samedi 14 juillet 2012

Laurent Fels lu par Giulio-Enrico Pisani


Giulio-Enrico Pisani,
Lux. 7 Juillet 2011

Les regards de soi(e) de Laurent Fels

Et voici le dernier recueil de poèmes de Laurent Fels, dont je présente les oeuvres dans notre bonne vieille Zeitung depuis plus de six ans.[1]  Regards de soie est un très beau livre trilingue magnifiquement illustré par la photographe paysagiste chinoise Mena Sae-Chan,[2] traduit en chinois par Yasha,[3] et en anglais par Jean-François Sené.[4]  Minimaliste au point qu’une de ses pages peut ne contenir que neuf mots, Laurent Fels semble presque, après l’avoir sans doute crainte, viser la page blanche.  Selon notre correspondant, le poéticien et poète Jalel El Gharbi, sa poésie peut nous faire «penser (...) aux oeuvres de Malevitch scindant l'objet en deux (dans ce qu'on pourrait appeler une poétique de la fissure)».  Bon, on n’en est pas encore au fameux «carré blanc sur fond blanc», mais Stéphane Mallarmé n’est pas loin, qui dit: «Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu; le suggérer, voilà le rêve!»?  Ce principe fondateur du minimalisme poétique, que Mallarmé a énoncé avant de le noyer dans sa prolixité, mit un bout de temps à trouver ses adeptes.  

Les mots qui importent seraient-ils donc ceux qu’on n’écrit ni ne lit?  Les fameux non-dits?  Et pourquoi ce qui est si fréquent dans la vraie vie, le sous-entendu, la circonlocution, l’invisible, le «tourner autour du pot» ne serait-il pas possible en poésie, genre littéraire où, justement, presque tout est permis?  Laurent tournerait-il autour des mots?  Oui, mais seulement pour mieux en définir certains, les situer – heureux élus – au milieu de la feuille blanche, des non-dits ou de leur résidu: son poème.  Et pourquoi décrirait-on tout ce qui s’agite autour d’un feu de camp, lorsque, placé dans tel contexte, le terme «feu» définit à lui seul la scène, tout comme, un peu plus loin, le mot «braises» témoignerait que le camp aurait sombré en léthargie?  Après tout, Platon est bien mort et nous sommes quelques lecteurs à être sortis de la caverne.

Certes, mais autant vous le confier d’emblée: un poème de Laurent frôle en soi le paradoxe en ce qu’il est aussi léger qu’un fil de soie, mais que sa lecture n’est pas du tout légère.  Ses mots, distillés sur le papier avec cette parcimonie calculée qui en valorise au maximum la richesse et la portée, posent plus d’une question et notamment: les mots des poètes ont-ils la même signification que ceux des prosateurs?  Parfois, bien sûr, oui, mais, la plupart du temps et surtout chez Laurent, qui renonce à tout ballast, à tout ce qui ne sert  pas à exprimer son sentiment, leur signification est symbolique, cette symbolique pouvant elle-même varier selon le contexte poétique.  La pierre, par exemple, peut symboliser la force, la dureté, la maison, le moi, etc.  Le titre, «Regards de soie», pourrait-il signifier autre chose que l’évident «regards soyeux», c'est-à-dire «regards doux comme la soie», traduit presque mot à mot en anglais par «Silky Gazes»?  Ne pourrait-on pas imaginer, vu l’importance de la pierre (pouvant symboliser le moi) tout au long du recueil, que, au lieu de l’interprétation évidente, on doive creuser dans le subconscient de l’auteur pour y découvrir une féminisation poétique de «regards de moi», donc de soi-même, dont soie ne serait qu’une ellipse?  La soie comme féminin du soi?  

