lundi 7 novembre 2011

Variations sur quatre vers d’Edmond Dune : Les seigneurs de la guerre par Giulio-Enrico Pisani

Edmond Dune 1914-1988.
Notre ami Giulio-Enrico Pisani publie dans le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, l'article suivant :
La définition classique des « seigneurs de la guerre » ou « seigneurs de guerre » est plus ou moins connue. Il s’agit d’individus, souvent des chefs militaires, qui profitent des carences du pouvoir central dans un pays, pour en contrôler une partie au moyen des troupes ou bandes armées qu’ils commandent.(1) Quelques soient leurs origines (paysans ruinés devenus bandits, nobles ou roitelets révoltés, grands vassaux en rupture de ban ou généraux renégats), ils ne songent qu’à imposer leur loi et leurs règles (territoriales, commerciales, militaires, etc.). Quoique ce terme soit communément employé pour désigner un phénomène de l’histoire chinoise, surtout entre le 7e et le 3e siècle avant notre ère (Royaumes combattants)(2), au 3e siècle de notre ère (époque des trois royaumes), mais aussi dans la 1ère moitié du siècle dernier (République), sa définition même témoigne de son universalité. On les retrouve en effet aussi bien dans l’antiquité qu’au Moyen-Âge, durant l’ère moderne ou à l’époque contemporaine.
Aujourd’hui ? Mais oui, à l’heure même où j’écris. C’est parfaitement reconnu. Aussi, les linguistes de la pensée unique et du politiquement correct, qui ne peuvent en nier l’existence, la limitent pourtant de nos jours aux quelques cas perturbateurs du désordre mondial G-vingtiste. Ils situent les seigneurs de guerre notamment dans le Caucase, dans la Corne d’Afrique,(3) au Soudan, en Afrique centrale(4), en Afghanistan, au Pakistan et en Birmanie. Et, de fait, l’on peut considérer que dans ces pays la grande majorité des chefs de bande pas toujours opposés au pouvoir central mais toujours indépendants de celui-ci, répondent plus ou moins à notre définition classique. Mais la réalité va bien au-delà de ces apparences, et tous les crabes ne sont pas contenus dans le panier que nous montrent les grands médias, loin de là.
L’histoire n’a en effet rien d’une notion figée. Elle se répète souvent, mais jamais à l’identique. Elle change et évolue, tout comme changent et évoluent l’humanité, la politique, l’économie, les rapports internationaux, les rapports de force à tous les niveaux, etc., etc.. De plus, les différences de points de vue, ses implications sentimentales, ses interprétations subjectives et ses récupérations politiciennes n’ont jamais permis à l’histoire (et ne lui permettront jamais) d’être une science exacte. Si, par exemple, pour un quelconque pouvoir central impérial ou national, le seigneur de guerre a toujours été par définition un « méchant », il se peut très bien que les sujets de celui-ci l’aient trouvé préférable au premier. Le contraire pouvant être tout aussi vrai, ou bien les deux alternatives pouvant être aussi craintes et détestées l’une que l’autre ; il ne s’agit pas à ce niveau de porter un quelconque jugement de valeur.
Il serait cependant bon, que nous cessions de nos jours de raisonner et d’apprécier les situations historiques uniquement en fonction de modèles établis et des schémas préférés des politiciens et de la presse dominante. Aujourd’hui, la globalisation entamée au 19e siècle avec la facilitation et la rapidité croissante des transports et de communications est, sinon achevée, du moins un fait accompli, indéniable, surtout depuis la fin de l’URSS. Le monde économique socialiste ne travaillait en effet que relativement peu avec l’économie capitaliste, qui ne peut donc pas encore se considérer entièrement mondialisée avant la dernière décade du 20e siècle. C’est donc la terre dans son ensemble, qui peut – toutes choses égales par ailleurs – être comparée de nos jours à la Chine des Royaumes combattants, des Trois Royaumes ou de son époque de parturition républicaine.
Désormais, c’est l’ONU, qui peut être considérée comme la parfaite incarnation d’un pouvoir central déficient dont les décisions ne sont effectives que dans la mesure où elles conviennent aux nouveaux seigneurs de guerre et se voient appliquées par eux. Certes, on peut s’estimer heureux que l’empire américain n’ait pas été en mesure de réaliser ses ambitions d’hégémonie mondiale après l’effondrement de l’URSS. Économiquement presque aussi fragiles que leur ancien adversaire socialiste, les USA ne tiennent le coup que grâce à la planche à dollars et au fait que la Chine, L’UE, la Russie, le Japon, le Brésil, l’Inde et les pays pétroliers continuent à la soutenir. Bien obligés, dans le système de globalisation capitaliste, afin de ne pas laisser s’effondrer leurs propres économies sans rattrapage possible.(5)
Mais revenons à l’ONU, fer de lance autoproclamé de la démocratie, qui y a été dégradée au niveau de véritable farce et encore, de très mauvaise qualité. Contrairement à ce qu’ont toujours craint les détracteurs de la démocratie depuis l’Antiquité, ce n’est pas l’indécision et la discorde dans la multitude ou la cacophonie des opinions discordantes qui ridiculisent sa version onusienne, mais bien l’arbitraire de quelques décideurs. Ce n’est pas le grand nombre des états membres (195 aux dernières nouvelles) qui rendent toute décision inapplicable, donc les représentants de cette assemblée qui vote des résolutions, mais certains membres du Conseil de Sécurité restreint avec leur droit veto. Par exemple, l’état palestinien serait réel et l’embargo cubain levé depuis longtemps, si les États-unis ne bloquaient pas ou rendaient inopérantes toutes les résolutions en faveur de la paix et du droit de ces peuples à la liberté et à l’indépendance politique complète.
L’ONU futur gouvernement mondial ? Vous voulez rire, amis lecteurs ? Pas tant que son fonctionnement ne sera pas démocratisé et, surtout, pas tant que nos chefs d’état n’auront pas cessé de se comporter comme des chefs de guerre... économique, bien sûr, entre G-vingtistes, ou militaire contre les non-membres. Vingt chefs de guerre ? Oh non, il y en a bien plus. À côté des Obama, Poutine, Merkel, Barroso, Brown, Sarkozy ou autres Berlusconi, il y a les chefs de bande qui voudraient devenir de chefs d’armée. Il y a en a, notez, qui agissent en sous-main, d’autres qui s’agitent davantage et puis il y a ceux qui attendent de tirer les marrons du feu.
Et il y a les valets de guerre des seigneurs de guerre, les suivistes suiveurs, supposés hommes forts ou prétendues femmes fortes sans grand pays pour avoir du répondant, qui rongent leur frein comme porteurs de sabre ou agitprop de leur maîtres. Et voilà que tout ce belliqueux petit monde voit son heure venue de se faire la guerre par pays pauvre interposé(6), de s’embrasser aux cocktails mondains où le champagne pétille de trahison et, surtout, de se faire mousser comme jamais ce ne fut possible au temps où Washington et Moscou décidaient seuls de tout. Tout change et pourtant rien de fondamental n’a changé depuis « Les trois royaumes » et si aujourd’hui nous pouvions boire un verre avec le poète Edmond Dune, il ne manquerait pas de nous redire son petit poème de 1962, qui résumait en trois vers la « générosité » des seigneurs de guerre et en quatrième position la réponse des promis à l’abattoir :
« -Nous fournirons l’argent et les chansons,
L’idéal, les drapeaux, les chars, les bombes,
L’aide de Dieu, le droit, les raisons.
-Compris ! Vous creuserez même nos tombes. »

