samedi 22 octobre 2011

Renaud Matgen & Lidia Markiewicz, revenants de l’automne Par Giulio-Enrico Pisani

Renaud Matgen & Lidia Markiewicz, revenants de l’automne ( publié dans le Zeitung Vum Lëtzebuerger Vollek)
Certes, si les revenants sont pour nous des fantômes traînant des chaînes et hantant les vieilles demeures, inutile de visiter la Galerie Schortgen. (1) Si nous-nous réjouissons par contre de retrouver deux artistes exceptionnels, que nous avons déjà pu apprécier à plusieurs reprises, c’est le moment.
Moi, c’est avec la curiosité d’un môme pressé de savoir ce que le père Noël a déposé devant la cheminée, que je me rendis ce 15 octobre rue Beaumont, à la rencontre de ces « vieilles » connaissances, dont je suis un admirateur de longue date : Renaud Matgen et Lidia Markiewicz.
Renaud Matgen
est né au Luxembourg belge en août 1970 et nous fait savoir sur son très beau site www.sculpteur-matgen.com/, qu’il est un authentique autodidacte. Tardif, ajouterai-je, car ce n’est qu’en 2003 qu’il commence à travailler la glaise, l’argile. Sa source d’inspiration : des visages choisis parmi les peuples opprimés tels les Indiens ou certaines peuplades d’Afrique… Encouragé par sa marraine, sculptrice depuis 25 ans, il en viendra à adapter sur ses sculptures la technique du Raku, technique ancestrale et délicate d’émaillage venue d’Asie, principalement utilisée par les potiers… Puis il découvre l’ardoise, en fait, encore de l’argile, sauf qu’elle a passé par les tourments métamorphiques et a transité il y a un demi milliard d’années ou davantage par l’enfer des fournaises chtoniennes. Mais c’est encore sur le site de Renaud, que nous découvrons (à la 3e personne) le cheminement cette découverte qui n’a rien d’un soudain Euréka, mais qui sera l’embryon d’un long et laborieux cheminement, où les « fiat lux » renversants ne jouent pas grand rôle.
« En 2006, quelques ardoises traînant dans son atelier, il décide de voir ce qu’il pouvait en faire… Et l’inspiration fut si forte et la possibilité de décliner ce matériau si grande, qu’il s’y consacra sans totalement oublier la technique du Raku. À force de travail et d’essais, il développe une technique bien particulière pour travailler cette matière. Qui aurait pu penser que l’ardoise, cette pierre sombre, brute et dont on ne connaît que peu de choses, que l’on voit principalement sur les toitures belges, luxembourgeoises ou encore du nord de la France, pouvait se transformer en une matière noble, douce, voire sensuelle… »
Oui, et ainsi que je l’écrivis dans mon article de mai 2010 dans notre Zeitung, Renaud saura tirer le meilleur de ce matériau à la fois dur, friable, cassant, fissile, de structure feuilletée, qui n’est certes par le chouchou des sculpteurs. Aujourd’hui, cet artiste né à deux pas de chez nous, vit à Parempuyre, près de Bordeaux, et après avoir longtemps travaillé l’ardoise ardennaise, s’est attaqué à sa cousine aquitaine puis catalane, mais toujours à sa manière aussi atypique que géniale.
Mais son grand atout ne réside pas essentiellement dans la pourtant authentique originalité de ses oeuvres, voire dans leur unicité. C’est la sobre beauté des formes encore rehaussée par l’absence de couleur ou, plutôt, par l’omniprésence du gris, comme il se doit, ardoise, qui frappe d’emblée le spectateur. Et c’est les innombrables interactions et jeux des contours, des ombres, de la lumière, de la profondeur, du relief et des dimensions. L’on peut, bien entendu, toujours affecter deux dimensions à la peinture et trois à la sculpture, mais ce n’est d’aucune utilité. Ce serait faire, en effet, bon marché de l’imaginaire des véritables artistes et de leur capacité à faire pénétrer le spectateur dans leur monde mystérieux, libre des lois de la physique. La sculpture de Renaud ne se laisse pas davantage enfermer dans trois dimensions qu’un tableau n’est nécessairement une représentation bidimensionnelle. Le nombre de dimensions qu’il met en oeuvre dans ses créations sont généralement bien plus nombreuses. Mais je ne vous en dirai pas plus, amis lecteurs, car je vous laisse découvrir de par vous-mêmes la magie de ses sculptures et ce, en même temps que la séduction des tableaux de
Lidia Markiewicz.
