Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg 6 Novembre
2012
Sergio Moscona lève le rideau chez Schortgen sur
« Le théâtre de la vie »
Théâtre
de la vie, comédie humaine ou humanité en dispute permanente, subconsciente ou
apparente, politique ou larvée, tragicomique ou tragique tout court, voilà le
spectacle aussi impressionnant que peu confortable présenté à la Galerie Schortgen
[1] par
le dessinateur, graveur et peintre argentin Sergio Moscona. Voici un artiste qui, à l’instar de Goya,
Picasso ou autres grands novateurs, ne peut en aucun cas être cerné par un bref
coup d’oeil à travers la fenêtre ou même en un tour rapide de la galerie. Car c’est un véritable dialogue que Moscona
désire établir, non pas avec le visiteur nonchalant ou pressé, mais avec le
spectateur-interlocuteur de ses personnages, ces gens très communs, qui peuplent
les scènes de ses histoires courtes.
C’est
qu’ils sont incroyablement riches, ces visages et ces groupes, évoluant parfois
dans le cadre d’authentiques récits, de ses peintures, techniques mixtes ou
dessins. Ils ne sont pas sans rappeler
le puissant expressionnisme des compositions de peintres comme Giovanni
Maranghi, Stylianos Schicho ou Marlis Albrecht, dont ils possèdent une charge
de critique, voire de causticité comparable.
Mais ces artistes inscrivent leur vision dans l’instant, leurs tableaux
étant, comme on dit en photographie, des flashes, des instantanées, des images
illustrant une situation donnée à un moment donné, saisi lors du déroulement de
la bobine «cinématographique» du temps. Par contre, les créations mosconiennes apportent
une dynamique nouvelle, un facteur essentiel en rupture avec cette
sempiternelle servitude du dessinateur, du peintre, du sculpteur ou du
photographe, qu’est l’instant qui se fige.
Mais Sergio Moscona y intègre, comme je le préciserai plus loin, aussi
bien le mouvement que l’écoulement du temps, devenant ainsi son propre cinéaste
et le metteur en scène de ses tableaux.
Ce n’est
donc qu’après une approche attentive, acribique même, à peine aidé en cela par
le titre de l’oeuvre, que le spectateur peut pénétrer la scène qui se présente
à lui. C’est comme s’il entrait dans un
bistro, un marché, une place publique, un moyen de transport, donc un lieu
quelconque, où il rencontrerait toutes sortes de gens et où se dérouleraient
les faits représentés… en plusieurs
temps, bien sûr. Aussi, les acteurs, que
l’artiste projette sur un substrat de pages de livre riches de leur propre
histoire [2]
et/ou sur toile ou autres supports, n’étant pas censés rester immobiles dans
l’action, le spectateur pourrait les voir simultanément de face et de profil,
regardant par ci et par là, cogitant, riant, protestant, s’injuriant, etc. Des personnages qui ont tourné la tête ou
changé d’expression durant une scène, sans se déplacer, peuvent sembler avoir
plusieurs yeux, nés, ou bouches, ces organes pouvant également être déformés, donner
naissance à des espèces de monstres. C’est
ce que nous confirme avec justesse le philosophe Manuel Mauer en écrivant: «Moscona dépeint les monstres que nous
sommes: noeuds opaques d’instincts, pulsions, représentations et organes,
pensées perverses et affects misérables...»[3].
Attention! Rien à voir avec le cubisme, dont Moscona
reconnaît toutefois volontiers en avoir subi l’influence, ainsi que tout
artiste contemporain doit un enrichissement de son savoir à toutes les grandes écoles
classiques et modernes. Rien à voir, en
effet. Certes, Picasso dépeint le même
sujet sous divers angles en dessin ou peinture; il projette, contrairement au
sculpteur, diverses faces sur un substrat bidimensionnel, auxquelles il intègre
par un artifice graphique, la troisième dimension. Mais ses personnages n’évoluent pas; il reste
lié au moment choisi (l’instantanée en photo).
Moscona, lui, n’en demande d’un côté pas tant et va cependant bien
au-delà. Il accepte, en bon graphiste,
la servitude des deux dimensions, fait donc fi de la troisième, mais intègre
dans ses tableaux la quatrième dimension: l’espace-temps. Certes, le défi est de taille, mais notre artiste
n’a jamais vu son art comme une paisible mare à canards où somnolent les lotus,
mais plutôt comme une quebrada de tous les dangers où s’engouffre le pampero. Héritier de la pugnacité des poètes Lorca,
Gelman et Neruda, des sculpteurs Rodin, Iché [4]
et Zerneri ainsi que, justement, des peintres
Goya et Picasso, il doit penser comme ce dernier que «La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements; c'est un
instrument de guerre...»
