Alain Guérin :
Les Dits du meunier
Plus j’essaie de pénétrer le mystère
de ce petit livre d’églogues, comme les appelle non sans malice l’auteur, plus
je me sens un intrus. Plus j’essaie par
là d’accéder à l’âme de celui qui retrouve le chant du poète après avoir
longtemps raconté celui des partisans et exploré les glaces troubles qui
suivirent, plus je me sens un intrus.
Intrus dans un monde à l’intimité ouverte, mais envolée, auquel ont
participé avec Alain Guérin Jacques Roubaud, Suzanne Lipinska,(1) Georges
Perec, Charles Dobzynski et autres Maurice Pons! «...ces jeunes poètes qui gravitèrent
pendant une période variable autour de l’astre Aragon», dont parle Edmond
Gilles.(2)
Alain Guérin est né comme son ami
Jacques Roubaud et comme Fernando Arrabal sept ans avant l’inauguration de la
plus grande boucherie du 20e siècle.
En 1950, il est secrétaire général du Groupe des Jeunes Poètes auprès du
CNE. Un petit lustre après la fin de
l’hécatombe... «L’auteur avait seize
ans et huit mois lorsque est paru son premier poème dans Les Lettres
françaises; quelques autres ont suivi, notamment chez Pierre Seghers... avant
un assez long silence... Il a été journaliste professionnel
pendant quarante-trois ans et huit mois.
Simultanément et ensuite, il a publié plusieurs documentaires sur les
espionnages soviétique, allemand et américain ainsi qu’une large chronique de la Résistance française
pendant la Seconde
Guerre mondiale», précise-t-on chez son éditeur, au Temps
des Cerises, chez qui Guérin fait en 2003 son retour sur la scène poétique avec
«Cosmos brasero». Des élégies?
Lui aura-t-il donc fallu près d’un
demi siècle de journalisme, d’analyse et de récit historique, de guerres
chaudes et froides, de prosaïques réalités pour revenir à ses premières amours? Poésie, oui, mais crépusculaire cette fois,
désabusée peut-être, amère certainement.
Douloureuse introspection et constat du piètre produit de tant de
combats, de sacrifices et d’espérance?
Des Dits! Qu’en dit le Moulin
d’Andé? Alain Guérin comprend-il
aujourd’hui que tout recommence, sous d’autres meules, car les moulins ont
changé? Les meules n’en restent pas
moins meurtrières... quoiqu’elles moulent surtout ailleurs, enfin, pour
l’heure, et gris finance plutôt que feldgrau.
Réalise-t-il que le récit, la prose, la raison ne suffisent plus à faire
comprendre que la barbarie est derechef ante portas? Songe-t-il à invoquer une fois de plus les
multitudes combattantes qui chantèrent après Anna Marly, Joseph Kessel, Maurice
Druon et Germaine Sablon: «Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos
plaines? / Ami, entends-tu le chant lourd du pays qu’on enchaîne?»(3)
Je n’ai hélas pas lu ses élégies de
«Cosmos brasero», aussi ne puis-je dire, amis lecteurs, s’il y a une
progression dans l’écoeurement du vieux meunier, dont les meules semblent
vouloir broyer tout ce qui fut. Dans
l’espoir de pulvériser ce qui est, et, peut-être, de donner une chance – mais y
croit-il vraiment? Là est la question – aux nouvelles générations? «A las cinco de la tarde. / Eran las cinco
en punto de la tarde», martèlerait ici Federico Garcia Lorca, qui est mort,
lui, trop jeune pour avoir cessé d’y croire.
Mais les cinq heures sont du passé, et le soir fort avancé. Pour Alain Guérin il n’est de salut que dans
les heures sup’. Alors il grave son «Meunier
ne suis que... » furax. Il
broie, écrase à coups de meules octosyllabiques cent cinquante-trois pages de
son rythme répétitif, lancinant comme le chant des partisans, comme La Cogida y la Muerte , comme le Boléro de
Ravel, comme The Wall de Pink Floyd, comme «Tout va pour le mieux» de Virago. Certes, le temps des «Dits du Meunier» est
tout autre. Question de masse. On ne broie pas avec une meule en pierre dure
comme avec des instruments, hard rock ou pas.
Mais... églogues? Tu parles! Où en est-on, si même ses amis se laissent
prendre à la signification apparente des mots, sans en percevoir la mordante
ironie, l’anticathode, le virulent «Tout va très bien, Madame la Marquise »? Loin, très loin des églogues, petits poèmes
pastoraux que leur niaise hypocrisie fit tomber en désuétude, les poèmes de
Guérin mériteraient d’être accompagnés non pas par une bucolique flûte de pan,
mais par toute la sinistre puissance d’un orchestre berliozien.