Le premier poème du recueil me semble bien éclairer cette réduction et cette symbolique: «écrire le / loess  // qui / habite // la terre / entre // absence / oubli».  Le loess étant de la pierre recomposée après avoir été détruite, érodée,[5] et le moi en passe d’être soie, écrire pourrait symboliser la volonté de se connaître, habiter, représenter l’âme, la terre se référer à la mère, l’absence être manque et l’oubli permettre de surmonter cette destruction, en faire une translation.  À chacun de mettre ce paquet d’hypothèses (rien n’est sûr en poésie) en musique comme il l’entend, le fait étant qu’aussi bien l’art que l’écriture ou la musique n’appartiennent plus, dès leur diffusion, à ceux qui les créent, mais bien à ceux qui en jouissent... comme ils l’entendent.

Selon Jalel El Gharbi, dans la poésie felsienne, «... la notion de vers même est mise à mal, le vers devenant le plus souvent mot – comme pour se rapprocher de l'instantané d'un cri – ou mieux encore pour se rapprocher de l'indivisible (...) Cette prédilection pour l'indivis dit un goût prononcé pour le minéral (roche, silex, pierre...), cela qui résiste, qui perdure».  De plus, ajoute-t-il, «Il y a dans cette poésie comme une fissure, comme un péril: celui de la page blanche qui incite à une autre posture vis-à-vis du texte: le sens est moins dans l'écriture que dans la lecture».  Voilà qui confirme ma perception de la prépondérance du lecteur sur le poète qui, lui, «accepte l'effacement et mise sur sa propre extinction»: Roche (moi) > sable (mère) > poussière (fin... et... da capo!).

Le poète, pris dans ses contradictions, voire, comme indiqué plus haut, tout paradoxe, essaie, veut, cherche, désire l’érosion, la fin du moi, de la pierre, du silex, du jade... «avec / vigueur // tacite / cruauté // s’aiguise / le discernement // où la / roche // devient / entrave», de l’unicité donc, aboutit nolens volens au sable, à la terre, à la poussière, à la cendre...  Puis – non dit, mais ressenti par moi, lecteur ordinaire, uomo qualunque – résurrection en Gaïa, la Terre–mère, retour au loess et à la pierre de sable, au calcaires, ainsi que, via le feu de Vulcain, au silex, au jade ou au diamant...  C’est à se demander pourquoi l’âme d’un poète différerait-elle en soi(e) fondamentalement de celle de Gaïa, lorsque «au carrefour / de la // solitude / germe // parfois / la vie // à / l’ombre».  Et Laurent de répondre lui-même à ma question par un poème tout en finesse, que son incroyable concision n’a pas privé de sublimes harmonies: le «cri / où // s’exilent / les rivages // de sable / dans les // fissures / du // souvenir».

Né à Esch/Alzette en 1984, Laurent Fels est enseignant-chercheur et écrivain d'expression française, professeur de littérature française et de latin, membre de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres, du Centre de recherche "Écritures" de l'Université Paul Verlaine de Metz, de l'Académie européenne de poésie, de la direction des Éditions Poiêtês, de la direction de la revue Les Cahiers de Poésie (Paris), qu’il a fondée et co-dirige avec l'écrivain et éditeur parisien Joseph Ouaknine, du Comité d’Honneur du Courrier International de la Francophilie (Université de Galati), de la Société des Auteurs et Poètes de la Francophonie, du Comité de la Fédération des Écrivains luxembourgeois (LSV), du Comité de Direction des Éditions Estuaires, de l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, du Centre de Recherches Scientifiques Pagnolesques et de l’Association des Amis de Marcel Pagnol. Il est collaborateur scientifique de plusieurs institutions littéraires, dont la Société de littérature générale comparée de l'Université de Luxembourg et la Society for French Studies de l'Université d’Oxford, ainsi qu’éditeur scientifique de la série Regards sur la poésie du XXe siècle (Presses universitaires de Namur). Son oeuvre a été couronnée par le Grand Prix de littérature de l'Académie nationale de Metz en 2007.  Il a été traduit en allemand, anglais, espagnol, roumain, arabe, ouzbek et chinois.