Dès
lors, quoi de plus normal, que par son art socialement et politiquement engagé,
le fils mystique en vienne, sans doute inconsciemment, à vouloir «tuer» le père
à l’œuvre sempervirente, malgré que celui-ci fût déjà mort six ans avant sa
naissance. Guernica! Soixante-dix ans après la destruction de
cette ville au nom résonnant comme un cri de guerre, symbole des peuples
martyrs des dictatures assassines, Moscona s’élance sur les traces de l’esprit
des Patrick Ascione, René-Louis Baron, Alain Resnais, René Iché, Paul Eluard, et, bien sûr, Pablo
Picasso. «J’ai travaillé dessus pendant deux ans, de 2005 à 2007, et réalisé plus
de 150 tableaux à partir du Guernica de Picasso», confie-t-il récemment au
philosophe Mathias Leboeuf. C’est que le jeune Sergio se sentira tôt pris
en entre l’enclume des tyrannies du passé et le marteau des dictatures nouvelles:
au Brésil de 1964 à 85, au Chili de 1973 à 90, en Uruguay de 1973 à 85 et, dans son pays, l’Argentine, la plus brève
(1976-1983) mais combien meurtrière dictature des
Colonels.
Né en
1979 à Buenos Aires, en Argentine, donc trois ans après le putsch des Colonels,
Sergio Moscona n’est qu’un enfant lorsque leur sinistre dictature prendra
fin. Aussi, n’en a-t-il pas connu
directement l’horreur, mais la réalisera durant son adolescence par ses
conséquences, par la souffrance du peuple argentin et ses revendications de
justice. Ses yeux largement ouverts sur
le monde ne lui permettront pas d’ignorer les tempêtes mortifères qui le
dévastent tous azimuts. Son dessin,
pratiqué dès ses douze ans avec divers artistes dans sa ville natale, où il vit
et travaille encore aujourd’hui, ne tardera pas à refléter cette vision qui,
pour n’en pas être apocalyptique, n’en constitue pas moins une représentation assez
pessimiste de l’homme, qui ne semble pas lui inspirer grande confiance.
Et c’est
ici que je situerai une allégorie récurrente dans certains de ses tableaux et
dessins: «Hay Gato Encerrado», expression espagnole correspondant à notre «il y a
anguille sous roche», auquel il a d’ailleurs consacré une série
particulièrement significative de sa défiance envers les machinations humaines. Le Gato
encerrado (chat enfermé) exprime
la méfiance de l’observateur qui ne s’en laisse conter ni par la comédie des
hommes, ni par leurs manigances. Comment
ne pas songer dans ce contexte au gato
garduño (chat dissimulé, rusé), que Federico Garcia Lorca identifie dans
son poème Romance Sonambulo,[5] à
la sombre montagne, qui observe et guette de haut, ne se fiant pas aux
apparences, les choses et les évènements sous (éclairés par la lumière trompeuse
de) la lune gitane (bajo la luna gitana)?
Après
avoir fréquenté les Beaux-arts à Buenos-Aires, où il a également appris la
peinture et la gravure, Sergio Moscona a rapidement connu le succès. Outre de fréquentes expositions à Buenos
Aires, il a notamment exposé à Paris, Vichy, Montigny-lès-Metz, Tokyo,
Hambourg, Milan et Rome. De plus, on
retrouve ses oeuvres dans des musées et des collections privées de nombreux
pays: en Argentine, bien sûr, mais également en Équateur, au Brésil, au
Paraguay, au Mexique, aux États-Unis, en France, en Angleterre, etc. C’est au tour du petit Luxembourg, à présent,
et à vous, amis lecteurs, d’aller assister à la galerie Schortgen aux
brillantes – je n’ai pas dit faciles – représentations sociétales d’El teatro della vida !
[1]
Galerie Schortgen Artworks, 24, rue Beaumont (tel.5464.8744), Luxembourg
centre. Exposition Robbert Fortgens, mardi à samedi de 10,30 à 12,30 h. et de
13,30 à 18 h. jusqu’au 24 novembre.
[2] Ces textes
livresques désormais entièrement ou en partie recouverts par de nouvelles
histoires, où les beaux-arts remplacent lettres, constituent d’authentiques
palimpsestes au sens noble du terme.
C'est-à-dire que, contrairement à ceux du Moyen-âge qui entraînaient une
destruction du texte préexistant, souvent unique, ceux-ci ne cachent qu’un
exemplaire parmi des centaines, voire des millions d’autres et, de plus,
constituent avec le nouvel apport, une oeuvre d’art originale.
[3] L’artiste dépeint donc l’être, plus que le
paraître et s’inscrit en quelque sorte dans la vision tout à la fois réaliste
et pessimiste d’Oscar Wilde dans Le
Miroir de Dorian Grey.
[4] V.
m. article sur René Iché dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 19.9.2009 > www.zlv.lu/spip/spip.php?article1298.
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