Giulio-Enrico Pisani,
Lux. 7 Juillet 2011
Les regards de soi(e) de Laurent Fels
Et voici le dernier recueil de
poèmes de Laurent Fels, dont je présente les oeuvres dans notre bonne vieille
Zeitung depuis plus de six ans.[1] Regards de soie est un très beau
livre trilingue magnifiquement illustré par la photographe paysagiste chinoise
Mena Sae-Chan,[2] traduit en chinois
par Yasha,[3] et en anglais par
Jean-François Sené.[4] Minimaliste au point qu’une de ses pages peut
ne contenir que neuf mots, Laurent Fels semble presque, après l’avoir sans
doute crainte, viser la page blanche.
Selon notre correspondant, le poéticien et poète Jalel El Gharbi, sa
poésie peut nous faire «penser (...) aux oeuvres de Malevitch scindant l'objet en
deux (dans ce qu'on pourrait appeler une poétique de la fissure)». Bon, on n’en est pas encore au fameux «carré
blanc sur fond blanc», mais Stéphane Mallarmé n’est pas loin, qui dit: «Nommer un objet, c'est
supprimer les trois
quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu; le suggérer, voilà le rêve!»? Ce principe fondateur du minimalisme
poétique, que Mallarmé a énoncé avant de le noyer dans sa prolixité, mit
un bout de temps à trouver ses adeptes.
Les mots qui
importent seraient-ils donc ceux qu’on n’écrit ni ne lit? Les fameux non-dits? Et pourquoi ce qui est si fréquent dans la
vraie vie, le sous-entendu, la circonlocution, l’invisible, le «tourner autour
du pot» ne serait-il pas possible en poésie, genre littéraire où, justement, presque
tout est permis? Laurent tournerait-il
autour des mots? Oui, mais seulement
pour mieux en définir certains, les situer – heureux élus – au milieu de la
feuille blanche, des non-dits ou de leur résidu: son poème. Et pourquoi décrirait-on tout ce qui s’agite
autour d’un feu de camp, lorsque, placé dans tel contexte, le terme «feu»
définit à lui seul la scène, tout comme, un peu plus loin, le mot «braises»
témoignerait que le camp aurait sombré en léthargie? Après tout, Platon est bien mort et nous
sommes quelques lecteurs à être sortis de la caverne.
Certes, mais autant vous le confier
d’emblée: un poème de Laurent frôle en soi le paradoxe en ce qu’il est aussi
léger qu’un fil de soie, mais que sa lecture n’est pas du tout légère. Ses mots, distillés sur le papier avec cette
parcimonie calculée qui en valorise au maximum la richesse et la portée, posent
plus d’une question et notamment: les mots des poètes ont-ils la même
signification que ceux des prosateurs? Parfois, bien sûr, oui, mais, la plupart du
temps et surtout chez Laurent, qui renonce à tout ballast, à tout ce qui ne
sert pas à exprimer son sentiment, leur signification est symbolique, cette
symbolique pouvant elle-même varier selon le contexte poétique. La pierre, par exemple, peut symboliser la force,
la dureté, la maison, le moi, etc. Le
titre, «Regards de soie», pourrait-il signifier autre
chose que l’évident «regards soyeux», c'est-à-dire «regards doux comme la soie»,
traduit presque mot à mot en anglais par «Silky Gazes»? Ne pourrait-on pas imaginer, vu l’importance
de la pierre (pouvant symboliser le moi) tout au long du recueil, que, au lieu
de l’interprétation évidente, on doive creuser dans le subconscient de l’auteur
pour y découvrir une féminisation poétique de «regards de moi», donc de soi-même,
dont soie ne serait qu’une ellipse? La
soie comme féminin du soi?
