lundi 30 janvier 2012

Portrait d'un jeune peintre autrichien par Giulio-Enrico Pisani

Texte de notre ami Giulio-Enrico Pisani publié dans le Zeitung vum Lëtzebuerger.

Stylianos Schicho « Observed » chez Clairefontaine


Mais quoi ou qui observe-t-il donc, ce jeune peintre autrichien et plus précisément viennois, qui expose aujourd’hui dans l’espace « 2 » de la Galerie Clairefontaine (1), 21 rue du St-Esprit ? Qui donc ? Tous et tout le monde à première vue, l’être humain en fait, qui observe et se sent observé, surveille et se sait surveillé. Les caractères et expressions qui jaillissent de la peinture aux figures surdimensionnées, au trait agressif et puissant de Stylianos Schicho, nous font pénétrer dans un monde de méfiance qui peut rappeler, quelque part, l’ambiance « big brother is watching » de 1984, le fameux roman de George Orwell. Critique ou simple constat du système sécuritaire qui est en train d’être mis en place un peu partout ? Je pense, quant à moi, que l’artiste va bien au-delà de l’observation ou de la stigmatisation du système de surveillance pyramidal façon 1984, comme semble le penser l’historien de l’art et des cultures Hartwig Knack. Si les regards méfiants des personnages de Stylianos Schicho sont souvent légèrement orientés vers le haut, d’où peuvent les guetter des caméras de surveillance, leur attitude tendue et leurs yeux énormes expriment bien davantage.
Ici agressive, là résignée, toujours forte, la défiance y est tout autant horizontale : crainte de la délation, de la dénonciation, de la trahison, du coup de poignard dans le dos... C’est un peu le « tout le monde surveille tout le monde » de la république genevoise de Calvin. Mais c’est aussi la peur d’être victime du hasard, d’une balle perdue, d’une calomnie... C’est aussi chercher – rien n’est aussi terrible que l’esseulement – une protection illusoire auprès de ceux qui nous entourent, de la foule donc. Cela rappelle, tel que Nazim Hikmet le définit dans son poème « ... L’homme (...) À savoir le mensonge, le vrai, / À savoir l’ami, l’ennemi, / Partant, la nostalgie, la joie et la douleur (...) passé à travers la foule / Ensemble avec la foule qui passe. »
Passage tous relatif, bien sûr, car l’être humain selon Stylianos Schicho est immobile, comme figé parmi ses semblables qui lui permettent de vivre, mais sous une épée de Damoclès permanente. L’amalgame sociétal y est d’ailleurs complet et le spectateur qui contemple le tableau se tient devant une humanité où, pour paraphraser Jules Romains, « Tout homme innocent est un coupable qui s’ignore » (2). La paranoïa y est de rigueur, y est mode de vie... tend même à devenir modèle de vie. En effet, quelque soit l’insignifiance, l’anodin, l’innocence de leur faire, ces personnages tragiquement seuls, qui nous interpellent depuis les tableaux de l’exposition, ont tout pour savoir qu’ils l’objet de tous les soupçons. Et cela peut aller du « délit de sale gueule » – quasiment aucun de ces visages n’inspire de sympathie – jusqu’au simple fait de se comporter « différemment », de se démarquer de la foule...
La peinture de Stylianos Schicho est tout à la fois classique dans le sens où elle s’insère dans le genre figuratif, monumentale dans la mesure où ses figures surdimensionnées nous imposent violemment leur présence, révolutionnaire en ce qu’elle refuse de se plier au réalisme apparent et enfin intimiste tout à la fois par le huis clos de la scène que par sa pénétration dans l’esprit de la personne. Notez, amis lecteurs, que cette intimité peut aussi bien être celle de l’individu que celle du groupe, auquel il s’intègre et se soumet. Ce dernier se compose dès lors d’un bouquet de