C’est depuis avril 2005, lors de l’exposition des 20 ans du LAC, à la Chapelle du Plateau du Rahm, en avril 2005, que son travail me captive. À l’époque ce furent ses abstractions lyriques, mais les quelques tableaux qu’elle présentait ne me permirent ni de bien comprendre son art, ni de la présenter convenablement à mes lecteurs. Ce fut bien mieux en novembre 2006 à la Galerie Schortgen, où je pus enfin admirer bon nombre de ses toiles, dont des chef-d’oeuvres comme « Vacances 2006 », « Une Journée d’été », « Génésis II », « Fin de l’Été Indien II » ou « La Vallée le matin ».
Nouvelle expo chez Schortgen en novembre 2008, intitulée « Krople », gouttes en polonais, dont le rythme évoque celui de la méditation dans le monastère chinois où Lidia Markiewicz s’était retirée... écrivis-je à l’époque. Et que dire aujourd’hui, sans craindre de me répéter encore et encore ? Aucun danger ! L’authentique artiste ne se répète jamais, pour affirmé et formé que soit son style, et chaque exposition de Lidia nous apporte son lot de surprises et découvertes. Mais avant de nous pencher sur la présente exposition, qu’elle a baptisé « Blue Velvet », sans d’ailleurs que le bleu, pourtant omniprésent, y domine vraiment, voici un bref rappel biographique :
Présente sur notre scène artistique depuis 1992, Lidia Markiewicz est née en 1949 à Pawlowice. Baccalauréat Lycée pédagogique (PL) en 1968, puis de 1968 à 1971 École pédagogique supérieure (PL), en 1972 Diplôme d’Études supérieures (PL) spécialités : arts plastiques auprès du prof. Bronislaw Chyla, elle fréquente de 1986-1988 l’Académie des Beaux Arts de Trèves, expose en Pologne, puis à Trèves, en 1992 au Théâtre des Capucins, puis en 1994 au Théâtre Galerie à Esch/Alzette. Mais elle expose aussi en France et à Londres, au Museum of Women’s Art. Elle enseigne au Centre Européen pour la Promotion des Arts (CEPA) à Luxembourg, dirige l’Atelier Plastique pour Enfants à Luxembourg, crée divers programmes didactiques, organise des conférences consacrées à la création chez l’enfant et participe à des émissions télé en Pologne (TV Polonia) et chez nous (RTL).
Sur cette symbiose réussie entre la pédagogue et la créatrice, l’artiste peintre Yvette Richette m’a confié : « La fréquentation des cours de Lidia Markiewicz a été une période très enrichissante et privilégiée de ma vie d’artiste. J’ai perçu Lidia comme une pédagogue compétente et une artiste accomplie ». Naguère caractérisée par un expressionnisme figuratif très dépouillé mais à forte connotation symboliste, la peinture de Lydia Markiewicz est devenue progressivement de plus en plus abstraite. La densité de ses couleurs, où la composition charnelle est tempérée par de fréquents sfumati, domine des motifs énigmatiques qu’elle élève vers la spiritualité parfois, vers la poésie toujours. Ses couleurs, peu nombreuses, mais accompagnées de mille nuances, d’ombres, de variantes, clairs-obscurs et fulgurances, animent ses oeuvres d’une vie propre, comme prête à jaillir du tableau pour éblouir leur spectateur.
Aujourd’hui, Lidia Markiewicz, semble viser de nouveau horizons et, si sa peinture ne quitte pas l’abstrait, de nouveaux éléments figuratifs y refont timidement surface dans « Blue velvet ». Sans rapport direct avec le film culte de David Lynch, bien sûr, et, pas plus que ses bleus ne sont vraiment « Klein », ses quasi-nus délicatement esquissés dans la paire « Blue velvet 17 » et « Blue velvet 18 » ne représentent Isabella Rossellini. En fait, c’est le préfixe « quasi » (presque), même sous-entendu, qui me semble être le fil conducteur de l’expo, et exprimer l’incomplétude inhérente à toute oeuvre humaine. C’est patent dans son tableau « Quasi solution », où une main droite quasi-michelangelesque (2), surgissant à gauche au bout d’un bras d’homme a quasiment l’air de vouloir recréer le monde. Refaire le monde ? Ce n’est certes pas l’intention de Lidia, mais il est sûr que son art contribue à le rendre plus beau.
*** 1) Galerie Schortgen, 24 rue Beaumont, Luxembourg centre (parallèle à la Grand rue, près centre Alima), ouvert mardi à samedi de 10,30 à 12,30 et de 13,30 à 18 h. Expo Lidia Markiewicz & Renaud Matgen jusqu’au 10 novembre.
2) Inspirée sans doute de la main droite de Yahvé dans la « La création d’Adam » de Michel-ange à la Chapelle Sixtine.
Giulio-Enrico Pisani

