dimanche 2 octobre 2011

Nathalie du Pasquier par Giulio-Enrico Pisani.

Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, paru 1.10.2011

Nathalie du Pasquier ouvre l’automne chez Schweitzer
Quel plaisir de pouvoir enfin vous présenter de plus près quelques créations de cette artiste dont je vous ai déjà parlé – hélas sommairement – dans mon article «Memphis Backstage: triomphe du “design” à la galerie Schweitzer» le 16 juin 2010![1]  Bien présente pourtant à l’époque, mais ultra-discrète et modeste, elle ne faisait pas grand-chose pour se mettre en valeur par rapport aux autres membres du groupe de design MEMPHIS, dont elle partageait les «feux du vernissage».  Par une très heureuse inspiration, l’équipe de la galerie Lucien Schweitzer[2] a donc décidé d’inaugurer la saison automnale 2011 avec une première exposition monographique de cette remarquable artiste française.  Soit dit entre nous, elle m’a confié se sentir davantage italienne, et cela se voit à ses créations.  Originaire de Bordeaux, où elle naît en 1957, Nathalie Du Pasquier s’installe à Milan en 1979, où elle travaille jusqu’en 1986 pour l’emblématique groupe de design et d’architecture MEMPHIS, dont elle est membre fondateur.  De 1980/81 jusqu’à sa dissolution en 1986, elle crée pour MEMPHIS de nombreux tissus, tapis, meubles et objets d’art.
La peinture deviendra dès lors sa principale activité, quoique – du moins, je le pense – toujours guidée et influencée par le styling et la déco.  Aussi, l’exposition proposée aujourd’hui montre des oeuvres aussi bien plastiques que graphiques et picturales entreprises par Nathalie du Pasquier à partir de 1987.  Et la galerie de préciser que l’artiste travaille surtout sur la base de natures mortes, composées d’objets ordinaires (aussi bien utilitaires que purement géométriques) mais installés de manière bien précise.  De ces compositions naissent de grandes huiles sur toile baignées d’une lumière omniprésente, tantôt naturelle tantôt artificielle.  Depuis quelques années ses compositions sont d’ailleurs devenues – juste retour des choses – des sculptures autonomes faisant partie intégrante du travail exposé et créant ainsi un dialogue entre représentation bidimensionnelle et objet tridimensionnel.  
Depuis tous temps, les peintres de natures mortes commencent par les composer sur une table, un guéridon, ou autre support analogue, pour ensuite les assimiler et les projeter sur toile.  Vu de cette manière, le principe du travail de Nathalie Du Pasquier est donc semblable à celui qu’ont employé avant elle la plupart des peintres.  Parmi ceux, auxquels semble l’approcher une vague parenté, nous pourrions citer Matisse, Picasso et, surtout, Giorgio Morandi.  Mais, chez la grande majorité des peintres, une fois le tableau ou la série de tableaux achevés, on débarrasse et on passe à autre chose, lorsque Nathalie du Pasquier reconnaît, elle, à la composition modèle le statut d’oeuvre d’art...  Qu’elle est d’ailleurs pleinement, création de cette Nathalie du Pasquier des années quatre-vingt, qui, devenue en quelque sorte subliminale, ne cesse de rappeler à l’artiste peintre du 21ème siècle qu’elle a été designer, sculptrice, créatrice de meubles et d’objets d’art.
Certes, Giorgio de Chirico ne semble à première vue pas loin non plus, du moins des constructions et de l’évidente recherche d’harmonies géométriques de Nathalie du Pasquier, sinon de ses natures mortes.  Mais, en fait, aucune comparaison ne s’impose.  Basées sur des objets ménagers purement utilitaires et vierges de toute décoration – verre, bouteille, flacon, thermos, cafetière, tasse, entonnoir, presse-citron, etc. – qu’elle accouple ou non à des corps géométriques, les «constructions mères» de ses toiles ne représentent nullement les objets qui les composent, mais bien leur ensemble, donc un tout dans l’esprit de l’artiste.  Et cet esprit, éminemment sobre, équilibré, qui rame plutôt sur le paisible lac de Lamartine qu’il ne se perd au fil des fleuves rimbaldiens, atteint le dépouillement serein de l’art pour l’art. 
Alors, ses créations ont beau être constituées majoritairement d’objets réels, elles n’ont en fait rien de réaliste.  On a l’impression que seule leur abstraction quasi-platonicienne jaillit des mains, puis des pinceaux de l’artiste avant de s’imposer au spectateur, pour qui la tasse sur la toile de Nathalie du Pasquier n’est nullement une telle tasse, mais bien La tasse, l’idée, le concept de tasse, comme celle qui illustrerait la page «T, t» dans un abécédaire.  Et cette impression, qui la voit s’écarter de ses proches es arts picturaux comme Giorgio Morandi, pour davantage se rapprocher des Cézanne, Gris, Matisse ou Picasso, fut mienne dès que j’eus réalisé – et qu’elle me confirma – son indépendance des lois de la perspective.  
Que ceux qui seraient un instant tentés d’y croire, oublient par conséquent une quelconque parenté avec le surréalisme «géométrique» d’un Giorgio de Chirico.  En effet, le surréalisme, tout comme le réalisme, ne saisit qu’un instant donné, purement fictif, quasi-nul, puisque privé de durée.  C’est tant soit peu possible en photo, mais irréalisable en peinture, où, à moins d’être artificielle et invariable tout au long de l’exécution de l’oeuvre, la luminosité et l’incidence lumineuse changent constamment et font autant changer le modèle que la pose.  Lequel des milliers de moments que dure la création de tel ou tel tableau le spectateur contemplera-t-il en fin de compte?  Dans la peinture abstraite, le problème ne se pose pas, en quoi s’y apparente la peinture d’une Nathalie du Pasquier qui se veut libre de rechercher, former et projeter sur toile l’harmonie intemporelle de ses compositions longuement et patiemment construites sans se soucier du moment fugace. 
À première vue, rien ne la rapproche, ni par le style, ni dans la forme, des symphonies picturales abstraites de Markus Anton Huber, et pourtant...[3]  Très discrètes, mais quasi-omniprésentes, les ombres portées par les objets sur le fond du tableau – souvent un mur auquel s’adosse le support – interagissent dans ce sens avec les formes très épurées des constructions et la polychromie pastel des objets utilitaires ou purement géométriques qui les composent.  Un des exemples les plus significatifs de ce jeu d’ombres est le tableau «Ombre che cadono all’indietro».[4]  Et l’on peut s’évertuer à y imaginer la multitude de tableaux différents que Nathalie du Pasquier eût pu peindre sur le même sujet (en jouant sur les variations de sa propre position, de celle du modèle, de la source lumineuse, ainsi que de son intensité) outre ceux qui y sont contenus.  
Les sulptures-modèles et toiles de Nathalie du Pasquier sont parfois, quoique peu fréquemment, monochromes, mais elles respirent, tout comme ses créations polychromes et à l’instar d’un esprit architectural toscan qui, allez savoir comment, les imprègne, une profonde harmonie toute paix et sérénité.  Même des travaux pouvant tendre vers le désordre comme «Rovine»[5], voire approcher l’idée de chaos, comme «Mucchio»[6] échappent à l’agitation, à l’intranquillité, à l’impatience, à toute violence.  Et cela se vérifie jusque dans l’équilibre précaire que leur concède l’artiste, équilibre qui ne parvient pas à paraître vraiment instable.  Les créations de Nathalie du Pasquier sont aussi bien architecture que sculpture et peinture: symbiose qu’elle réalise par quelque mystérieux pontage, en ramenant ces arts du classique et de l’abstrait vers ses formes les plus pures, originelles, donc aux fondamentaux de l’esthétique et de la beauté.