[1]  90 pages, 30 €, Éditions Poiêtes, à commander sur http://www.poesie-web.eu/editions-poietes.html ou dans les bonnes librairies

[2]  Photographe amateur de Hong-Kong, elle recourt à la technique numérique (HDR et infrarouge)

[3]  Pseudonyme de Kevin, (je n’en sais pas plus), qui vit à Hong-Kong

[4]  Agrégé de l’université, professeur et traducteur, il s’est retiré pour se consacrer à l’écriture (nouvelles, poésie)

[5]  Loess : roche sédimentaire détritique meuble formée par l'accumulation de limons issus de l'érosion éolienne... (Wikipedia) 

8 commentaires:

giulio a dit…

Sorry pour l'étrange inversion qui s'est substituée à mon intention au milieu de mon 3e § !

"... à tout ce qui ne sert à pas exprimer son sentiment,..."

doit se lire

"... à tout ce qui ne sert pas à exprimer son sentiment,..."

ou calemboutiser par "les APPAS étant trompeurs, le condor PASSA. :)

Jalel El Gharbi a dit…

Cher Giulio,chers amis,
Je viens de rectifier. Il n'y a plus d'appas trompeurs.

Halagu a dit…

Cher Giulio,
Quand je vois la multitude de sens que tu peux donner, sans être exhaustif, à un mot tiré d'un poème minimaliste, je reste perplexe. Je suis amené à penser qu'une telle activité prouve que cette poésie est plutôt complexe et que son auteur est tout sauf minimaliste. Chez les poètes dits minimalistes, le mot est le noyau du texte et il est en fusion, c'est un noyau instable qui déstabilise le lecteur. Le trop-plein de sens d'un mot - ou d'une page blanche - autorise une recherche sémantique téméraire, une errance sur un terrain totalement ouvert ; alors que dans la phrase (j'allais dire la phrase simple, la phrase univoque) le sens du mot est le plus souvent précis... J'ai envie de dire que les poètes minimalistes sont en fait des maximalistes. D'ailleurs tu nous as confié qu'un ''poème de Laurent Fels frôle en soi le paradoxe en ce qu’il est aussi léger qu’un fil de soie, mais que sa lecture n’est pas du tout légère.'' La légèreté du texte, plus exactement la légèreté visuelle du texte, serait donc inversement proportionnelle à sa complexité. Le lecteur de base que je suis l’admet volontiers.
J'ai acheté, un jour, le recueil d'un poète minimaliste parfait. Comme j'ignorais tout sur l'auteur, je me suis contenté de lire, avant de l'acheter, le texte de la quatrième de couverture (geste habituel mais tellement périlleux !). Il était écrit ceci : '' Édifice verbal gothique chargé d’images et de symboles initiatiques, bâti sur des piliers de vers dressés vers l’ineffable… '' Je n'étais pas plus avancé, je n'avais rien compris ! Obstiné , je me suis réfugié dans la préface (rédigée par un poète). Il était dit ceci : '' l'écriture de X peut étonner parfois par les divers niveaux d'une forme explosée,non linéaire ...du poème d'amour épuré aux pages vierges qu'il offre au lecteur en lui proposant de s'immerger dans l'espace...'' C’était un peu plus clair, mais je comprenais de moins en moins. J'ai découvert plus tard le sens de la présentation du livre. Les poèmes étaient vraiment légers, épurés, ''chargés de symboles initiatiques'' (souvent deux mots par page ou une ponctuation isolée) et j'ai eu droit à la page blanche pour ''m'immerger dans l'espace''. Mon livre, c'est le tableau Blanc, avec trois rayures blanches…de la pièce de Yasmina Reza. Inutile de te dire que je le garde précieusement. Je l’exhibe chaque fois que j'ai des convives qui sont intarissables sur les qualités du fameux «carré blanc sur fond blanc» et qui ne regardent les films étrangers qu'en V.O. Et, crois-moi, je récolte beaucoup de manifestations d'admiration.