mercredi 19 octobre 2011

Reflets de New York, par Giulio-Enrico Pisani

Le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek publie cet article de notre ami Giulio-Enrico Pisani :
Le fait que le titre original de cette exposition photographique peu commune de François van Bastelaer soit « Reflections of New York » (1), ne peut qu’encourager notre réflexion sur ce splendide collier de regards réfléchis par celle qui fut longtemps la première mégalopole et qui en reste encore l’archétype. New York et particulièrement Manhattan : la ville par excellence avec ses foules, son fracas, ses gratte-ciels, ses rues (streets) souvent ignorées du soleil, ses vastes avenues pulsantes, trépidantes, frénétiques même, sa mer de tôles roulantes et rutilantes, mais aussi ses parcs, ses lumières, ses mystères, ses petits squares romantiques, ses coins interlopes, son Village, ses gratte-ciels et j’en passe ! New York, la cité des cités, vous est présentée aujourd’hui à la Galerie « Espace 1900 » (2), comme vous ne l’avez jamais vue.
Et le galeriste de préciser dans son communiqué qu’« à travers le filtre des reflets, la moindre flaque devient une fenêtre sur un monde nouveau, la plus petite vitrine un tableau moderniste ; un simple miroir ouvre une porte plongeant au plus profond de la cité. Le réel n’est plus tout à fait le même et Manhattan apparaît différente. « Reflections of New York » fait découvrir au spectateur une ville (...) différente, presque virtuelle. Un peu comme si une cité parallèle s’offrait, furtivement, tel un monde caché ! » Et autant pour cette exposition, car l’artiste ne se contente habituellement pas de cet unique point de vue, disons réfléchi, qu’il nous fait découvrir aujourd’hui, nouvel aspect de La ville. Celle-ci est en effet omniprésente dans ses créations. Et de ses précédentes vues, comme « Brussels by light », présentée en 2009, « Les amoureux de Central Park », ou « Manhattan et le Brooklyn bridge by night » visibles ailleurs sur Internet, le démontrent.
Cette série bien particulière, que François van Bastelaer présente actuellement à l’Espace 1900, est sa manière, assez atypique est-il vrai, de nous prêter ses yeux, son regard donc, à travers le prisme de sa perception de la vie et de l’architecture new-yorkaise. « Photographe amateur », nous confie-t-il, « j’aime me promener dans les villes à la recherche d’images qui me touchent. Je fonctionne à l’intuition et au coup de coeur. J’aime les photos qui dégagent une émotion. Je suis heureux si mes sentiments transparaissent dans mes images ». Mais ce n’est pas tout, loin de là. Car sa dynamique, sa finesse de perception et son empathie avec l’homme et ses ouvrages, qu’il exprime avec une certaine complicité, mais sans esprit critique, excède grandement les simples coups de coeur d’amateur, aussi doué et éclairé soit-il. On est un peu plus dans le BCBG que dans le Weegee (3), c’est vrai, mais le raffinement dans sa recherche et l’incontestable réussite esthétique de ses tableaux photographiques placent François van Bastelaer dans un tout autre registre.
Très humains pourtant dans « American dream », « Femme dans l’escalier » ou « Départ immédiat », romantiques dans « Aube aquatique » et « Rendez-vous », les deux à la fois dans « Romantic park », ou purement mécaniques dans « Je n’ai besoin de personne » et « Last exit to Brooklyn », ses reflets se reflètent en nous et nous interpellent. Oserais-je vous dire, sans vouloir vous influencer, amis lecteurs, que mes préférés sont « Belle au bois dormant » et « Full frontal », deux chef-d’oeuvres marquant l’un le repos, l’autre le mouvement, c’est à dire les deux contraires, les opposés, les deux faces du New-York way of life. Je m’y arrêterai un instant. « Belles au bois dormant » est un portrait – retourné – de toute beauté des deux tours style baroque anglais du San Remo Building ou, plutôt, de leur reflet dans les eaux du « lac » de Central Park, au bord duquel se dresse cet immense immeuble résidentiel du début des années 1930. (4) L’ensemble architectural (véritable cité dortoir de luxe) qui se réfléchit au crépuscule dans le miroir frémissant de l’étang à travers et par-dessus les arbres qui en bordent la rive, donne justement cette impression d’île de paix, sécurité et sérénité au milieu des brisants d’un chaos citadin qui viendraient se fracasser contre sa quiétude horizontale.
