« Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », Jalel El Gharbi, Editions du Cygne, 2010.
Article de Béatrice Libert, Liège, le 10 avril 2010.
Quel livre édifions-nous lorsque mot à mot nous écrivons fragments sur fragments, dans la solitude de la chambre, sous la lampe silencieuse? Quel livre Jalel El Gharbi a-t-il constitué dans sa retraite tunisienne ? D’une insaisissable beauté, il subjugue, fascine, ennoblit.
En voici l’incipit : « Dieu qui mettez le poète sur le chemin de l’amour ». Avec lui, un ton nous est donné, ainsi que quatre mots clefs propres à la démarche de ce fin lettré universitaire. Il y a le mot « Dieu », témoin de la part sacrée présente en chaque être, plus vive, plus exacerbée, semble-t-il, chez l’artiste. Et le poète écrit comme il prie. Il y a le mot « poète », cet orfèvre de la parole, arpenteur de tous les possibles. Et l’auteur en a fait la quête de sa vie intellectuelle. Il y a « chemin », aller, retour, croisement, carrefour, échange, voie vers l’ineffable, quête infinie du poème. Et Jalel est un grand voyageur. Enfin, il y a « l’amour ». Et « Peut-on aimer hors de l’enceinte du poème et de l’attente ? »
Vers fondateur, posé au seuil du livre, avec la volonté de marquer un territoire poétique, de l’orienter, de mettre sur orbite, le poète, le poème et le lecteur. Et sitôt la balise arrêtée, voici que le poète veut déjà la déplacer, rêvant de la métamorphoser. Le poème est un être vivant.
Y a-t-il sur ce rocher érigé par les aigles
De quoi tromper l’étendue et ses faims
Rapiécer ses questions
Et connaître l’objet de son amour
Y a-t-il sur ce rocher qui convertit
La profondeur en vertige
Cette vérité enfermée dans un livre
Que personne n’a encore lu (…)
A l’écoute du vieux maître soufi, le lecteur essaie toutes les passes, celles où rayonnent le sens et le souffle. Et il se sent partout chez lui. Bien dans ces mots comme dans ces silences, bien dans ces reprises comme dans ces questions, bien dans ces évocations millénaires ou ces instants glanés hier. Jamais abstraite, la poésie d’El Gharbi ouvre sur la beauté absolue, celle de l’être habité par l’Esprit, chercheur d’âmes comme on était jadis, en d’autres lieux, chercheur d’or.
Etre la paume ne demandant rien au fruit
Ou le fruit n’espérant rien de la main
La soif ne voulant pas vider sa source
Ou la source désespérant de la soif (…)
Revisitant l’abécédaire du vieux maître soufi, il nous offre un éloge magnifique et mesuré, charnel et spirituel, des lettres dont il réinvente l’alif et le bê, le jim et le dal, le hê et le wê... On écoute le grammairien, on boit ses paroles ; sa sagesse entre en nous, avec l’empathie du poète pour tout le genre humain et sa profusion de livres. Poésie pacifiante !
Puis, le voyageur nous guide à travers le labyrinthe fécondant de l’art, de Delft à Luxembourg, de Bruges aux berges du Danube, de Renoir à Bach, de Sousse à Guermantes. D’un détail entrevu, il sait transmettre la ferveur, tirant leçon de toute chose, martelant son credo personnel, cette utopie pour laquelle il œuvre et qu’il nomme Orcident.
Au lecteur de nouer, selon les inflexions de sa vie, les fils tissés dans ces pages dont la forme est lente et épurée, nourrie et évocatrice. Le poème devient alors cette lampe tournant son visage vers notre nuit intérieure pour en éclairer les plis, replis, méandres. Et l’on s’imprègne à nouveau du rythme envoûtant et des images justes. Le Grammairien ne l’avait-il pas conseillé : « Lis… »
Rares sont les recueils comme celui-ci, profond, intense, intemporel. Voilà pourquoi l’on n’hésite pas à prolonger le charme de cette langue unique et belle… Un enchantement.