Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg 8.9.2012
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Que je
considère Gisèle Halimi,
[1] l’avocate franco-tunisienne des causes
justes, militante féministe et indépendantiste (notamment en Tunisie et en
Algérie) comme une amie, du moins de manière livresque, admirative et
unilatérale, est bien sûr une vue de l’esprit, de mon esprit. Par contre, elle fut bien réellement proche de
Simone de Beauvoir, avec qui elle écrivit le l’ouvrage
Djamila Boupacha sur la manière scandaleuse sadique et
cruelle dont l’armée et le gouvernement français Debré traitèrent cette
militante du FNL algérien. Mais Gisèle
Halimi fut aussi proche d’un grand nombre
de personnages engagés comme Picasso, Sartre, Aragon, Elsa Triolet, Gabriel
Marcel, la résistante et militante des droits de l’homme Geneviève de Gaulle,
l’ethnologue et résistante Germaine Tillon ou Simone Veil, pour ne citer que
ceux-là. Ce ne fut cependant qu’en 2002 que
je lus l’un des ses livres:
Avocate
irrespectueuse, bouleversant ouvrage qui résume un demi siècle de combats
juridiques allant de la défense d’un voleur de pommes de terre aux grandes
causes politiques au Congo, en Tunisie, en Algérie et en France. Bon, j’en reste là, car rien que l’énumération
de tous ses combats occuperait un livre entier, que j’aimerais entreprendre un
jour, si quelqu’un de plus jeune et compétent ne le fait pas avant moi.
Aujourd’hui je me contenterai d’écrire non pas vraiment dans le cadre,
mais plutôt dans l’esprit de ma propre militance – oh, combien modeste – pour
la liberté et la démocratie du peuple tunisien en général et de la femme tunisienne
en particulier, ce qui revient somme toute au même. Je rejoins en effet Aragon, quand il affirme
que «l’avenir de
l’homme est la femme». Aussi est-ce en cherchant les racines de la
femme tunisienne et en étudiant l’histoire et le génie de ce peuple qui
ne forma longtemps qu’un avec ses cousins d’Algérie nord-orientale, sous le nom
d’Imazighen,[2] (ou Numides, ou Berbères), je tombai sur le nom de Kahina. Et c’est en tachant d’en savoir plus sur ce
personnage aussi mystérieux qu’exceptionnel que je découvris – donc récemment –
la biographie romancée de Kahina, publiée en 2006 chez Plon [3] par mon «amie
livresque» Gisèle Halimi.
La Kahina, ou Kahena, ou Daya Ult Yenfaq Tajrawt ou Dihya de son
vrai nom, s’inscrit dans la droite ligne de ses ancêtres amazigh,
qui luttèrent quinze siècles durant
pour sauvegarder leur indépendance contre les Phéniciens d’Utique, puis contre
ceux de Carthage, puis contre Rome, puis contre les Vandales, puis contre
Byzance et enfin contre les armées Arabes d’Oqba Ibn Nafii et
de
Hassan Ibn Numan durant le troisième tiers du 7ème
siècle. Quelques-uns parmi les plus
célèbres de ces chefs de résistance furent Massinissa,
[4] le premier roi de
la Numidie unifiée, Jugurtha,
dont le combat contre Rome fut brillamment conté par Salluste dans
La guerre de Jugurtha, puis Tacfarinas,
Antalas et, au 7ème siècle contre l’invasion arabe, Kocéila (Kusayla) et enfin
la Kahina.
Gisèle
Halimi ne pouvait guère baser son livre sur des sources historiques fiables et
objectives, mais dut se contenter essentiellement de textes arabes ou de
provenance arabe,
[5]
ainsi que des traditions – d’origine surtout orale – berbères. Dihya, appelée Kahena ou Kahina, prêtresse ou
devineresse en arabe, est donc une reine guerrière massyle, chaouis-zénète des
Aurès de la tribu des Djerawa,
[6]
qui combattit les Arabes Omeyyades lors de l'expansion islamique en Afrique du
Nord vers la fin du VIIe siècle.
L’auteure nous présente d’emblée une jeune femme hors du commun,
volontaire et ne se pliant aux traditions qu’après les avoir pesées et
approuvées. Fille de Thabet, chef des
Djerawa, elle succède à son père et, après sa mort, épouse Kocéila, le roi des Zénètes,
qui tente de constituer un premier grand rassemblement de tribus berbères
contre l’envahisseur arabe. Battu par le
général Oqba Ibn Naafi et amené
en captivité, Kocéila se convertit par opportunisme à l’islam, puis s’évade, retrouve
Dihya, réunit une nouvelle coalition de tribus, s’allie aux Byzantins et écrase
près de Biskra l’armée d’Okba, qui y perd la vie. L’armée berbèro-byzantine victorieuse
conquiert Kairouan (Tunisie) en 683 et l’occupe pendant plusieurs années. Mais les Arabes ne pouvaient abandonner
Kairouan, aussi finirent-ils par revenir en force. Koceila fut tué et les Imazighen qui avaient
échappé au massacre se dispersèrent.