Edmond Dune, 1962

***

1) Région généralement limitée par les territoires d’autres seigneurs de guerre. Certains parmi eux pouvaient exceptionnellement parvenir à éliminer leurs concurrents, accéder à la domination de tout le pays, se faire légitimer de l’une ou l’autre manière, rétablir le pouvoir central et mettre fin au système des « seigneurs de la guerre ».
2) Exemple : dès la fin du 8e siècle, l’ancienne dynastie royale des Zhou (11e – 3e), en retraite face aux invasions nomades, ne règne plus que sur une parcelle du territoire chinois, théoriquement du moins, car elle se subdivisera peu à peu en près de deux centaines de royaumes et principautés : autant de seigneurs de guerre.
3) Somalie, Abyssinie.
4) Région des Grands lacs et République Démocratique du Congo.
5) Tant que les USA pourront continuer à vivre à crédit sur le dollar, son éventuelle faillite risquerait de renvoyer l’économie mondiale plusieurs siècles en arrière. Et dans ce cas, même la Banque mondiale et le FMI seraient balayés come fétus de paille dans le cyclone.
6) Stratégie belliqueuse tacitement reconnue d’utilité publique depuis 1946. Elle épargne de nombreuses vies humaines dans les pays développés ; renouvelle la population du Tiers-monde et la renforce par sélection naturelle ; permet de remplacer par des installations et du matériel denier cri fournis à crédit toutes les « vieilleries » détruites, pour le plus grand bénéfice des capitalistes sans frontières.

Giulio-Enrico Pisani

mardi 16 février 2010

2 commentaires:

Feuilly a dit…

On ne peut qu'être d'accord avec cet article... Hélas !

giulio a dit…

@ Feuilly : Mais ce sont, hélas, ceux qui ne sont pas d'accord avec nous qui décident de la guerre et la paix.