jeudi 22 novembre 2012

Un almanach pour l'hiver


Almanach pour l’hiver

L’hiver avec ses pluies et ses échéances agricoles révèle l’insuffisance de nos calendriers. Aussi les gens recourent-ils à un calendrier agricole qui remonte très loin dans le temps. En Tunisie, subsiste ce calendrier agricole dont les services météorologiques reconnaissent l’efficience et que les almanachs ne manquent pas d’utiliser. Chercher des règles régissant les phénomènes météorologiques est un souci universel. Le canon qui régit cette recherche est simple, il s’agit de passer de l’observation séculaire à la formule. En France, l’hiver est la saison où le recours à la sagesse des proverbes se fait le plus fréquent. Ici se trouve condensée toute l’expérience et tout le savoir ancestral : « A la Saint Luce (13 décembre), les jours croissent du saut d’une puce » ou « A la chandeleur, l’hiver se passe ou prend vigueur » ou encore « Noël au balcon, Pâques au tison ». En Tunisie, on ressort le calendrier agraire. C’est un calendrier qui date de plusieurs siècles. Le géographe et historien Al Massoudi le décrit dans son ouvrage Les Prairies d’or. Ce calendrier, qui est solaire et non pas lunaire, s’avère d’une grande fiabilité. En plus, il offre l’avantage d’être foncièrement poétique.
L’hiver (du 29 novembre au 27 février) est ainsi subdivisé :
- 25 décembre : début des blanches nuits
- 13 janvier : fin des blanches nuits
- 14 janvier : début des noires nuits
- 2 février : (fourar, dit le pleureur) fin des noires nuits
- 3 février : début des « nubiles » (‘Azara) (10 jours)
- 13 février : fin des « nubiles »
- 14 février : Froidure de la chèvre (guerrat al anz)
- 20 février : chute de la braise de l’air
- 27 février : chute de la braise de l’eau
- 6 mars : chute de la braise de la terre
- 10 mars : les « suivis » (8 jours) (Hassoum)
- 17 mars : Fin des « suivis »
C’est au cours de ces « noires nuits » qu’il convient le mieux de planter des arbres. Un proverbe le dit « au cours des nuits noires, germe toute branche ». Ce sont ces nuits qu’on attend pour planter jasmins et citronniers.
Quant aux Hassoum, ils sont attestés dans le Coran. Le mot est traduit ici par « consécutifs » or « suivis » nous a semblé plus adéquat : « Et quant aux Aad, ils furent détruits par un vent mugissant et furieux que [Dieu] déchaîna contre eux pendant sept nuits et huit jours consécutifs ; tu voyais alors les gens renversés par terre comme des souches de palmiers évidées. En vois-tu le moindre vestige ? Pharaon et ceux qui vécurent avant lui ainsi que les Villes renversées commirent des fautes. Ils désobéirent au Messager de leur Seigneur. Celui-ci donc, les saisit d'une façon irrésistible. » (Al Haqqa, 6-10)
La légende populaire raconte l’histoire d’une femme hérétique qui aurait tenu tête à un prophète antérieur à Mohamed et que Dieu aurait métamorphosée en chèvre. La nuit la plus froide de l’hiver est un châtiment qui lui est destiné. Dans le calendrier antéislamique, on relève la présence de cette « vieille » qui est également attestée dans un poème antéislamique. Mais l’histoire n’en dit pas plus sur elle.
Selon ce calendrier antique, le printemps se signale par le réchauffement des éléments : air, eau et la terre. Fourar (février), le pleureur, terminé, le réchauffement va grandissant et les pluies se font rares et précieuses. Loin de Tunis, où l’on préfère ne pas se mouiller, les gens espèrent avec ferveur qu’il pleut en mars. La qualité des récoltes est tributaire des capricieuses pluies de mars : « pluie de mars est or pur » stipule un dicton. 