Le premier
poème du recueil me semble bien éclairer cette réduction et cette symbolique: «écrire
le / loess // qui / habite // la terre /
entre // absence / oubli». Le
loess étant de la pierre recomposée après avoir été détruite, érodée,[5] et le moi en passe d’être soie, écrire pourrait symboliser
la volonté de se connaître, habiter, représenter l’âme, la terre se
référer à la mère, l’absence être manque et l’oubli permettre de
surmonter cette destruction, en faire une translation. À chacun de mettre ce paquet d’hypothèses
(rien n’est sûr en poésie) en musique comme il l’entend, le fait étant qu’aussi
bien l’art que l’écriture ou la musique n’appartiennent plus, dès leur diffusion,
à ceux qui les créent, mais bien à ceux qui en jouissent... comme ils
l’entendent.
Selon Jalel El Gharbi, dans la
poésie felsienne, «... la notion de vers
même est mise à mal, le vers devenant le plus souvent mot – comme pour se
rapprocher de l'instantané d'un cri – ou mieux encore pour se rapprocher de
l'indivisible (...) Cette
prédilection pour l'indivis dit un goût prononcé pour le minéral (roche, silex,
pierre...), cela qui résiste, qui perdure».
De plus, ajoute-t-il, «Il y a dans
cette poésie comme une fissure, comme un péril: celui de la page blanche qui
incite à une autre posture vis-à-vis du texte: le sens est moins dans
l'écriture que dans la lecture».
Voilà qui confirme ma perception de la prépondérance du lecteur sur le
poète qui, lui, «accepte l'effacement et
mise sur sa propre extinction»: Roche (moi) > sable (mère) >
poussière (fin... et... da capo!).
Le poète, pris dans ses
contradictions, voire, comme indiqué plus haut, tout paradoxe, essaie, veut,
cherche, désire l’érosion, la fin du moi, de la pierre, du silex, du jade... «avec
/ vigueur // tacite / cruauté // s’aiguise / le discernement // où la / roche
// devient / entrave», de l’unicité donc, aboutit nolens volens au
sable, à la terre, à la poussière, à la cendre... Puis – non dit, mais ressenti par moi, lecteur
ordinaire, uomo qualunque – résurrection en Gaïa, la Terre –mère, retour au loess
et à la pierre de sable, au calcaires, ainsi que, via le feu de Vulcain, au
silex, au jade ou au diamant... C’est à
se demander pourquoi l’âme d’un poète différerait-elle en soi(e)
fondamentalement de celle de Gaïa, lorsque «au carrefour / de la // solitude
/ germe // parfois / la vie // à / l’ombre». Et Laurent de répondre lui-même à ma question
par un poème tout en finesse, que son incroyable concision n’a pas privé de
sublimes harmonies: le «cri / où // s’exilent / les rivages // de
sable / dans les // fissures / du // souvenir».
Né à Esch/Alzette en 1984, Laurent Fels
est enseignant-chercheur et écrivain d'expression française, professeur de
littérature française et de latin, membre de l’Académie européenne des
sciences, des arts et des lettres, du Centre de recherche "Écritures"
de l'Université Paul Verlaine de Metz, de l'Académie européenne de poésie, de
la direction des Éditions Poiêtês, de la direction de la revue Les Cahiers
de Poésie (Paris), qu’il a fondée et co-dirige avec l'écrivain et éditeur
parisien Joseph Ouaknine, du Comité d’Honneur du Courrier International de la Francophilie (Université de Galati), de la Société des Auteurs et
Poètes de la Francophonie ,
du Comité de la Fédération
des Écrivains luxembourgeois (LSV), du Comité de Direction des Éditions
Estuaires, de l’Association des Amis de la Fondation Saint-John
Perse, du Centre de Recherches Scientifiques Pagnolesques et de l’Association
des Amis de Marcel Pagnol. Il est collaborateur scientifique de plusieurs
institutions littéraires, dont la
Société de littérature générale comparée de l'Université de
Luxembourg et la Society
for French Studies de l'Université d’Oxford, ainsi qu’éditeur scientifique de
la série Regards sur la poésie du XXe siècle (Presses universitaires de
Namur). Son oeuvre a été couronnée par le Grand Prix de littérature de
l'Académie nationale de Metz en 2007. Il
a été traduit en allemand, anglais, espagnol, roumain, arabe, ouzbek et
chinois.