À mille lieues (symboliques) de la tranquillité de Central Park, du miroitement de son lac et de ses « Belles au bois dormant », nous trouvons à présent leur contraire : « Full frontal ». Saisie sur le vif, une jeune femme élégamment vêtue se hâte en direction d’un sémaphore au milieu d’un carrefour désert traversé par un taxi jaune. Deux des panneaux fixés au sémaphore indiquent E 14 Street et 4th Avenue. Un grand immeuble brun occupe tout le côté droit, et une vaste paroi vitrée ou vitrine, côté gauche permet à toute la scène de se dédoubler, ses figurants convergeant avec leurs répliques réfléchies. Dans cette nouvelle scène fictive l’élégante jeune femme semble courir à une inévitable collision avec sa jumelle optique. Contrairement à un grand nombre d’autres travaux de l’expo, où il montre principalement, voire exclusivement le reflet du modèle, François van Bastelaer présente ici l’original, simultanément au reflet, en un ensemble « débout ». Résultat : la verticalité, les diagonales de fuite et le mouvement de la jeune femme évoquent la hâte, le stress, l’impatience, le temps qui s’envole.
Certes, presque toutes les photos de l’exposition sont géniales. Je pense notamment à cet homme en costume cravate qui téléphone dans « Déconnexion » (le reflet brisé, le contraire de la connexion !), à « stairway to heaven » (une allusion à l’échelle de Jacob ?), à « Silver City » et à bien d’autres. Et ce qui est remarquable de nos jours, où les photographes disposent d’innombrables outils techniques et numériques de modification, retouche et truquage, c’est le naturel des prises de vue, qui ne doivent leur magie qu’à la découverte et à la saisie à un moment donné, d’un sujet et d’un cadre soigneusement choisis par l’artiste. « Mes photos ne sont pas le fruit d’effets savamment pensés », explique François van Bastelaer. « J’aime que la ville me propose ses propres truquages, naturels, sans autre artifice que la conjonction spontanée des événements. Ce sont ces images éphémères que je tente de saisir pour les offrir au regard de chacun. Le reflet disparaît alors pour devenir une nouvelle réalité. »
De François van Bastelaer, nous apprenons par la galerie (et Internet) qu’il est né en 1964, vit à Kraainem dans le Brabant flamand, est directeur d’antenne de RTL TVI et gère l’autopromotion, le design et la continuité des trois chaînes télé du groupe RTL en Belgique. On lui doit notamment le design du journal télévisé ou les campagnes d’image « You are watching RTL TVI » qui ont marqué la communication de la chaîne en matière de série événements. Tout un programme donc... qui ne l’empêche nullement de se s’adonner à sa grande passion : la photographie. Auteur d’abord de photographies d’illustration, il a entamé avec le concept de « Reflections of New York » une nouvelle démarche plus artistique, peut-être plus intériorisée et – sans mauvais jeu de mot – réfléchie. Oui, peut-être, mais comment savoir ? Les reflets de ses perceptions via ses yeux et son objectif nous dévoilent-ils vraiment sur papier ses réflexions d’artiste ? Certaines sans doute ; toutes, sûrement pas. Affaire, pardon, artiste à suivre !
*** 1) Voir aussi sur www.reflectionsofnewyork.com.
2) Galerie Espace 1900 – 8 rue 1900 (entre rue Glesener et place de Strasbourg), Luxembourg gare, ouvert les jours ouvrables de 8h30 à 12h30 et de 14h30 à 18h30. Exposition jusqu’au 30 octobre.
3) Pseudonyme d’Arthur Fellig, photographe américain (1899 – 1968)
4) Voir notamment le site http://fr.wikipedia.org/wiki/San_Remo_Apartments ou, mieux encore, si vous lisez l’anglais, le site http://en.wikipedia.org/wiki/ The_San_Remo plus détaillé et mieux documenté.
Giulio-Enrico Pisani

