dimanche 16 octobre 2011

En relisant Mahmoud Messadi



En pensant à Messadi, s’impose à moi l’incipit de son Sindbad ou la pureté[1] et surtout la première phrase.كانت الليلة مأساة قلقا قلبا دويا يتصارخ فيها الدمار و الكيان وينبو كل شيء عن القرار كأن عدما يجهد إلى الوجود أو كأن حياة تجهد إلى فناءPhrase d’une haute teneur poétique où les mots grondent. J'en tente ici une traduction approximative :« La nuit était de drame, d’angoisse, de trouble et de vacarme ; l’être et l’anéantissement y criaient ; tout rebiffait à l’apaisement, comme si un néant s’employait à être, comme si une vie s’employait à disparaître » Cette phrase qui a comme écho toute la thématique de l’orage structurant La Naissance de l’oubli a toujours constitué pour le lecteur de Messadi que je suis le meilleur seuil pour entrer dans une œuvre à la langue admirable car Messadi est avant tout sa langue soutenue, raffinée et lumineuse. Ma phrase développe une allitération en [q] qui, à elle seule, dit l’orage dont il s’agit. Mais l’orage de Messadi est un prétexte pour l’allitération. Ce que dit la phrase, c’est la proximité entre son et sens. L’orage chez Messadi est un archétype de la naissance ou de l’extinction, envers et endroit d’une même réalité car chez l’auteur du Barrage, la parenté entre la chose et son contraire est érigée en étymon spirituel, pour reprendre ce vieux motif de la stylistique de Spitzer. Tout vient sans doute de cette proximité entre avènement et extinction, de cette proximité entre distance et proximité. Je décline ce thème de la parenté en une proximité entre Orient et Occident. Cette proximité se voit dans la culture de l’écrivain, une culture bilingue qui donne à ses œuvres des veines se rattachant aussi bien à Tawhidi qu’à Claudel. En cela, il ne faut pas se fier à ce que dit Messadi dans sa réponse à la lecture de Taha Hussein. Comme il le dit lui-même au début de sa réponse[2], une fois publiée, l’œuvre vit du souffle qu’elle insuffle au lecteur et qu’elle lui inspire. C’est pourquoi il ne faut pas se fier totalement à ce que dit Messadi de Messadi : il y a souvent un écart entre l’auteur, l’œuvre et la lecture que l’auteur fait de son œuvre. Il n’est pas malaisé de montrer qu’il y a moins de Céline dans l’œuvre de Messadi que de Camus (oui, bien que Messadi ait affirmé que Camus n’était pas l’auteur qu’il lisait le plus) et surtout qu’il y a moins d’Ibsen que de Claudel, surtout celui des Souliers de Satin. Je cherche à dire que si Taha Hussein avait lu Le Barrage en français il l’aurait compris dès la première lecture. Une étude comparative attend d’être faite qui montrerait que As Sod cache mal Le Barrage dans la première version, en français, que Messadi a écrite du As Sod. Malheureusement, d’aucuns ont estimé que cette version était inutile. Je ne ferai pas de leçon sur la critique génétique mais je dis tout simplement ceci : je ne suis pas sûr que les textes qu’on écarte d’un auteur ne présentent aucun intérêt.. D’autres rapprochements sont à oser : avec Ahmed Faris Alshidyaq, par exemple. Je parle du Alshidyaq réactualisant les maqamat[3]. Le propre des maqamat est d’accorder la toute première importance à la langue même. Tout est prétexte au dire. C’est au dire que le dire se destine. Si de nouvelles lectures de Messadi sont à espérer, c’est parce que ce que nous ressentons comme le signe même de la modernité est ressenti par la critique traditionnelle comme signe de décadence, cette prose assonnée (Messadi a soutenu une thèse sur ce thème, thèse rédigée en français).L’œuvre de Messadi revoit la typologie des genres. Son théâtre n’est pas théâtral, son roman n’est pas romanesque. En cela, Messadi prolonge l’œuvre de Faris Alshidyaq et annonce le roman actuel où la part de la diégèse rétrécit comme peau de chagrin pour laisser pour laisser place à l’évocation autobiographique, à la note de lecture, au journal de voyage éclaté, à l’anecdote et à l’aphorisme. Il est heureux que la modernité rejoigne un type d’écriture que nous connaissons et dont Messadi est l’une des figures les plus illustres.Aujourd’hui la question est de savoir comment le lire. La première tentation serait celle d’une critique « isolationniste » : Messadi est à nous (ou à moi dirait le critique attitré) et cela présente l’avantage de ne pas trahir notre ignorance. Ou alors ceci : Messadi n’était pas que Tunisien. Et son œuvre est traversée d’échos. Bien entendu mon propos ne s’adresse pas à qui croit que l’intertexte est honteux. Une telle approche montrerait que Sod a d’abord été Le Barrage et surtout que le texte écrit en français demandait à être réécrit en arabe.J.E.G
[1] Œuvre complète, Tome I, p.329 Sud Editions
[2] Œuvre complète, Tome III, p. 51 Sud Editions
[3] Ahmed Faris Alshidyaq : Al Saq ala al saq... Dar Maktabat al-Hayat. Beyrouth d’après l’édition parisienne de 1855.

