter. Ce n’est pas la relation qu’a un lézard avec une pierre lorsqu’au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du sol n’est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l’expérience lorsque notre main repose sur la tête d’un être humain…La terre n’est pas pour la pierre donnée comme appui, comme ce qui la soutient elle — la pierre….La pierre, dans son être de pierre, n’a absolument aucun accès à quelque autre chose parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder cette autre chose comme telle ”
[1].
Le premier toucher, celui de la pierre, est le mode d’être de la pierre. Dans son être, la pierre est redevable à la terre exactement autant que le caillou de Lorand Gaspar est redevable à la table. Le caillou de Lorand Gaspar touche à la table du poète. Il a affaire à la poésie. Mais la pierre ne touche pas à la poésie, c’est la poésie qui y touche. Elle qui s’empare des objets et de leur monde pour se les approprier, pour les intégrer dans sa sémantique. Peut-être convient-il de ne pas trop se hasarder sur les questions ayant trait au sens. Jean-Luc Nancy nous rappelle que le sens du monde est justement dans l’absence de sens. Et il me plaît de citer ce passage du philosophe : “ En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-ici, côte à côte, de tous les êtres-là (êtres jetés, envoyés, abandonnés au là).
Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement l’écartement d’un tact.
Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher. Avoir le sens ou le tact : la même chose ”
[2].
La présence du caillou sur la table n’est pas un indice de proximité mais de distance. Il s’agit de l’abîme de ce qui se dérobe et qui est pourtant là , comme un signe :
“Il y a toujours un soir où tu t’arrêtes
insuffisant devant la mer.
Etroit.
Tant de mouvements foliés,
gestes profonds qui cherchent l’air.
Alors le seul silence d’être là
étonne la terre, congédie les lois.
Acquitté
évident par cette brusque liberté en toi du large ”
Ce qui structure le poème, c’est cette scène de confrontation entre le fini de l’homme et l’infini de la mer comme avant que Baudelaire n’inverse les termes de ce syntagme. Mais la poésie est là. L’hypallage surtout, qui finit par conférer à l’homme un des attributs de la mer : “ cette brusque liberté en toi du large ” réalisant de la sorte cette union, cette prédilection pour le “ tout ” qui passionna tant Empédocle , poète et médecin. L’hypallage est ici cette figure par quoi le manque se trouve pallié. La béance, le manque, l’insuffisance ne se résolvent que poétiquement, par un emprunt poétique.
[1] Heidegger : Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad . D. Panis. Paris, Gallimard, 1992, p. 293.
[2] Jean-Luc Nancy : Le Sens du monde. p.104. Galilée 2001.