dimanche 16 octobre 2011

En relisant Mahmoud Messadi



En pensant à Messadi, s’impose à moi l’incipit de son Sindbad ou la pureté[1] et surtout la première phrase.كانت الليلة مأساة قلقا قلبا دويا يتصارخ فيها الدمار و الكيان وينبو كل شيء عن القرار كأن عدما يجهد إلى الوجود أو كأن حياة تجهد إلى فناءPhrase d’une haute teneur poétique où les mots grondent. J'en tente ici une traduction approximative :« La nuit était de drame, d’angoisse, de trouble et de vacarme ; l’être et l’anéantissement y criaient ; tout rebiffait à l’apaisement, comme si un néant s’employait à être, comme si une vie s’employait à disparaître » Cette phrase qui a comme écho toute la thématique de l’orage structurant La Naissance de l’oubli a toujours constitué pour le lecteur de Messadi que je suis le meilleur seuil pour entrer dans une œuvre à la langue admirable car Messadi est avant tout sa langue soutenue, raffinée et lumineuse. Ma phrase développe une allitération en [q] qui, à elle seule, dit l’orage dont il s’agit. Mais l’orage de Messadi est un prétexte pour l’allitération. Ce que dit la phrase, c’est la proximité entre son et sens. L’orage chez Messadi est un archétype de la naissance ou de l’extinction, envers et endroit d’une même réalité car chez l’auteur du Barrage, la parenté entre la chose et son contraire est érigée en étymon spirituel, pour reprendre ce vieux motif de la stylistique de Spitzer. Tout vient sans doute de cette proximité entre avènement et extinction, de cette proximité entre distance et proximité. Je décline ce thème de la parenté en une proximité entre Orient et Occident. Cette proximité se voit dans la culture de l’écrivain, une culture bilingue qui donne à ses œuvres des veines se rattachant aussi bien à Tawhidi qu’à Claudel. En cela, il ne faut pas se fier à ce que dit Messadi dans sa réponse à la lecture de Taha Hussein. Comme il le dit lui-même au début de sa réponse[2], une fois publiée, l’œuvre vit du souffle qu’elle insuffle au lecteur et qu’elle lui inspire. C’est pourquoi il ne faut pas se fier totalement à ce que dit Messadi de Messadi : il y a souvent un écart entre l’auteur, l’œuvre et la lecture que l’auteur fait de son œuvre. Il n’est pas malaisé de montrer qu’il y a moins de Céline dans l’œuvre de Messadi que de Camus (oui, bien que Messadi ait affirmé que Camus n’était pas l’auteur qu’il lisait le plus) et surtout qu’il y a moins d’Ibsen que de Claudel, surtout celui des Souliers de Satin. Je cherche à dire que si Taha Hussein avait lu Le Barrage en français il l’aurait compris dès la première lecture. Une étude comparative attend d’être faite qui montrerait que As Sod cache mal Le Barrage dans la première version, en français, que Messadi a écrite du As Sod. Malheureusement, d’aucuns ont estimé que cette version était inutile. Je ne ferai pas de leçon sur la critique génétique mais je dis tout simplement ceci : je ne suis pas sûr que les textes qu’on écarte d’un auteur ne présentent aucun intérêt.. D’autres rapprochements sont à oser : avec Ahmed Faris Alshidyaq, par exemple. Je parle du Alshidyaq réactualisant les maqamat[3]. Le propre des maqamat est d’accorder la toute première importance à la langue même. Tout est prétexte au dire. C’est au dire que le dire se destine. Si de nouvelles lectures de Messadi sont à espérer, c’est parce que ce que nous ressentons comme le signe même de la modernité est ressenti par la critique traditionnelle comme signe de décadence, cette prose assonnée (Messadi a soutenu une thèse sur ce thème, thèse rédigée en français).L’œuvre de Messadi revoit la typologie des genres. Son théâtre n’est pas théâtral, son roman n’est pas romanesque. En cela, Messadi prolonge l’œuvre de Faris Alshidyaq et annonce le roman actuel où la part de la diégèse rétrécit comme peau de chagrin pour laisser pour laisser place à l’évocation autobiographique, à la note de lecture, au journal de voyage éclaté, à l’anecdote et à l’aphorisme. Il est heureux que la modernité rejoigne un type d’écriture que nous connaissons et dont Messadi est l’une des figures les plus illustres.Aujourd’hui la question est de savoir comment le lire. La première tentation serait celle d’une critique « isolationniste » : Messadi est à nous (ou à moi dirait le critique attitré) et cela présente l’avantage de ne pas trahir notre ignorance. Ou alors ceci : Messadi n’était pas que Tunisien. Et son œuvre est traversée d’échos. Bien entendu mon propos ne s’adresse pas à qui croit que l’intertexte est honteux. Une telle approche montrerait que Sod a d’abord été Le Barrage et surtout que le texte écrit en français demandait à être réécrit en arabe.J.E.G
[1] Œuvre complète, Tome I, p.329 Sud Editions
[2] Œuvre complète, Tome III, p. 51 Sud Editions
[3] Ahmed Faris Alshidyaq : Al Saq ala al saq... Dar Maktabat al-Hayat. Beyrouth d’après l’édition parisienne de 1855.

mardi 11 octobre 2011

Inédit de Mahmoud Messadi 2.

