Odyssée immobile de Toussaint Médine Shangô
Voici un ouvrage qui ne défrayera pas la chronique : il est trop poétique pour la prose ambiante. Même dans le champ poétique, les mièvreries l’emportent sur la profondeur. C’est une œuvre d’une grande teneur poétique, l’égal de Valéry. Il s’agit d’une trilogie du poète Toussaint Médine Shangô intitulée D’Abraham[1]. C’est « l’odyssée immobile » du poète, l’épopée d’un cheminement spirituel qui retrace aussi le parcours d’une vie qui a commencé près de l’Atlas dans le souffle océan du Maroc. Poète au nom œcuménique, Toussaint Médine Shangô[2] revendique trois traditions. Mais profondément musulman depuis 1973, Toussaint Médine a une connaissance parfaite de l’islam. Grand lecteur du Coran, des mystiques musulmans, surtout de Ibn Arabi.Le premier volet de la trilogie est consacré au judaïsme (celui de Meknès et non pas de la Palestine spoliée). Le deuxième au christianisme et le troisième à l’islam. « Je ne savais qui je serai, si doucement m’a pris l’islam/ Comme une terre fissurée de sécheresse/Ignore que déjà l’abreuve en profondeur/Une grâce invisible ».La grâce est ici synonyme de connaissance, de communion avec l’Etre unique pour l’amour duquel tout s’annihile. Il y a ce rêve de s’abîmer d’amour, de devenir néant pour tout (comme on dit pour rien). L’éloge du prophète, comme chez Al Boussiri, prend des dimensions cosmiques. Le chant célébrant le prophète Muhammad s’accompagne également d’une célébration du Coran. Ainsi, le poème se fait prière. A Médine où repose le prophète, le poète connaît un état d’extase mystique qui est peut-être l’essence même de sa démarche poétique. Ce qu’il y vit tient de l’épiphanie du divin mais aussi de la résurrection des images d’antan. La conscience de finitude que les lieux saints aiguisent s’accompagne d’un retour sur les sites de l’enfance. « J’ai souvenir de moi » se fait anaphore du poème dans une sorte de litanie qui égrène les souvenirs, dit la nostalgie et l’aspiration à un autre mode d’être qui serait la synthèse de la nostalgie, de l’amour et de la piété :« J’ai de moi souvenir : immobile et vivant/Dans la chambre des Livres/De moi j’ai souvenirHomme de grand chemin…/ Je regarde ma vie/Où tant d’ombre s’embrume…/J’ai souvenir de jours qui se fourvoient parmi/ La suborneuse profondeur, l’intermittence des enseignes/Homme de long périple, en moi-même épiant/Les replis de l’Enigme… »Allant vers Médine, le poète se rend dans la ville sainte mais aussi vers lui-même, vers Médine enfant dans les rues de Meknès où il a vécu jusqu’à l’âge de 30 ans. Mais à Médine, la ville où repose le prophète, le poète se trouve dans une contrée où source et embouchure se confondent, un pays où le mot seuil devient tout à la fois entrée et sortie. Là, le poète mesure la distance qui le sépare de lui-même et de Dieu. A Médine, le monde intelligible se fait sensible dans une entreprise qui fait penser à « une marche inconnue à franchir, vers un seuil invisible au plus haut de l’âme »L’univers de Toussaint Médine est celui de la jonction entre cognitif et ontologique. Il s’agit de faire du poème l’espace où le savoir est bien plus qu’une des dimensions de l’être. Il s’agit de ce savoir qui donne vue sur les limites, les siennes d’abord mais aussi celle de l’être. Il y a face au néant général qui se profile un tout, qui est d’abord l’Un. Un savoir singulier, celui que le Livre (celui qu’on se doit de majusculer) révèle : le Coran.« Le respir » (ce mot frappé d’apocope) du poème est dans ce souffle divin, celui du poème célébrant le Livre, la voie vers soi-même qui passe par la transcendance :« Je me vois sous l’or vert/De hauts micocouliers enivrés d’un Murmure:/Quel oiseau de désir aux paupières scellées/Gémit vers les faîtes graciles/Fléchis par une brise où l’âme du jasmin/Se livre à l’âme qui se grise/D’un léger et profond plaisir ?/Nulle fièvre, nulle mesure,/Nulle faille ici, nul miroir/Où se reflète un œil duplice ;/L’infini qui me tait son nom, de son odeur/Illumine ma transparence. »C’est à la faveur d’une quête du transcendant que le moi se révèle et qu’un « hortus deliciuarom » sacré, un Eden est possible.
[1] La trilogie D’Abraham comprend :
1) Menorah de l’Exil, préface de Pierre Poublan Barabacane 1995
2) Où se trouve le corps, les vautours se rassemblent, préface de Jean-Pierre Jossua. La Barbacane, 2004.