[1] 90 pages, 30 €, Éditions Poiêtes, à commander
sur http://www.poesie-web.eu/editions-poietes.html
ou dans les bonnes librairies
[2] Photographe amateur de Hong-Kong, elle
recourt à la technique numérique (HDR et infrarouge)
[3] Pseudonyme de Kevin, (je n’en sais pas plus),
qui vit à Hong-Kong
[4] Agrégé de l’université, professeur et
traducteur, il s’est retiré pour se consacrer à l’écriture (nouvelles, poésie)
[5] Loess : roche sédimentaire détritique
meuble formée par l'accumulation de limons issus de l'érosion éolienne...
(Wikipedia)
8 commentaires:
Sorry pour l'étrange inversion qui s'est substituée à mon intention au milieu de mon 3e § !
"... à tout ce qui ne sert à pas exprimer son sentiment,..."
doit se lire
"... à tout ce qui ne sert pas à exprimer son sentiment,..."
ou calemboutiser par "les APPAS étant trompeurs, le condor PASSA. :)
Cher Giulio,chers amis,
Je viens de rectifier. Il n'y a plus d'appas trompeurs.
Cher Giulio,
Quand je vois la multitude de sens que tu peux donner, sans être exhaustif, à un mot tiré d'un poème minimaliste, je reste perplexe. Je suis amené à penser qu'une telle activité prouve que cette poésie est plutôt complexe et que son auteur est tout sauf minimaliste. Chez les poètes dits minimalistes, le mot est le noyau du texte et il est en fusion, c'est un noyau instable qui déstabilise le lecteur. Le trop-plein de sens d'un mot - ou d'une page blanche - autorise une recherche sémantique téméraire, une errance sur un terrain totalement ouvert ; alors que dans la phrase (j'allais dire la phrase simple, la phrase univoque) le sens du mot est le plus souvent précis... J'ai envie de dire que les poètes minimalistes sont en fait des maximalistes. D'ailleurs tu nous as confié qu'un ''poème de Laurent Fels frôle en soi le paradoxe en ce qu’il est aussi léger qu’un fil de soie, mais que sa lecture n’est pas du tout légère.'' La légèreté du texte, plus exactement la légèreté visuelle du texte, serait donc inversement proportionnelle à sa complexité. Le lecteur de base que je suis l’admet volontiers.
J'ai acheté, un jour, le recueil d'un poète minimaliste parfait. Comme j'ignorais tout sur l'auteur, je me suis contenté de lire, avant de l'acheter, le texte de la quatrième de couverture (geste habituel mais tellement périlleux !). Il était écrit ceci : '' Édifice verbal gothique chargé d’images et de symboles initiatiques, bâti sur des piliers de vers dressés vers l’ineffable… '' Je n'étais pas plus avancé, je n'avais rien compris ! Obstiné , je me suis réfugié dans la préface (rédigée par un poète). Il était dit ceci : '' l'écriture de X peut étonner parfois par les divers niveaux d'une forme explosée,non linéaire ...du poème d'amour épuré aux pages vierges qu'il offre au lecteur en lui proposant de s'immerger dans l'espace...'' C’était un peu plus clair, mais je comprenais de moins en moins. J'ai découvert plus tard le sens de la présentation du livre. Les poèmes étaient vraiment légers, épurés, ''chargés de symboles initiatiques'' (souvent deux mots par page ou une ponctuation isolée) et j'ai eu droit à la page blanche pour ''m'immerger dans l'espace''. Mon livre, c'est le tableau Blanc, avec trois rayures blanches…de la pièce de Yasmina Reza. Inutile de te dire que je le garde précieusement. Je l’exhibe chaque fois que j'ai des convives qui sont intarissables sur les qualités du fameux «carré blanc sur fond blanc» et qui ne regardent les films étrangers qu'en V.O. Et, crois-moi, je récolte beaucoup de manifestations d'admiration.
