S’il y a un mur…
Anne Calife
À ma table, j’ordonnais flegmatiquement quinze ans de notes éparses. Soudain ce mail de Mohammed Benchaabane, âpre militant des droits de l’homme.
-« Aurais-tu été intéressée, si je t’avais invitée pour ce séjour du 24 au 28 février ? ». Mohammed fait allusion aux camps de réfugiés sahraouis, perdu dans le Sahara occidental. Aurais-tu, je reçois encore confusément ce message sous le mode conditionnel. Nous sommes le 19 février. Réponse de ma part « si tu me l’avais proposé, bien sûr, je serais venue » avec cette distance toute convenue du conditionnel. Mail réponse. Immédiateté d’une réalité et d’un présent qui n’ont que faire du conditionnel
-« As-tu un passeport en cours de validation ? »
Soudain tout me revient ; brutalement, abruptement : depuis combien d’années, de mois, devais-je aller là-bas ? . Mohammed m’explique ou plutôt me réexplique, les camps de Sahraouis, aidés seulement par l’aide humanitaire internationale. Silence.
Je demande.
-« Est-ce que l’on verra le mur entre le Maroc et l’Algérie ? »
Question égoïste, question idiote. Car je me souviens. J’avais voulu voir avant son édification complète, le mur en Israël, « enveloppe autour » de Jérusalem. Et j’avais vu. Le mur, bien sûr, charpente colossale de mètres cubes de béton. Jusqu’à huit mètres de haut, 700 kilomètres de long, deux millions d’euros par kilomètres. Des chiffres, de l’inorganique, comme ces barbelés, ces checkpoints. Mais j’avais vu aussi défiler des pitoyables, lamentables, colonnes de femmes, d’hommes, attendant sans fin, sous le soleil, jugulées d’uniformes kakis et de mitraillettes.
Google images. Tentes piteuses perdues dans le sable. Les images, je ne les crois ni ne les crains, ayant compris depuis longtemps qu’elles alimentaient une part confortable du spectateur . Mieux vaut aller voir par soi-même. Google map. Sur la carte, de haut, je vois le trait brun du mur séparant le Maroc et l’Algérie, absolument rectiligne, absolument mauvais. Plus de deux mille kilomètres. Je hais les murs. Je déteste les séparations. Qui dit « mur » dit « on ne parle plus » ; qui dit « mur » dit « forts contre faibles » ; qui dit « mur » dit « tu n’es pas un homme », « tu es un animal ».
Un mur, c’est la fin de l’homme.
Tandis que je cherche le passeport, que je remplis le visa, des pensées me traversent en diagonales folles de toute part, véritables secousses électriques. Si longtemps que je n’avais pas écrit sur les hommes, les droits de l’homme, la liberté tout simplement - mot indécent aujourd’hui avec la « crise ». Si longtemps que je n’abordais plus ces sujets en écriture… Mon pèlerinage à la rue (si, c’est le mot juste) remonte à 2004. Le voyage en Palestine, c’était en 2008. Nous sommes en 2012 : tous les quatre ans, on dirait que j’atterris dans la réalité et décolle avec mes idées.
Silence face à l’écran. Je reprends mes notes sur la Palestine. Et j’entends --ou plutôt, je réentends, car c’est devenu habitude --mes idées. Mon idée, je l’ai déjà dit est effroyablement banale : s’il y un mur…il faut que j’aille voir . C’est tout. Mais une idée, une conviction, c’est grand, c’est fort ; une fenêtre ouverte sur l’espace. Une idée, ça aère toute une maisonnée, pis que les tuiles s’envolent.
Au début, ça me faisait un peu peur ces idées folles ; avec le temps, je me suis aperçu qu’elles étaient bien au-dessus de la raison ; qu’elles parlaient, pouvaient diriger seules de grands axes de vie. Qu’elles étaient à l’origine de ce mail soudain, de ces hommes qui agissent.
Il faut suivre les idées folles, les graines folles parce qu’elles font germer des plantes raisonnables et pures.
Dès qu’on ouvre la boite multicolore de l’idée folle à une autre personne, généralement, elle s’écrie :
- « Enfin, qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? », me lance-t-on, élevant, haut le son, sur le « a ». Je contemple sans le voir, mon interlocuteur, un Marocain. Je l’entends sans l’écouter.