8 commentaires:

Djawhar a dit…

Merci pour ce texte agréable qui marie esprit scientifique et effluves odorants de la poésie et que j’ai lu avec autant de plaisir que d’intérêt. Je trouve "la chute" des braises de l’air, de l’eau et de la terre d’une scientificité foncièrement esthétique. Et le feu qui se révèle ici porteur des autres éléments !
A propos du terme "consécutifs", je pense aussi que "suivis" est plus adéquat du fait que la traduction arabe de "Hassoum" va dans ce sens. On lit dans لسان العرب

قال الفراء الحسوم التباع إذا تتابع الشيء فلم ينقطع أوله عن آخره
قيل له حسوم وقال ابن عرفة في قوله ثمانية أيام حسوما أي متتابعة قال أبو منصور أراد متتابعة لم يقطع أوله عن آخره

Le terme "consécutifs" est aussi repris dans la très bonne traduction de Sadok Mazigh qui pourtant ose la modification dans le restant des mots des versets comme on peut le lire ici :
"Quant aux ‘Adites, ils furent anéantis par un vent glacé, d’une violence inouïe. Un ouragan si violent fut déchaîné contre ce peuple, durant sept nuits et huit jours consécutifs, que l’on pouvait voir les hommes gisant inertes, tels des stipes creux de palmiers. En vois-tu subsister la moindre trace ? Pharaon, les peuples qui l’avaient précédé, ainsi que les cités ensevelies avaient été non moins coupables. Ils avaient désobéi aux messagers de leur Seigneur. Aussi furent-ils emportés sans retour."

Je saisis l’occasion pour vous souhaiter une très bonne fête de Achoura.

Jalel El Gharbi a dit…

Merci pour ces précieuses précisions, chère amie.
Amicalement

Djawhar a dit…

Cher ami, je suis bien contente que votre texte vienne me rappeler plein de légendes de ma tradition berbère liées aux saisons.
En citant cette légende de la femme métamorphosée en chèvre, il m’est revenu une histoire semblable, celle de la vielle avec sa chèvre qui ne cessant de médire du mois de janvier qui la condamna un jour de grande neige à rester enfermée chez elle pendant toute sa durée, fut puni par celui-ci qui emprunta au mois de février un de ses mauvais jours, le plus redoutable raconte la légende, et l’y fait périr. Mais, comme janvier n’a pas beaucoup de cœur, et les nerfs glacés sont sa devise, il s’en ficha aussi du don de février et oublia de lui rendre le jour qu’il lui avait emprunté, c’est pour cela, dit-on, que février manquera toujours d’un jour et qu’on appelle dans notre tradition le 31 du mois de janvier " Amerdel" qui veut dire en berbère : l’emprunt.

Le mythe de la vieille n’est pas qu’arabe et amazigh car on le trouve aussi bien au Maghreb qu’en Egypte et dans toute l’antiquité méditerranéenne.

le calendrier agricole amazigh rejoint celui que vous avez cité (celui qu’on appelle "ajmi" c’est –à-dire aussi non arabe !) dans la majorité de ses phases comme vous pouvez le constatez dans la répartition suivante :

14 janvier - 1er yenayer, jour de l'an berbère suivi d'udan Imellalen (al-lyali al-bid).
03 février - 21 yenayer, azara ou début de retour au climat clément.
13 février - 31 yenayer, jour de l'emprunt, Amerdil ou jour de la chèvre.
28 février - 15 furar, Tafsut 1er jour du printemps suivi de Tizegwaγin.
12 mars - 27 furar, début de la période lhussum jusqu'à imγaren, période de froid piquant.
9 avril - 23 meγres, ahaggan, pluies néfastes.
10 mai - 27 yebrir, mi-nissan, pluies bénéfiques.
30 mai - 17 maggu, Anebdu l'été.
07 juillet - 24 yunyu, laïnsara feu de joie et fumigation des arbres fruitiers;
25 juillet - 12 yulyu, 1er awusu, entrée de la canicule, période où l'on procède au rite préventif contre les maladies par l'aspersion, les ablations et les baignades.
30 août - 17 γusht, amwal l'automne.
01 novembre - 17 tuber, 1er jour des labours appelé aussi "labours d'Adam".
29 novembre - 16 numbir, tagrest l'hiver.
25 décembre - 12 dujember, udan iberkanen (al-lyali al-sud).

Je suis cependant intriguée par le fait que "les blanches nuits" (al-lyali al-bid) du calendrier que vous citez finissent en janvier pour laisser la place aux "noires nuits" (al-lyali al-sud) qui entrent en février contrairement au calendrier berbère, d’où d’ailleurs l'adage populaire ad-fghen iverkanen ad-kechmen imellalen (et sortiront les nuits noires et rentreront les nuits blanches).