Ta perspicacité critique, cher Halagu, rentre dans mon article un peu comme dans un jeu de quilles et, si celles-ci étaient des certitudes, les ferait tomber de tous côtés. J’imagine déjà le badaboum-boum-boum qui succède au redoutable roulement de ta 16-livres. Mais il n’y aucun crash, car le boule ne rencontre aucune certitude. Je n’ai en effet émis, dans mon ignorance abyssale des expressions artistiques en général et du mystère poétique felsien en particulier, que de timides hypothèses, que je fais partager à mes lecteurs de « mon » journal, le quotidien Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, où l’article a paru. Aucune solution. Aucune explication valable. Au mieux tentative. Titiller la curiosité du lecteur. Simple encouragement à se faire sa propre idée d’une exposition de tableaux ou d’un recueil de poèmes.
Étant moi-même plus poète de cœur que critique de plume (ou de clavier), il est, sinon certain, en tout cas probable que mon analyse plus poétique que poéticienne présente maintes imprécisions, voire inexactitudes. Voici toutefois ce que m’a écrit il y a peu l’auteur, Laurent Fels, qui me console de mes insuffisances et me fait penser ne pas avoir été tout à fait à côté de la plaque :
« Ton analyse est plus que pertinente. Cela me réjouit de voir que quelques (rares) critiques sont encore capables de comprendre et de mettre en valeur la parcimonie du langage que je préconise depuis un certain temps. Ton article est de loin plus fouillé et plus exact que le bégaiement simpliste de Gaston …….., qui s'est risqué, dans le supplément littéraire du "…….", à proposer une lecture naïve de mes vers. Il n'a absolument pas compris l'esprit cyclique du recueil sur lequel tu as si pertinemment insisté ».
Mais ce qui m’intéresse particulièrement dans ce que tu écris, cher Halagu, c’est ta définition du minimalisme, à laquelle – simple ignorance – je n’ai rien à opposer. Aussi aimerais-je beau avoir à ce sujet l’avis (non un arbitrage qui trancherait entre deux convictions) éclairé de notre ami Jalel, dont c’est, après tout, la spécialité.
2e phrase. Sorry. Lire "Mais il n’y a aucun crash, car la boule..."
Chers amis,
Il me semble que la difficulté avec le minimalisme, c'est qu'il met à mal le concept même de littérarité. La chose littéraire étant d'abord reproductible à l'infini, dans une perspective irréductiblement personnelle. Or force est de constater qu'"écrire" une page blanche n'est ni reproductible ni personnel. En quoi la page blanche d'un auteur est-elle différente de celle d'un autre ? Telle est la limite du minimalisme. Il ne peut aller atteindre ses limites. La littérarité est vouée au dire, à une irréductible altérité. En elle, même le silence, même le vide sont promis au dire.
J’espérais faire un joli strike, tu as supprimé les quilles et j'ai fait un bide. Je ne pouvais même pas faire des manœuvres de sauvetage jusqu'au moment où Jalel m'a lancé délicatement une petite bouée. Merci Jalel.
Il y a cependant un point à préciser, le poète Fels est peut-être un minimaliste, mais il n'est pas que ça. J'ai lu quelques poèmes publiés sur des blogs littéraires et j'ai beaucoup apprécié sa poésie. Tu as bien fait de le faire connaître à tes lecteurs. Ton analyse est en béton et je n'aurais pas eu l'ambition effrontée de viser une colonne de Buren.
Orphée est mort mais son chant
Continue d’ensorceler l’âme des Poètes.
...disait Fels. Et les Poètes continueront à nous faire rêver avec leurs mots.
Impossible de pénétrer, cher Halagu, par la lecture d'un poème, dans l'esprit du poète. Le poète lui-même n'en a bien souvent pas la clé, ou, d'autres fois, ne l'a détenue qu'un moment, celui de l'inspiration. Et il lui arrive, en relisant ses vers, de se demander, ce qui l'a pris de s'exprimer ainsi.
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