3) Au chevet de l’apôtre, préface de Abelaziz Kacem. La Barbacane, 2004.[2] Shangô est le dieu de la foudre au Bénin et dans le Vaudou haïtien.
7 commentaires:
Rappelons que Médine est la francisation du mot madina qui signifie "ville". La ville de Médine et la vénération au Prophète comme sources et moyens de connaissance de soi pour Toussaint Médine Schangô, si j'ai bien compris. Cela me rappelle cette fameuse parole du Prophète : "Ana Madinat-al-ilm" : "Je suis la ville (ou Cité)de la connaissance". Beau message d'oecuménisme aussi que votre texte, cher Jalel. Amicalement.
Toussaint Médine Schangô...
Vous m'en faites gravir des marches, cher Jalel, avec votre poète. Je me souviens. Deuxième étage, aile Richelieu... Le Louvre... Une huile sur bois, si petite (34 sur 28) et si grande : "Le philosophe en méditation" peint par Rembrandt, cet alchimiste de la lumière.
Oui,monter un escalier, au Louvre, pour contempler ce tableau partagé en son milieu par un... "escalier à vis qui descend dans les ténèbres" (la phrase est de Valéry).
Cet escalier comme une peinture de l'âme, une pensée qui se structure. Et dans ce clair-obscur, ce philosophe qui sort de l'obscurité, cette solitude radieuse.
Dans "L'écume des jours", Vian fait dire à Holmes : " Je passe le plus clair de mon temps à l'obscurcir parce que la lumière me gêne."
Votre poète fait mémoire de "la chambre des Livres...de sa vie "où tant d'ombre s'embrume"...
Oui, la pensée naît dans l'obscur, la nuit, la solitude face à l'infini. Elle escalade lentement le clair-obscur de l'âme et émerge en pleine lumière au plus haut point de la vie, libre...
@ Pier Paolo : Merci de rappeler ce hadith, très peu cité et même tenu pour apocryphe dans les pays sunnites à cause de sa suite " et Ali en est le portail". Une autre version de ce hadith dit "Je suis la demeure de la sagesse..." (Ana Daro al hikma..)
Merci cher Ami
@ Christiane : La prochaine fois que j'irai à Paris, j'irai emprunter ces escaliers et voir ces escaliers de Rembrandt
Merci pour ce beau commentaire
Amicalement
Même si profondément sans dieu, ou alors pleine de ce chuchotement divin que l'on entend dans certains lieux, plus proche d'un polythéisme ouvert, cette présentation me touche beaucoup et me donne envie de lire ce poète mystique. Le jardin, l'hortus conclusus, est ce lieu où s'exprime à la fois la poésie et la vie intérieure. Mais le désert, les forêts et surtout pour moi la mer parlent une langue qu'il nous faut traduire pour la comprendre...
Poésie?
@ Sylvie D. Qu'importe la foi ! Seul le cheminement nous intéresse
Amicalement
Ah oui, Jalel, j'aime beaucoup : "Qu'importe la foi ! Seul le cheminement nous intéresse". Je ne sais plus qui a dit aussi que la quête de la vérité était plus importante que la vérité elle-même. Il y a deux phrases dans votre texte qui m'interpellent également. La première est : "Ce qu’il y vit tient de l’épiphanie du divin mais aussi de la résurrection des images d’antan" et la deuxième : "A Médine, le monde intelligible se fait sensible...". Ces deux phrases mettent à nouveau l'image au coeur du processus poétique de l'auteur, comme pour Chidyaq. Il conviendrait ici de mentionner la notion de ce 'alam al-mithal (monde du symbole, de l'image) particulièrement développée par des mystiques tels Ibn Arabi ou Sohrawardi et traduit par Henry Corbin par le terme "Imaginal" ou "Mundus Imaginalis". C'est le lieu entre l'intellect et la matière, le lieu où les esprits se corporalisent et les corps se spiritualisent. C'est le lieu, comme vous le dites, de la source et de l'embouchure. Le lieu des visions mystiques. Amitiés.
@ Pier Paolo : merci pour votre commentaire. Vous me faites penser à l'extraordinaire polysémie du mot "mithl" مثل (plus exactement la racine m , th, l) signifiant "comme", "preuve", "qualité", "exemple", "allégorie", "mesure", aune", "noble", "se rapprocher de", "ce qui se rapproche le plus de la vérité" "imiter", "représenter" (représenter de manière vraisemblable , y compris par l'écrit, d'où le sens de "sculpture", "théâtre") et "idéal". Vous le voyez, cher Pier, tout autourne autour de l'image mais sans que le mot image ne soit employé.
Amicalement
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