Meïmouna.
J’entends des voix, Marphéo.
Marphéo.
J’entends des voix aussi.
Les deux à la fois (riant).
Nous sommes Jeanne d’Arc.
Troisième voix.
De la plaine aux monts
Mirage troue la terre en fenêtre.
Réel reste dessous avec sa sécheresse.
Prends garde de toucher à la Déesse.
Le secret du charbon mélangé au salpêtre
C’est elle qui l’apprit aux démons.
De la plaine à la montagne
Si tu la provoques, bloc
Tonnera la roche Roch
Meïmouna.
Qu’est-ce que  la roche Roque, Marphéo ?
Marphéo.
Demande-le à la voix.
Meïmouna.
Qu’est-ce que la roche Roque, ô voix ?
Voix.
D’abord, corrige l’orthographe. C.H.
Meïmouna.
C’est fait . La roche Roch.
Voix (mélodieuses)
C’est corne de Taureau
C’est défense d’éléphant
Et ce n’est ni bien beau
Ni bien blanc.
C’est une déesse.
(Peu à peu les voix prennent corps comme des songes d’été, fantômes transparents ; ils dansent une ronde d’une grâce infinie).
C’est la déesse
de Sécheresse
dont Dastaouch
est le pays
si sec
(Les fantômes disparaissent).

samedi 8 octobre 2011

Inédit de Mahmoud Messadi.

La Tunisie fête le centenaire du grand écrivain Mahmoud Messadi dont la langue est si épurée, si cristalline, si minérale qu'elle laissa pantois Taha Hussein. Ce que l'on sait moins, c'est que son chef-d'oeuvre Le Barrage a d'abord été rédigé en français. Ce texte a été écarté des ouvres complètes. Je mettrai en ligne dans les jours qui viennent d'autres pages de ce tapuscrit :
Mahmoud Messadi
Le Barrage
Scène Première
La scène représente n’importe quoi, pourvu que l’on se sente en montagne, dans un pays rocailleurs, aride, à végétation en aiguille et à poussière nombreuse. La scène doit être sèche ; on peut faire le ciel en jaune.
Les deux personnages doivent se débrouiller pour se trouver une attitude, une position – assis ou debout , dans ce décor sans chaise ni fauteuil. Ils peuvent par exemple, s’asseoir sur leur matériel de campement que l’on voit entassé là, ou corrompre le metteur en scène.
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Marphéo.
Nous voici installés dans le Rêve, Meïmouna.
(Elle veut parler)
Oui, oui… je sais. Tu vas dire : je déteste les idéales commodités ou encore : ce n’est guère un équilibre.
Meïmouna.
Non, Marphéo, non. Je ne voulais rien dire de tel. Je voulais dire seulement : comme des vers dans un fruit. Mais alors le fruit ne vaut plus rien.
Marphéo.
C’est une grande erreur, Meïmouna, le Rêve n’est guère comestible.
Meïmouna.
Peut-être. Oui, tu as raison. C’est nous qui sommes mangés. Le Rêve est anthropophage.
Marphéo.
Mettons que c’est un fruit anthropophage que mangent les vers et qui nous mange. Sais-tu seulement ce que tu veux dire, Meïmouna ?
Meïmouna.
Oui, mon bon ami : tu mangeras le Rêve et lui te mangera, réciproque simultanée. Et je n’arrive pas à savoir qui de vous deux se venge de l’autre, ni de quoi. Vous vous obstinez l’un à habiter l’autre, l’autre à le remplir de graisse comme une bête de sacrifice. Vous êtes deux entêtés, vous êtes deux mules, Marphéo.
Marphéo.
Nous sommes peut-être deux mules, mais nous sommes deux amis et nous ne nous détruirons pas … Nous te convertirons, Meïmouna.
Meïmouna.
Si c’est au marbre, à la ligne mathématique, à l’arbre sec de la vie, oui je veux bien. Mais j’y crois déjà. Tant pis pour le Rêve, tant pis pour toi, vous ne convertirez rien.
Marphéo.
A la négation de Loi et de Limite, ma sœur. L’impuissance et le Néant, à l’Acte. Tes lignes mathématiques, tes absolus donnés, prison de toi, despotes, nous en ferons des ronds de fumées, bleus et vains comme tes yeux.
Première voix.
Convertir quoi à quoi
Noble apôtre ?
Toi-même à nous
Ou à toi nous autres ?
Deuxième voix.
Enfer ou paradis
Oh qu’importe ?
L’important est qu’ardeur
Fille de l’extrême ferveur
Ne ferme point ses portes. 

dimanche 2 octobre 2011

Nathalie du Pasquier par Giulio-Enrico Pisani.

Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, paru 1.10.2011

Nathalie du Pasquier ouvre l’automne chez Schweitzer
Quel plaisir de pouvoir enfin vous présenter de plus près quelques créations de cette artiste dont je vous ai déjà parlé – hélas sommairement – dans mon article «Memphis Backstage: triomphe du “design” à la galerie Schweitzer» le 16 juin 2010![1]  Bien présente pourtant à l’époque, mais ultra-discrète et modeste, elle ne faisait pas grand-chose pour se mettre en valeur par rapport aux autres membres du groupe de design MEMPHIS, dont elle partageait les «feux du vernissage».  Par une très heureuse inspiration, l’équipe de la galerie Lucien Schweitzer[2] a donc décidé d’inaugurer la saison automnale 2011 avec une première exposition monographique de cette remarquable artiste française.  Soit dit entre nous, elle m’a confié se sentir davantage italienne, et cela se voit à ses créations.  Originaire de Bordeaux, où elle naît en 1957, Nathalie Du Pasquier s’installe à Milan en 1979, où elle travaille jusqu’en 1986 pour l’emblématique groupe de design et d’architecture MEMPHIS, dont elle est membre fondateur.  De 1980/81 jusqu’à sa dissolution en 1986, elle crée pour MEMPHIS de nombreux tissus, tapis, meubles et objets d’art.
La peinture deviendra dès lors sa principale activité, quoique – du moins, je le pense – toujours guidée et influencée par le styling et la déco.  Aussi, l’exposition proposée aujourd’hui montre des oeuvres aussi bien plastiques que graphiques et picturales entreprises par Nathalie du Pasquier à partir de 1987.  Et la galerie de préciser que l’artiste travaille surtout sur la base de natures mortes, composées d’objets ordinaires (aussi bien utilitaires que purement géométriques) mais installés de manière bien précise.  De ces compositions naissent de grandes huiles sur toile baignées d’une lumière omniprésente, tantôt naturelle tantôt artificielle.  Depuis quelques années ses compositions sont d’ailleurs devenues – juste retour des choses – des sculptures autonomes faisant partie intégrante du travail exposé et créant ainsi un dialogue entre représentation bidimensionnelle et objet tridimensionnel.  
Depuis tous temps, les peintres de natures mortes commencent par les composer sur une table, un guéridon, ou autre support analogue, pour ensuite les assimiler et les projeter sur toile.  Vu de cette manière, le principe du travail de Nathalie Du Pasquier est donc semblable à celui qu’ont employé avant elle la plupart des peintres.  Parmi ceux, auxquels semble l’approcher une vague parenté, nous pourrions citer Matisse, Picasso et, surtout, Giorgio Morandi.  Mais, chez la grande majorité des peintres, une fois le tableau ou la série de tableaux achevés, on débarrasse et on passe à autre chose, lorsque Nathalie du Pasquier reconnaît, elle, à la composition modèle le statut d’oeuvre d’art...  Qu’elle est d’ailleurs pleinement, création de cette Nathalie du Pasquier des années quatre-vingt, qui, devenue en quelque sorte subliminale, ne cesse de rappeler à l’artiste peintre du 21ème siècle qu’elle a été designer, sculptrice, créatrice de meubles et d’objets d’art.
Certes, Giorgio de Chirico ne semble à première vue pas loin non plus, du moins des constructions et de l’évidente recherche d’harmonies géométriques de Nathalie du Pasquier, sinon de ses natures mortes.  Mais, en fait, aucune comparaison ne s’impose.  Basées sur des objets ménagers purement utilitaires et vierges de toute décoration – verre, bouteille, flacon, thermos, cafetière, tasse, entonnoir, presse-citron, etc. – qu’elle accouple ou non à des corps géométriques, les «constructions mères» de ses toiles ne représentent nullement les objets qui les composent, mais bien leur ensemble, donc un tout dans l’esprit de l’artiste.  Et cet esprit, éminemment sobre, équilibré, qui rame plutôt sur le paisible lac de Lamartine qu’il ne se perd au fil des fleuves rimbaldiens, atteint le dépouillement serein de l’art pour l’art. 