personnages dramatiquement drolatiques dont la schizophrénie – discrépance entre ce qu’ils sont et ce qu’on les soupçonne d’être – peut aller jusqu’à leur faire prendre, comme dans « About the Monkey On My Back », des apparences simiesques. Non sans un certain humour... Memento Jörg Immendorff. De plus, coincés dans un minimum d’espace, presque les uns sur les autres, sujets et objets d’une surveillance à la fois d’en haut et réciproque, ils sont victimes d’un grégarisme forcé auquel ils n’ont garde de vouloir échapper, tant il leur est devenu, sinon indispensable, du moins allant de soi. Même les « portraits » individuels témoignent du dictat d’un entourage invisible : « singles » s’inscrivant souvent dans un ensemble où le sujet principal est protégé, surveillé, voire possédé par des personnages apparemment absents ou à peine esquissés. Seule une main, aussi parfaitement dessinée qu’humaine, dans « About the Monkey On My Back », représente cette omniprésence ; ou bien ce haut-de-veste-col-de-chemise-cravate qui se fait protecteur dans « Lost »...
Né en 1977 à Vienne, Stylianos Schicho a étudié de 1998 à 2005 à l’Université des Arts appliqués de Vienne (3), dont il sortira diplômé avec distinction. Est-ce de son professeur, Wolfgang Herzig, qu’il apprit à jeter ce regard peu complaisant sur une humanité soumise à une souffrance dont elle ne peut se dire innocente ? Il y a peut-être de ça, mais il y a aussi son regard naturellement critique, satirique et peu indulgent sur l’être humain dont nous pouvons retrouver certains aspects dans l’imagerie de Goya, Toulouse-Lautrec, Roland Schauls, Marlis Albrecht ou Giovanni Maranghi. Tous ces artistes s’expriment bien entendu de manières complètement différentes et avec des talents très divers, voire diamétralement opposés, et Stylianos s’en distingue notamment par la rondeur quasi-géométrique, de-chiriquesque du trait. Leur seul point commun est l’analyse psychologique critique sans ménagement des personnages, groupes ou situations, qui prime sur l’apparence visuelle.
Les tableaux de Stylianos Schicho sont toutefois, en dépit de leur sévérité, d’une beauté formelle remarquable et témoignent d’une parfaite maîtrise du dessin et de la perspective, celle-ci se voyant cependant remodelée, voire suraccentuée selon les besoins de la scénographie et de l’effet escompté. Sa peinture, toute acrylique sur toile (excepté un dessin au charbon sur carton), ne tient point sa puissance et sa force d’expression de ses couleurs – appliquées avec parcimonie et le plus souvent dans les tons pastel, mais plutôt du trait ferme et du contraste entre les parties en noir et blanc et les parties en couleur.
Assez à présent ! Et à quoi bon tous ces discours ? Le mieux n’est-il pas de se former sa propre opinion et de juger sur pièces, en allant voir les travaux de ce formidable artiste aux cimaises de la Galerie Clairefontaine ? Certes, un petit crochet par son site www.stylianosschicho.com/ vous donnera déjà un petit aperçu de son talent, mais rien ne vaut le vrai. Alors, puisque c’est près de chez nous, pourquoi s’en priver ?
*** 1) Galerie Clairefontaine, espace 2, 21 rue du St-Esprit, Luxembourg ville, à deux pas de la place Clairefontaine. Ouvert mardi à vendredi de 14,30 à 18,30 h et samedi de 10 à 12 et de 14 à 17 h. Infos sur www.galerie-clairefontaine.lu. Cette exposition peut être visitée jusqu’au 18 février.
2) La phrase originale de jules Romains dans sa pièce de théâtre Knock ou le Triomphe de la médecine est « Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ».
3) Universität für angewandte Kunst Wien, appelée aussi Di :’Angewandte.
Giulio-Enrico Pisani
 vendredi 20 janvier 2012