3 commentaires:

Mahdia a dit…

Cher ami,
Votre question : comment devons –nous lire Messadi ? est pertinente. "Le barrage" comme "L’espoir" de Malraux ou "Le silence de la mer" de Vercors ou "La chute" de Camus sont des œuvres qui développent en elles la contrainte du message qu'elles endossent ( et qu'il soit à jamais inconnu, ce qui fait proliférer continûment leur sens) et qui oriente d'une façon discrète le lecteur "voyant" à son sens. Mais contraindre à lire plutôt de cette façon-ci que de cette façon-là ne signifie nullement un défaut ou un manque de percée de la vision de l’écrivain mais son parfait aboutissement. Quand une œuvre pose trop de questions au lecteur, c’est qu’elle a résumé dans une préoccupation abondante toutes les interrogations qu’un lecteur prévoyant pourrait exprimer. Cela ne veut pas dire qu’elle prévoie tant de lectures. Non ! On peut lire dans le sens politique une œuvre jusqu’à la fin des temps, et à chaque fois automatiquement différemment, mais le message de l’œuvre, son secret en quelque sorte aussi, « cet inconnaissable infra cassable noyau de la nuit « dira Lanson, reste, et magnifiquement, indémodable.
Maintenant, comment venir judicieusement à savoir qu’il faut plutôt lire comme ceci non comme cela ? Je pense que ces textes nous poussent continuellement à refaire l’école. Mais l’école de la performance bien entendu, de la prouesse hautement esthétique. Et, ma foi, votre lecture –ci, en est un modèle parfait.

giulio a dit…

Tout cela est bien trop savant pour moi, chers amis, et d’autant plus ardu à comprendre que je n’ai lu de Messadi que les minuscules extraits dans ce blog. Mais outre le passage cité : « La nuit était de drame, d’angoisse, de trouble et de vacarme ; l’être et l’anéantissement y criaient ; tout rebiffait à l’apaisement, comme si un néant s’employait à être, comme si une vie s’employait à disparaître », j’ai été frappé dans ce texte par trois éclairs) :

« … la parenté entre la chose et son contraire est érigée en étymon spirituel… ». Là, je ne suis pas sûr de comprendre : serait-ce comme la parenté des contraires entre la Beatrice quasi-divinisée de Dante et La Beatrice (à l’origine sans accent aigu non plus), abominable de Baudelaire (qui, parait-il, la parrainait de la première) ?

« … une fois publiée, l’œuvre vit du souffle qu’elle insuffle au lecteur et qu’elle lui inspire. ». Ce n’est pas un secret que, autant qu’une œuvre d’art à son créateur, un texte littéraire échappe à son auteur dès publication, devient autonome et productif de… et là, j’en arrive à notre 3e texte :

« Messadi n’était pas que Tunisien. Et son œuvre est traversée d’échos. Bien entendu mon propos ne s’adresse pas à qui croit que l’intertexte est honteux. ». Lâchée dans l’espace culturel et interculturel, l’œuvre multiplie à l’infini ses échanges, connexions et intertextes comme un neurone frénétique ses synapses. Eh, qui pourrait-il ignorer ou faire honte aux intertextes qui sont l’humus, la pluie, la rosée, le vent, les spores dans lesquels toute pensée baigne, dont elle s’abreuve, sans lesquels elle se stérilise et s’étiole et auxquels aucune religion ou tour d’ivoire ne saurait faire barrage ?

Mahdia a dit…

Giulio,
La critique traditionnelle nuit énormément à l'abondance du texte lorsque elle prend le Messadi de tous les jours comme celui qui se révèle dans infiniment de facettes dans Le Barrage et dans toutes ses autres œuvres et que vous avez habilement révélé dans votre réponse à Halagu*.

Jalel rappelle ici le propos de Proust dans son "Contre Sainte Beuve": "L'homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n'est pas la même personne." et va formidablement au-delà de cette constatation en montrant que la même œuvre d’un écrivain écrite par lui dans deux langues différentes révèle d’une façon étonnante deux écrivains différents puisque "As Sod cache mal Le Barrage dans la première version, en français, que Messadi a écrite du As Sod."
Une critique traditionnelle ou celle "qui croit que l’intertexte est honteux" ne saura non seulement jamais que "l’orage de Messadi est un prétexte pour l’allitération… " mais que la version arabe du Barrage n’aurait jamais reçu ses lettres de noblesse si Messadi n’était pas bilingue ou n’avait pas joint à sa culture grammaticale et poétique arabe une culture théâtrale et romanesque européenne car le théâtre et le roman dans sa constitution moderne ( il existait depuis Badî‘a az-Zamân al-Hamadhânî "968-1009" la maqâma sur les bases desquelles est né le roman au 19è)sont des genres arrivés très tard dans le monde arabe ( XIXè siècle) .

(*) Je m’excuse auprès de Halagu de ne lui avoir pas répondu à ce propos. J’ai consulté un peu plutard les derniers commentaires et j’étais un peu distraite. J’ai oublié que le premier commentaire est le mien. En tout cas je lui aurais répondu comme vous l’avez fait vous et Jalel.