[1]  Sur Internet en http://www.zlv.lu/spip/spip.php?article2963, illustré par une photo sur laquelle on  aperçoit de gauche à droite Anne Schweitzer, Aldo Cibic, Nathalie du Pasquier (le visage en partie caché par un «bras» du meuble-sculpture "Casablanca" d’Ettore Sottsass) et Alberto Bianchi Albrici.
[2]  Galerie Lucien Schweitzer, 24 avenue Monterey, Luxembourg ville (entre Parc et boulevard Royal), mardi à samedi de 10 à 18 h, exposition jusqu’au17 novembre.

[3]  «Les moments fugaces de Markus Anton Huber» > http://www.zlv.lu/spip/spip.php?article40666 

[4]  «Ombres qui tombent vers l’arrière»
[5]  «Ruines»
[6]  «Amoncellement»

10 commentaires:

claudeleloire a dit…

voilà bien l'art des femmes, se servir de soi, de son vécu pour envahir le monde ...avec naturel !
dommage que ses oeuvres ici ne se voient pas .

giulio a dit…

@ Claudeloire : Tu en trouves tout plein sur son site www.nathaliedupasquier.com

Ah, si tous les envahisseurs
pouvaient ne brandir comme armes
que celles de José et Nathalie
l'homme serait plus près du bonheur.

Ah, si tous les affrontements
n'étaient que d'art et poésie,
même les ennemis seraient partants
pour n'être plus que des amis.

claudeleloire a dit…

Merci pour le lien, couleurs et lignes créent l'espace ...

Evel a dit…

Je trouve beaux cette photo, ce tableau. Merci à chacune et chacun.

christiane a dit…

J'ai regardé longuement, sur son site les dessins, huiles, objets, design. Je ressens une recherche patiente, inventive autour, dans l'objet usuel. Comme si se cachait sous l'apparence des objets du quotidien - pour qui sait les regarder, les toucher, les assembler, les transformer par une couleur, un assemblage - un monde fantastique, onirique, coloré par la lumière qui joue à les réinventer. Cette lumière c'est celle du regard de Nathalie du Pasquier. Mon oeuvre préférée : un dessin de verres et d'eau. Le crayon y a une âme.
Pour les objets (design), il y a un jeu de cache-cache entre apparitions et disparitions permanentes selon la façon dont on les regarde. Une sorte de transfiguration. Elle fait avec le temps une oeuvre d'impermanence, délicate et rare. Un monde de lumière.