6 commentaires:

Halagu a dit…

Votre phrase "tout le monde surveille tout le monde,  de la république genevoise de Calvin...", m'a inspiré cette réflexion : depuis ma première visite à Genève j'ai remarqué, avec beaucoup d'étonnement, que   "tout le monde surveille tout le monde" et que cette surveillance est vécue de la façon le plus naturelle, mieux, elle est considérée comme une vertu et un devoir civique. Vous venez de me donner l'origine de cette spécificité. Calvin a, en effet, désigné à la tête de chaque quartier de Genève, un "surveillant de la foi" qui doit impérativement "dénoncer" aux autorités religieuses, les voisins déviants. On connaît le sort réservé à ceux-ci...au mieux ils étaient bannis de la cité. A cette époque, les frontières entre délation et dénonciation n'ont jamais été autant ignorées et piétinées...
En tout cas, grâce à vous, j'ai compris que la dénonciation civique en terre helvétique plonge ces racines dans l'histoire spirituelle du XVIe siècle.

giulio a dit…

C'est encore le cas, Halagu, dans bien de regions des USA colonisées par les puritains et les disciples de John Knox, où bon voisinage (notamment petit cadeau de bien-venue au nouveaux venus)et même une dose de solidarité et de chaleur humaine, n'arrivent pas à cacher le souci de nombreux paroissiens pour la santé spirituelle et morale des autres. Cela peut aller jusqu'à la dénonciation au pasteur, à l'obligation d'une confession publique à l'église, voire des poursuites judiciaires. Vous souvenez-vous de ce petit américano-suisse (11 ans, je crois) dénoncé et condamné pour avoir "joué au docteur" avec sa petite soeur, comme deux gosses sur trois le font depuis tous temps ?

Halagu a dit…

Je voudrais revenir sur la peinture de Stylianos Schicho que je trouve fascinante. Je trouve qu'elle porte en elle l'empreinte de la fantastique ville de Vienne et de son histoire. Quand on regarde les tableaux des artistes de la Jugendstil on est frappé par la modernité et la témérité de leur art et on a du mal à croire que leurs œuvres datent de plus d'un siècle ( pensez que cette ville célèbre cette année le 150è anniversaire de Klimt). Dans les portraits réalisés à cette époque, en particulier par Schiele et Moser, on se rend compte déjà, que c'est le regard qui prime, qui devient le sujet essentiel du tableau (c'est frappant notamment sur les autoportraits). La rencontre troublante entre le regard et le regardeur, les distorsions des traits qui sont presque de l'ordre de l'anamorphose, la violence ou la tendresse restituée par le regard, sont les principaux marqueurs de la filiation de l'art de Stylianos Schicho... Vienne n'a pas fini de nous éblouir. (Une des rares capitales où l'art n'est pas élitiste).
Pour finir j'oserais dire (je prends des risques!) que les peintures de Schicho -par leur style, leur technique et leur modernité- rappellent les graffitis. Et ce n'est pas péjoratif. Repoussant le dessin académique, ils s’intéressent au vivant, interpellent et racontent une histoire de leur temps, de leur société.

giulio a dit…

Merci Halagu pour ce point de vue aussi intéressant qu'érudit... Quoique... j'ai un peu de mal à voir quelque filiation entre Schicho et Klimt, dont l'héritage se retrouve aujourd'hui plutôt sous forme quasi-abstraite chez Esti Levy à Paris et à Tours. (Plus sur www.zlv.lu/spip/spip.php?article5745). Quant à la liberté viennoise, je ne puis qu'abonder dans votre sens. Mais j'ai aussi pu constater que l'ART ne connaît pas de capitale particulière et que la maladie de l'élitisme, elle peut la contracter (et s'en appauvrir) partout.

Chanoufi Eya a dit…

Mr pouvez vous nous publier des articles portant sur les artistes des Lumières ? Je considère que ces individus ont vraiment laissé un très grand impact dans le domaine artistique de façon générale, mais sur internet je trouve des idées parfois contradictoires sur ce sujet, pouvez vous me donner plus de précision?, merci Mr

Jalel El Gharbi a dit…

Pensez-vous à un peintre en particulier (Fragonard, Watteau, Chardin, David, Boucher, Oudry... ?)
A mon avis, le mieux serait que vous vous documentiez sur ces peintres chacun à part et que vous essayiez par vous même d'établir une synthèse.