mardi 15 mai 2012

Daniel Aranjo : Tu nous a menti, Leopardi.



TU NOUS AS MENTI, LEOPARDI
Daniel Aranjo. 

Tu nous as menti, Leopardi : le réel vaut encore la peine
et Recanati même où ton, propre, cœur jadis tranché lange le coin de chaque rue,
où le samedi humide de village rebrille non en village mais sur la placette nette de ton propre palais,
où l’on fait des chandails d’argent à ta noire effigie de pop star,
où ton pensif passereau solitaire roucoule, gras pigeon, à la Tour du Passereau solitaire,
où nos cafés se nomment l’Infini, ma boutique, la Bottega di Silvia, mon hôtel, le Genêt, à savonnette verte le Genêt, ressemant cette fleur antique de notre mal, poudreuse, sous nos pas poudreux à chaque tapis poudreux d’escalier
et où cet infini même, spirituel et matériel, sensible mer au-delà de nous-mêmes sans que tu le saches,
sous tant de haies neuves et obscures replantées sur ta haie à la petite proue (monumentale) de ta ville escarpée
- bien loin, bien loin de cette campagne, pour un peu escarpée, et du thabor érémitique de nos livres très à l’écart d’une cité où je l’avais d’abord crue avant que de venir ici -
est devenu, prophétique et ombreux, un souple jardin public où l’on sent qu’eût pu naître un culte mais en d’autres siècles :

c’est que le chant du néant rebâtit, sur son site, son propre néant de briques réelles
tel un enfant devenu grand sur le cadavre de l’enfance qu’il fut
et que ta haute statue pâle et lisse de nostalgique archonte, presque beau, d’une ville presque seigneuriale et belle
(autour de sa noire église, brillante et noire, où l’on s’apprête à jouer quelque chose, à nouveau, de fictif)
semble, quoique penchée, nettoyer jusqu’au son, du moins présent, de quelque ciel ou quelque vent sans souffle.

Mais non, Leopardi, tu n’as jamais menti :
ton large, large palais brun domine sans fenêtre encore quelque chose comme un précipice absent,
fermé comme il est dans cette longue ville close sur son précipice sous sa travailleuse lune.
Plus de village, mais une ville. Plus de cloche de village, mais celle d’une ville désirable, village lointain de placette nette, juste devant chez toi,
comte Leopardi, car le spleen du spleen cela existe encore, et la nostalgie de cette nostalgie et de lambeau ducal que vraiment nous fûmes
en ce village vrai, écussonné de rien, bien loin d’ici et pourtant bien d’ici : quelque chose de maigre et de vaste, avec des invasions et la bibliothèque du monde tout autour.

L’infini, à moins d’en faire un chiffre, ne se voit que quand on ne le voit pas,
le lac Trasimène, bleuté, vaut moins que son nom sous un ciel de céramique quand on en fait par hasard le tour,
les vagues flammes de l’Ourse, symphoniques de loin et discordes de près tel un bal de hameau, resteront toujours vagues alors que tu viens d’écrire en 1813 une Histoire de l’astronomie des origines à 1811
un chant de rainette et une chapelle à chaque pas (presque autant qu’à Assise ou que palais et qu’illusions aux cieux, dont une Sainte-Marie de quelque chose jusqu’en face de chez toi
entre le métier chantant de Silvia et ta fenêtre dépolie qui t’aide à presque voir en tes 12.000 volumes mais jamais cet exécré Recanati fût-ce au fond de tes trois lanternes magiques où se retraduit en couleurs l’envers noir et le négatif infini du monde)

et c’est samedi de village aujourd’hui, comte Leopardi, et c’est jour de marché devant un gymnase à ton nom, c’est le vide affairé de la nuit en plein jour
- ou de la nuit à refaire en soi, comme aujourd’hui, avec ce jour presque tiède, presque pluvieux de Recanati entre frère et maternelle sœur
ah aussi loin aussi loin que possible du regard toujours sans regard et de la bouche d’ombre d’une satanique mère trop chrétienne
et de cette colline jamais vide qui n’est pas même une colline que tes concitoyens, pour se faire pardonner le mal qu’ils t’ont fait, quand tu reposes si loin d’ici, si près de toi et loin de toi à la fois, ont collée en ville tout près de chez eux si loin
d’une vide colline, à jamais qu’est ton poème

*

(Ah, comte Leopardi, faut-il toujours voir de près
ce qu’on pensait voir de loin, libre de tout lieu, à travers la symphonie ?)

Avec le professeur Nicola Ruggiero, éminent spécialiste d'herméneutique léopardienne.

8 commentaires:

Djawhar a dit…

Infiniment beau ce remaniement de "L’nfinito" !
C’est aussi, dans un sens, ce que Léopardi a laissé faire ou prédire au temps,au bon gré du temps, et que Daniel Aranjo a magnifiquement retracé à travers cette enivrante escarpade ( pourquoi pas balade alors ?) de l’esprit esthétique qu’un sens très réel du réel lui a dicté.
Ce qu’il ya de plus beau encore dans les œuvres des écrivains, c’est cette patience qu’elles mettent dans l’attente du déploiement- exceptionnel encore- de leur génie dans le regard de quelques priviligiés.