Il reprend, virulent :
-« Toi, t’es écrivain. Tu fais PAS de la politique. »
Qu’il soit marocain, ou d’une autre nationalité, qu’il défende certainement son pays, je le respecte. Silence. J’ai pour habitude de laisser parler, de superposer sur les paroles, le fil de mes pensées. Ce n’est pas politique, c’est une obsession, ai-je pensé face à lui.
Oui, une obsession.
J’entendrai aussi.
- « Tu es folle ! Ne te mêle pas de ça. »
Ou :
-« Reste à l’écart de tout ça. Dossier chaud , ça pique ».
Les expressions parlent, seules, piquer, brûler . Aussitôt je sens, je sais les balles, les chaînes, les barbelés. Je sais. Je connais, ce schéma que répète l’histoire : murs, territoires, frontières. On dirait que cela ne cessera jamais. Terres convoitées/ guerres qui laissent des marques indélébiles/ morts de part et d’autre des deux camps . Génération après génération, conflit sur conflit, mort après mort, la terre arrachée par deux camps adverses se transforme en pauvre morceau de tissu, déchirée, puis déchiquetée, déjà en lambeaux. Lambeaux, oui, guenilles , que personne ne peut plus enfiler. On oublie trop vite que sur cette terre, vivent, survivent, des enfants, des femmes, des hommes, nus et grelottants, avec pour seul abri, cette terre de chiffons et de haillons. Que personne ne veut plus raccommoder.
Déterminer le-pourquoi-du comment, choisir un camp ou un autre, c’est -- peut-être -- de la politique. Mais. Regarder la peau nue d’un enfant, dont la seule erreur fut de naître là, sur cette terre trouée, c’est rester un homme. Tout simplement.
Alors, bien sûr, que chacun brandit son avis avec de grandes leçons bien scandées, bien ficelées. Tout le monde.
Mais, qui souhaiterait être à leur place ?
Personne.
Anne C A L I F E
Droits d’auteur soumis à autorisation Fondation Menthol House Publishing contact @the-menthol-house.com
6 commentaires:
Quel style vif, nerveux et spontané! On dirait qu'elle cisaille les phrases pour en faire des confettis. Je l'imagine en train d'écrire, pressée par les idées et les mots, ne tenant pas en place, active, prise dans un mouvement brownien incessant, presque en lévitation... Il en résulte un langage oral sensuel, vif et, une audace linguistique adressée comme une arme de séduction efficace. C'est peut-être ce qu'on appelle une écriture de femme... En tout cas, je la reconnait comme telle. Il faudrait que je lise tout le roman pour me faire une idée plus précise.
@ Halagu : Tu parles ! Quelles pétillantes, pétulantes, brillantes et prenantes performances que les deux romans que j'ai lus d'Anne et que j'ai d'ailleurs présentés dans mon journal : "Et le mail s’envole comme un oiseau" et "Meurs la faim". Ma critique de ce dernier a été mise en ligne par la rédaction sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article4002.
Malheureusement, Menthol House n'a plus rien envoyé depuis à la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, et ainsi, le "dernier cri" d'Anne, pour prometteur qu'il paraisse, ne m'a pas encore atteint.
@ giulio
Je viens de découvrir ta critique de décembre 2010 et je suis frappé par la similitude des termes que nous avons employés pour parler du style d'Anne Calif. Tu as parlé, en particulier, de son style "féminin" et j'ai parlé de style de femme. Je tenais à cette nuance pour éviter le sens communautaire de l'adjectif. Ceci dit, ta présentation - brillante, comme d'habitude- aiguise ma curiosité vis-à-vis de cet auteur.
N.B Je t'ai indiqué des vidéos à découvrir (ou redécouvrir) sur le Post du 19 février.
Merci, Halagu, pour tes liens vers ce splendide poème qu'est "Cet amour". Pour moi, disons personellement, pas de doute, même seulement lu, le poème de Prévert est bien mieux valorisé par Reggiani que par un auteur à la voix "aussi froide qu l'oubli".
Qui m'a dit, ou bien où ai-je lu un jour, qu'un auteur ne devrait jamais lire ses textes lui-même ?
Note, je l'ai déjà fait... et c'est sans doute pour ça qu'on ne m'invite presque plus à le faire.
Je t'invite à le refaire, donne nous l'occasion d'en juger. Enregistre un poème avec ta voix la plus off sur Youtube et nous te donnerons notre avis. l'invitation est valable aussi pour Jalel!
@ Halagu : Suppose pas de problème pour Jalel, prof et conférencier aguerri, mais n'insiste pas pour entendre mon organe d'outre-tombe. Merci tout de même pour l'encouragement.
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