Comme les rites et festivités du calendrier agricole amazigh sont étroitement liés aux travaux de la terre et aux symboliques de la fertilité, on trouve un peu partout dans le Maghreb le " calendrier des femmes" qui détermine les fêtes religieuses musulmanes et calcule les périodes propices pour la fécondité des femmes.

Djawhar a dit…

Suite...

Je retiens aussi dans ces deux calendriers, pour sa coïncidence avec des rites plus anciens, l’appelation "azara", empruntée vraisemblablement au calendrier babylonien comme d’ailleurs la dénomination "nissan" dans le calendrier berbère; cela pour dire que le calendrier maghrébin dans ces deux versions arabe et berbère est peut-etre plutôt un legs arabe très ancien ( comme le pensent certains spécialistes) que romain julien.

Mais on ne peut nier totalement l’emprunt romain. Je pense particulièrement à "Fourar" ( présent dans les deux calendriers) "dit le pleureur" dans votre calendrier et qui coïncide avec le 2 février, date très symbolique chez les romains. En effet, comme seuls les nombres impairs plaisent aux dieux :" Numero deus impare gaudet" , Le nombre deux était considéré par les Romains comme un nombre néfaste, attribué aux dieux chtoniens et les fêtes en l’honneur des mânes, les Fébruales, avaient lieu le deux du mois.

Amitiés

Jalel El Gharbi a dit…

Vous nous faites un beau cadeau, Djawhar.
Merci infiniment
Amitiés

christiane a dit…

Quelle belle idée ! Ayant grandi en ville, les semaisons m'étaient lointaines mais pas les jeux de cache-cache de la lune. Avec mon père nous guettions les soirs de pleine lune car le ciel était pris d'une folie de lumière. Il parlait aussi des "saints de glace" et du passage des saisons. J'aimais prévoir les fêtes de mes amis et découvrir des prénoms tellement étranges. Et puis il y avait le passage du facteur et le choix difficile - nous étions trois enfants jamais d'accord !- de l'image qui décorerait le calendrier des Postes. Et puis la fête de Noël, et puis les anniversaires... C'était un rite, un apprentissage du temps...
Les vieux calendriers étaient gardés soigneusement comme les traces du bonheur, comme les toises -marques de crayon- sur le mur où nous nous voyions grandir... Mais aucun calendrier n'existe pour remonter le temps... La mémoire des dates tristes a remplacé celles des naissances...

giulio a dit…

Quelle formidable documentation, chère Djawhar! Et je suis d'autant plus admiratif que mon ignorance est totale dans ce domaine. Par contre je me plais toujours (davantage comme jeu que comme science) à relever les parentés étymologiques et sémantiques tant horizontales qu'ascendantes et descendantes. Et ce calendrier amazigh en foisonne.

Mais je me demande ce qui peut relier "votre" mot azara (début, commencement?) d'origine babylonienne, avec la tribu afghane du même nom. Simple coïncidence phonétique comme celle du nom Maya que l'on retrouve aux quatre coins du globe ?

Oui, chère Christiane, tempus irreparabile fugit :

... Tôt, très tôt, bientôt, trop tôt
devant, loin, plus près,
toujours moins nombreux
les grands fûts pilotes qui,
guides, repères, se profilent,
se clairsèment, s’ôtent
se singularisent
disparaissent.
Avancer, avançons, va,
cours, vole et nous… Fange
originelle où barbote la corneille.
Droit devant ; droit de faire autrement ?
Vivre, vieillir, incurable pléonasme,
bien vieillir : placebo illusoire
il ne reste désormais
plus grand monde
autour de moi...

Extrait de mon poème J.C.

Djawhar a dit…

Cher Giulio, je crois qu’il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence. Nous nous retrouvons ici en plein notion de "bassin sémantique" dont parle Gilbert Durant. J’ai déjà ma petite idée sur la question, mais laissez-moi un peu de temps pour vérifier mon hypothèse et je vous répondrai.

Merci à vous et à Jalel de me permettre ce débat fructueux et ce partage des eaux de nos différents regards portés sur nos différentes cultures qui proviennent initialement de la même source.
Votre poème est très beau.

Mes amitiés