Plaisamment médité cet "infini (qui) ne se voit que quand on ne le voit pas" et qui nous émeut puérilement sans trop savoir le compter !
Mais, c’est, en fait, dans 5O OOO ans, lorsque la sonde Keo rentrera ( rentrerait si nous sommes moins aptes à réfléchir positivement à cet infinito du temps) de l‘espace, qu’on saura si "L’infinito" a autant ému de l’autre côté de l’infini .

giulio a dit…

Chers amis, ce texte éminemment poétique me semble cependant traversé, 1, de quelques inadéquations, ainsi que, 2, d'arguties que la poésie ne nécessite ni justifie.

exemples :

1. «… c’est que le chant du néant rebâtit, sur son site, son propre néant de briques réelles
tel un enfant devenu grand sur le cadavre de l’enfance qu’il fut…»

a. Expliquer une allégorie par une autre, n’a pour moi de sens que si le comparant l’explicite. Mais aucun enfant ne devient grand sur le cadavre de son enfance, tout au plus sur ses restes, son passé, son souvenir, ses regrets, sa honte, ou que sais-je. Un cadavre, c’est du mort, or, l’enfance n’est jamais morte.
b. «…sur le cadavre de l’enfance qu’il fut…» est carrément faux. Il fut enfant, mais ne fut pas enfance.

2. «L’infini, à moins d’en faire un chiffre, ne se voit que quand on ne le voit pas». Argutie, car
1. L’infini ne peut se chiffrer, tout au plus se dire, et
2. Si l’infini ne se voit que lorsqu’il ne se voit pas, c’est qu’on (tout le monde) le voit toujours. C’est faire bon marché de l’infini et, je pense, bien loin de la vision du poète et de la singularité de sa vision, où l’immensité n’est que le fragment perceptible de l’infini, immensité dans laquelle il lui est doux de noyer sa pensée : «… Così tra questa / immensità s'annega il pensier mio : / e il naufragar m'è dolce in questo mare»

Jalel El Gharbi a dit…

Chers amis,
Voici la réponse de notre ami Daniel Aranjo :
Je ne m'attendais pas à ce que ce poème de voyage à Recanati trouve dès le lendemain de sa publication deux échos aussi nets, et même forts ! Les livres ont leur destin, disaient les Latins ! Internet aussi !
Chacun est libre de son opinion, de son interprétation face à un poème. Le mien, quoique long, reste un poème, avec sa concision, ou de la concision, qui en partie m'échappe ; dont je découvre deux "interprétations" opposées et que je n'aurais jamais pu prévoir. Laissons donc plutôt au poème son mystère et, si l'on veut, son efficacité, au besoin polémique.
En guise de cadeau à mes deux interprètes, j'offre ici ma propre traduction de "L'Infinito" :
"L'Infini
Toujours chère me fut cette vide colline,
Et cette haie ici, qui ferme au regard
L'ultime horizon presque de toute part.
Mais je m'assieds et j'admire, et d'interminables
Espaces par-derrière, et de surhumains
Silences, et ah quel profond Repos
Ma pensée alors se figure; où irait presque
Défaillir le c?ur ! Puis à mesure que j'entends
Le vent bruire entre ces feuilles, je
Compare cet infini Silence-là
À cette voix : et me revient l'éternel,
Et les mortes saisons, et la présente
Et vive, et sa sonorité. Ainsi entre cette
Immensité se noie mon âme et ma pensée :
Et naufrager m'est doux en cette mer."
tr. fr. D. Aranjo (1999)
Encore merci !


D. Aranjo

giulio a dit…

@ Jalel : transmets s.t.p. mon merci à Daniel Aranjo pour sa jolie traduction que je joins avec à mon original (manuscrit et dactylographié).

@ Djawhar : les rats et les corneilles, seuls animaux supérieurs existant peut-être encore dans 50.000 ans, auront-ils appris à réceptionner des vaisseaux spatiaux ?

Quelqu'un a dit…

Sur la deuxième photo: un éminent spécialiste de rhétorique et de traductologie qui n'a rien à envier aux autres.

Jalel El Gharbi a dit…

Merci mais pourquoi ce pseudo ?

Quelqu'un a dit…

Je suis peut-être là par hasard, mais, autrement, qui, d’après vous, cher Monsieur El Gharbi, a cette patience de venir glaner les épis de vos anciens articles, à part un fervent disciple de votre écriture ?
Et puis, à quoi nous servent les noms quand l’impersonnel est aussi représentant d’une entité qui se sait avoir de l’importance en dehors du Nom personnel qui la désigne ?

Quelqu'un a dit…

Je suis peut-être là par hasard, mais, autrement, qui, d’après vous, cher Monsieur El Gharbi, a cette patience de venir glaner les épis de vos anciens articles, à part un fervent disciple de votre écriture ?
Et puis, à quoi nous servent les noms quand l’impersonnel est aussi représentant d’une entité qui se sait avoir de l’importance en dehors du Nom personnel qui la désigne ?