Alors, ses créations ont beau être constituées majoritairement d’objets réels, elles n’ont en fait rien de réaliste.  On a l’impression que seule leur abstraction quasi-platonicienne jaillit des mains, puis des pinceaux de l’artiste avant de s’imposer au spectateur, pour qui la tasse sur la toile de Nathalie du Pasquier n’est nullement une telle tasse, mais bien La tasse, l’idée, le concept de tasse, comme celle qui illustrerait la page «T, t» dans un abécédaire.  Et cette impression, qui la voit s’écarter de ses proches es arts picturaux comme Giorgio Morandi, pour davantage se rapprocher des Cézanne, Gris, Matisse ou Picasso, fut mienne dès que j’eus réalisé – et qu’elle me confirma – son indépendance des lois de la perspective.  
Que ceux qui seraient un instant tentés d’y croire, oublient par conséquent une quelconque parenté avec le surréalisme «géométrique» d’un Giorgio de Chirico.  En effet, le surréalisme, tout comme le réalisme, ne saisit qu’un instant donné, purement fictif, quasi-nul, puisque privé de durée.  C’est tant soit peu possible en photo, mais irréalisable en peinture, où, à moins d’être artificielle et invariable tout au long de l’exécution de l’oeuvre, la luminosité et l’incidence lumineuse changent constamment et font autant changer le modèle que la pose.  Lequel des milliers de moments que dure la création de tel ou tel tableau le spectateur contemplera-t-il en fin de compte?  Dans la peinture abstraite, le problème ne se pose pas, en quoi s’y apparente la peinture d’une Nathalie du Pasquier qui se veut libre de rechercher, former et projeter sur toile l’harmonie intemporelle de ses compositions longuement et patiemment construites sans se soucier du moment fugace. 
À première vue, rien ne la rapproche, ni par le style, ni dans la forme, des symphonies picturales abstraites de Markus Anton Huber, et pourtant...[3]  Très discrètes, mais quasi-omniprésentes, les ombres portées par les objets sur le fond du tableau – souvent un mur auquel s’adosse le support – interagissent dans ce sens avec les formes très épurées des constructions et la polychromie pastel des objets utilitaires ou purement géométriques qui les composent.  Un des exemples les plus significatifs de ce jeu d’ombres est le tableau «Ombre che cadono all’indietro».[4]  Et l’on peut s’évertuer à y imaginer la multitude de tableaux différents que Nathalie du Pasquier eût pu peindre sur le même sujet (en jouant sur les variations de sa propre position, de celle du modèle, de la source lumineuse, ainsi que de son intensité) outre ceux qui y sont contenus.  
Les sulptures-modèles et toiles de Nathalie du Pasquier sont parfois, quoique peu fréquemment, monochromes, mais elles respirent, tout comme ses créations polychromes et à l’instar d’un esprit architectural toscan qui, allez savoir comment, les imprègne, une profonde harmonie toute paix et sérénité.  Même des travaux pouvant tendre vers le désordre comme «Rovine»[5], voire approcher l’idée de chaos, comme «Mucchio»[6] échappent à l’agitation, à l’intranquillité, à l’impatience, à toute violence.  Et cela se vérifie jusque dans l’équilibre précaire que leur concède l’artiste, équilibre qui ne parvient pas à paraître vraiment instable.  Les créations de Nathalie du Pasquier sont aussi bien architecture que sculpture et peinture: symbiose qu’elle réalise par quelque mystérieux pontage, en ramenant ces arts du classique et de l’abstrait vers ses formes les plus pures, originelles, donc aux fondamentaux de l’esthétique et de la beauté.


[1]  Sur Internet en http://www.zlv.lu/spip/spip.php?article2963, illustré par une photo sur laquelle on  aperçoit de gauche à droite Anne Schweitzer, Aldo Cibic, Nathalie du Pasquier (le visage en partie caché par un «bras» du meuble-sculpture "Casablanca" d’Ettore Sottsass) et Alberto Bianchi Albrici.
[2]  Galerie Lucien Schweitzer, 24 avenue Monterey, Luxembourg ville (entre Parc et boulevard Royal), mardi à samedi de 10 à 18 h, exposition jusqu’au17 novembre.

[3]  «Les moments fugaces de Markus Anton Huber» > http://www.zlv.lu/spip/spip.php?article40666 

[4]  «Ombres qui tombent vers l’arrière»
[5]  «Ruines»
[6]  «Amoncellement»