C’est
alors que la Kahina,
qui a combattu aux côtés de son homme, reprend son flambeau, fait une entrée
fracassante sur la scène de l’histoire maghrébine et... de la longue kyrielle des
femmes pugnaces dont furent les Déborah, Didon, Zénobie, ou Cléopâtre. En 686, à la mort de Kocéila, elle se fait
élire reine (ou chef de guerre) par les Zénètes, mais aussi par nombre des
tribus berbères de l’Aurès, de la côte et du désert, parvenant à réunir les
nomades et les sédentaires. Forte de ce
grand rassemblement, elle mène une guerre impitoyable contre l’envahisseur
qu’elle battra à plusieurs reprises avant de devoir se retirer dans l’Aurès. Et la suite?
Eh bien la suite est à découvrir par le lecteur dans le livre, car il
n’est pas question que je le prive du suspense qui l’entraînera de la première
à la dernière page à travers cette incroyable épopée. En effet, au-delà de son intérêt historique, l’ouvrage
est romanesque à souhait et relate une aventure passionnante de bout en bout,
où l’on sent que l’auteure pénètre à fond un personnage auquel elle s’identifie
d’autant plus aisément que sa naissance et son combat lui sont viscéralement
proches.
Par
exemple, à son prisonnier «préféré», son amant Khaled, le neveu de son ennemi,
le général arabe Hassan Ibn Numan, la
Kahina, qui sait appeler un chat un chat, cloue le bec,
lorsqu’il lui vante la guerre sainte, la noblesse du Djihad: «Ne me ressors pas une fois de plus ce conte vertueux (...) Ce que vous voulez, c’est conquérir,
occuper, prendre les terres et les biens… votre djihad
n’est qu’une guerre de
colonisation, Khaled, et vous avez besoin d’un dieu comme alibi!» Certes, le terme «guerre de colonisation»
peut paraître anachronique exprimé au 7ème siècle, mais c’est bien
une écrivaine – ici romancière – du 21ème siècle qui s’adresse à nous,
ses contemporains. Qui lui en fera le
reproche? Certainement pas moi! Et à bon entendeur salafiste et wahhabite
pétrodollarisé salut! De toute manière, dans
le couple quasi-fusionnel faisant fi des siècles qu’est le duo Gisèle-Dihya,
l’une est nécessairement un peu le reflet, l’ombre, la renaissance mystique de
l’autre.
Et
combien cela est vrai, la journaliste et anthropologue Hinde Taarji l’évoqua
avec une grande sensibilité dans le magazine «La Vie éco» du 23.2.2007 en mettant en parallèle la naissance
de Gisèle Halimi avec celle de Dihya/Kahena : «... la déception était si amère que son père cacha la nouvelle à son
entourage pendant trois semaines. À ceux qui s'enquéraient de la venue du bébé,
il s'obstinait à répondre qu'on l'attendait toujours. Pourtant, dans son
berceau, celle qui deviendra l'une des grandes figures du féminisme de notre temps
coulait déjà ses premiers jours. C'est ainsi que Gisèle Halimi fit son entrée
dans la vie, dédaignée par un père à qui elle avait fait l'affront de naître. Pour
le juif berbère qu'il était, la naissance d'une fille représentait une
catastrophe (...) Des siècles
auparavant, la femme qui symbolisa la résistance berbère à l'envahisseur arabe
connut le même départ dans la vie...»
Si l’on ajoute à ma brève présentation le fait que ce roman est un
véritable hymne à la tolérance religieuse du peuple berbère, dont les tribus
vécurent jusqu’à la fin du 7ème siècle sans problèmes majeurs leurs
différentes confessions (animiste, catholique, orthodoxe, arienne ou juive), il
ne vous reste plus qu’à le découvrir, amis lecteurs, et ça, c’est votre
privilège.
[1] Gisèle Halimi, née Zeiza Gisèle Élise Taïeb en 1927 à La Goulette (Tunisie),
est une avocate, militante féministe et politique franco-tunisienne; elle entre
au barreau de Tunis en 1949 et poursuit sa carrière d'avocate à Paris en 1956.
Élue à l’Assemblée nationale de 81 à 84, elle y dénonce la misogynie politique. (extr. Wikipedia)
[2] Les Imazighen (pluriel d’Amazigh) furent
appelés Numides par les romains et Berbères par les hellénophones. Le terme
Kabyle semble être tardif et désigne aujourd’hui, avec +/- 7 millions de
locuteurs surtout en Algérie nord-orientale, le deuxième plus grand groupe
berbérophone du Maghreb, le premier groupe (+/- 8 millions) étant constitué par
les
Chleuhs du Maroc. Mais on trouve des régions villages au parler
berbère un peu partout en Afrique du Nord, de
la Maurétanie à l’Égypte
en passant par
la Libye
(~10% de berbérophones).
[3] Édition
originale épuisée, cependant encore disponible aux éditions Pocket (~285 p.) de
Plon.
[4] Pragmatiques, ils surent aussi s’allier
durant des périodes plus ou moins longues à leurs adversaires.
[5] Notamment
l’Histoire
des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale
d’Ibn Khaldoun, historien, philosophe, écrivain, homme politique et diplomate
tunisien d’origine arabe (1332-1406), lui-même tributaire de sources fatalement
peu objectives.
[6] L’Aurès est un vaste territoire montagneux au
nord-est de l'Algérie, dans lequel vit majoritairement le groupe berbérophone
des Chaouis. Du point de vue
géographique et historico-ethnique il s’étend également sur une large part du
nord-ouest tunisien.