giulio a dit…

Ta perspicacité critique, cher Halagu, rentre dans mon article un peu comme dans un jeu de quilles et, si celles-ci étaient des certitudes, les ferait tomber de tous côtés. J’imagine déjà le badaboum-boum-boum qui succède au redoutable roulement de ta 16-livres. Mais il n’y aucun crash, car le boule ne rencontre aucune certitude. Je n’ai en effet émis, dans mon ignorance abyssale des expressions artistiques en général et du mystère poétique felsien en particulier, que de timides hypothèses, que je fais partager à mes lecteurs de « mon » journal, le quotidien Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, où l’article a paru. Aucune solution. Aucune explication valable. Au mieux tentative. Titiller la curiosité du lecteur. Simple encouragement à se faire sa propre idée d’une exposition de tableaux ou d’un recueil de poèmes.

Étant moi-même plus poète de cœur que critique de plume (ou de clavier), il est, sinon certain, en tout cas probable que mon analyse plus poétique que poéticienne présente maintes imprécisions, voire inexactitudes. Voici toutefois ce que m’a écrit il y a peu l’auteur, Laurent Fels, qui me console de mes insuffisances et me fait penser ne pas avoir été tout à fait à côté de la plaque :

« Ton analyse est plus que pertinente. Cela me réjouit de voir que quelques (rares) critiques sont encore capables de comprendre et de mettre en valeur la parcimonie du langage que je préconise depuis un certain temps. Ton article est de loin plus fouillé et plus exact que le bégaiement simpliste de Gaston …….., qui s'est risqué, dans le supplément littéraire du "…….", à proposer une lecture naïve de mes vers. Il n'a absolument pas compris l'esprit cyclique du recueil sur lequel tu as si pertinemment insisté ».

Mais ce qui m’intéresse particulièrement dans ce que tu écris, cher Halagu, c’est ta définition du minimalisme, à laquelle – simple ignorance – je n’ai rien à opposer. Aussi aimerais-je beau avoir à ce sujet l’avis (non un arbitrage qui trancherait entre deux convictions) éclairé de notre ami Jalel, dont c’est, après tout, la spécialité.

giulio a dit…

2e phrase. Sorry. Lire "Mais il n’y a aucun crash, car la boule..."

Jalel El Gharbi a dit…

Chers amis,
Il me semble que la difficulté avec le minimalisme, c'est qu'il met à mal le concept même de littérarité. La chose littéraire étant d'abord reproductible à l'infini, dans une perspective irréductiblement personnelle. Or force est de constater qu'"écrire" une page blanche n'est ni reproductible ni personnel. En quoi la page blanche d'un auteur est-elle différente de celle d'un autre ? Telle est la limite du minimalisme. Il ne peut aller atteindre ses limites. La littérarité est vouée au dire, à une irréductible altérité. En elle, même le silence, même le vide sont promis au dire.

Halagu a dit…

J’espérais faire un joli strike, tu as supprimé les quilles et j'ai fait un bide. Je ne pouvais même pas faire des manœuvres de sauvetage jusqu'au moment où Jalel m'a lancé délicatement une petite bouée. Merci Jalel.
Il y a cependant un point à préciser, le poète Fels est peut-être un minimaliste, mais il n'est pas que ça. J'ai lu quelques poèmes publiés sur des blogs littéraires et j'ai beaucoup apprécié sa poésie. Tu as bien fait de le faire connaître à tes lecteurs. Ton analyse est en béton et je n'aurais pas eu l'ambition effrontée de viser une colonne de Buren.
Orphée est mort mais son chant
Continue d’ensorceler l’âme des Poètes.
...disait Fels. Et les Poètes continueront à nous faire rêver avec leurs mots.

giulio a dit…

Impossible de pénétrer, cher Halagu, par la lecture d'un poème, dans l'esprit du poète. Le poète lui-même n'en a bien souvent pas la clé, ou, d'autres fois, ne l'a détenue qu'un moment, celui de l'inspiration. Et il lui arrive, en relisant ses vers, de se demander, ce qui l'a pris de s'exprimer ainsi.