Dîtes, cher Giulio, à quand le "2" pour José Ensch ?

giulio a dit…

Il n'y a pas de "2" pour ce "José Ensch", chère Christiane. Le "1", placé un peu maladroitement, se réfère à la note 1. en bas de page.

Quant à Nathalie du Pasquier, j'aime vos mots "selon la façon dont on les regarde". Il est vrai qu'ils peuvent s'appliquer à toute oeuvre d'art et la démultiplier quasiment à l'infini.

Mahdia a dit…

Mes amis,
Vous avez tous parlé de l’art de Nathalie Du Pasquier en allant vous-mêmes le tâter ici ou sur son site, et c’est à travers le regard de Giulio que j’ai plus apprécié et compris son art.
Giulio, votre article- permettez-moi d’appeler ceci une causerie des plus sérieuses sur des gens sérieux .Ca me rappelle cette belle réflexion de Balzac lorsqu’il termine un jour une longue conversation sur la politique en disant : "Et maintenant revenant aux choses sérieuses", voulant parler de ses romans- ne me présente pas de loin Nathalie Du Pasquier mais me la fait entrer chez moi, me la rend accessible, dans sa singularité pourtant, dans sa grandeur . Ce que vous en dites réaffirme encore une fois son grand art et me confirme pour la énième fois combien votre regard porté sur des artistes discrets ne les divulgue pas banalement mais les fait sortir de la mêlée pour les re-personnaliser, donner à leur identité artistique son véritable nom .
J’avoue que votre "ses créations ont beau être constituées majoritairement d’objets réels, elles n’ont en fait rien de réaliste." m’a fait réagir soudainement de deux façons dont j’ai employé, comme dans une scène de théâtre, deux interjections : oh ! ah ! Pourquoi ? Parce qu’en fait j’ai compris en même temps combien les mots réalisme et surréalisme sont perçus par vous d’une façon tellement juste dans le sens où ils ne s’adaptent nullement réellement à l’art, à cet art bien précis qui se libère déjà des lois de la perspective comme vous le signifiez si bien et qui en commençant par fuir aux définitions, sort du concret pour venir s’implanter dans une activité d’un devenir incessant de la chose qui s’emploie indéfiniment à l’exagération. Et qu’est-ce que l’exagération sinon une façon de dire nom à la monotonie du réel, à la banalité qui voudrait s’imposer définitivement à l’esprit qui se refuse d’être limité.
Nous semblons être réconciliés avec nous-mêmes et notre monde, et l’art vient toujours souffler nos convictions pour nous mettre à nu devant nos formes inachevées, nos contours ouverts, notre soif d’unité. Cette correction que l’artiste apporte aux choses les plus banales de la vie est une recherche effrénée de la véritable forme qui n’a de forme première que l’idée , le concept puis vient ce qui doit échapper au temps et l’espace pour perdurer. Et c’est uniquement de cette façon-ci que ces objets, ces formes, ces sculptures, en échappant à la banalité de la perception, deviennent impérissables en créant indéfiniment à travers " luminosité et incidence lumineuse"( vos mots sans faille Giulio), "l’harmonie intemporelle".

Merci cher ami de votre grand art de l'écrit sur le grand art de Du Pasquier et des autres!

christiane a dit…

Vous écrivez bien, Mahdia. aujourd'hui je vous découvre précise, non lyrique, intuitive. Très chouette !

Mahdia a dit…

Christiane, merci !
Tout ce que vous écrivez me touche aussi et m’interpelle. J’aime votre plume trempée tantôt dans une encre nostalgique et tantôt dans la coulée du présent, mais jamais morose ou banale ou infidèle à la joie de ceux vers lesquels vous allez .
Sur ce blog, vous êtes avec Giulio la mémoire de cette belle et grande mosaïque que vous avez construite bienveillamment à l’autre.

giulio a dit…

Ce n’est que par votre lecture, Mahdia, Christiane, mes amis, que le regard d’un passant inculte, à peine moins distrait et superficiel que les autres, mais intuitif, empathique et désireux de participer un moment de l’artiste, de l’écrivain, de l’évènement parfois, par votre lecture seule donc, qui perçoit même ce que j’eus été impuissant à écrire, mais qui apparaît sur mon écran quasi-automatiquement, sans mérite aucun, pour en appeler à l’exigence de lectrices et lecteurs bien plus cultivés, compétents et sensibles que moi, c’est grâce à vous en fait, que mon écriture est celle que vous me dites apprécier.
Ouf ! Voilà le genre de phrases-fleuve presque à la Thomas Mann ou Marcel Proust, que vous ne trouverez jamais dans un de mes articles.