Bon, on n’en est peut-être pas encore
au «Toi qui entre ici oublie toute espérance» de Dante, et son ami Charles
Dobzynski n’a sans doute pas tort de n’y voir pas que du noir. Écoutons donc, ou plutôt, lisons un extrait
de sa préface aux «... Dits du meunier», préface qu’il intitule tout de même –
soit dit en passant – «Au bout du noir» ! «C’est la beauté du livre d’Alain
Guérin que de nous donner à voir, sans aucune réticence et avec le souci d’un
examen multiforme, l’ubac de sa personnalité. La face sombre du miroir n’en
reflète pas moins les étoiles, les soleils noirs et la dimension vertigineuse
et embrasée du cosmos que sa face claire.
La métaphore de la meule commande entièrement Les Dits du meunier. Elle
équivaut à celle d’Esope pour la langue. Réglée comme une machine d’opéra, la
meule détruit le matériau qu’on lui fournit, à commencer par celui de la
mémoire.»
Ceci n’est qu’un extrait, bien sûr, et
je ne saurais trop vous recommander de la lire entièrement, cette préface,
autrement plus instructive que ma pauvre présentation toute intuition et coup
de coeur. Je vous donne mon sentiment
sur le livre, certes, mais pour ce qui est de l’analyse, des techniques
littéraires et du savoir-faire de l’auteur, autant se fier à Dobzynski. Certes, en deux points au moins, je ne peux
le suivre. Il ne s’agit cependant que de
divergences mineures qui ne m’empêchent nullement de tirer mon chapeau au vieux
camarade du poète pour son remarquable exposé.(4) Mais revenons en, justement, à l’auteur, ou
plutôt à ses anti-églogues. Il est vrai
que le côté tragique – à mon avis sous-estimé par Dobzynski – de l’oeuvre
n’exclut pas l’humour. Aussi, après un
accès de rage villonienne contre la
Justice dans le 21e Dit, il veut le 22e
plus rieur: «Meunier ne suis que de mes juges / Car je hais la magistrature
/ Condamnant comme elle respire / Et relaxant comme elle expire / Au nom de qui
au nom de quoi / La meule mise en examen / Le fut pour abus de farine / Puis
vint l’interdiction de moudre / Un avocat évanescent / Sauva néanmoins le
moulin / Jurisprudence du miracle / ...» Ainsi cogne Guérin, le meunier,
page 46.
Dommage que Georges Brassens ne soit
plus là pour nous chanter ça sur sa guitare!
Enfin, tant pis, de toute façon, pour moi, c’est comme si, et, autant en
profiter, car l’auteur devient vite moins folichon. C’est dans la troisième partie, «Églogues de
moi-même» que Guérin commence à vraiment se broyer lui-même. Le poète étant le meunier, les meules
refusent, bien entendu, ce qui oblige Guérin à chercher un compromis dans
l’autodestruction, ou une alternative.
Son humour, pour le peu qui en reste, en devient franchement décapant,
voir macabre. Puis viennent les
«Églogues de la peur» notamment avec les Dits de la panique, de l’angoisse, de
la honte, du malheur, des spasmes, où il semble toucher le fond du
gouffre. Plus loin encore, ses
«Diaboliques églogues», elles, pourraient pourtant témoigner d’une combativité
renouvelée. Mais ses doutes persistent. La course doit continuer. Mais à qui passer le témoin? «... / Me voici donc qui reste là / Avec
ma vie entre mes bras / Ne sachant vraiment pas qu’en faire / De cette vie
toute moulue.» s’interroge-t-il dans «Le cent quinzième Dit». Quant à son tout dernier «Dit», il a un petit
parfum socratique, auquel je préférerais une fin plus combative. Bah!
Acceptons ce petit chef d’oeuvre tel qu’il est et pour ce qu’il est,
sans aller trop chercher minuit à dix-sept heures. Il n’y a en effet ni moulin, ni meules ni
auditeurs dans le désert de la pensée unique, où le meunier pourrait vouloir
clamer ses Dits…(6).
1)
Suzanne
Lipinska: égérie et présidente du Moulin d’Andé, ancien moulin de Normandie
(Eure) devenu haut lieu culturel, par lequel ont passé Alain Guérin, Jean
Massin, Jean Lacouture, Pierre Mendès-France, Siné, René Depestre, Richard
Wright, Andrée Chédid, J.-B. Pontalis, Miguel Angel Asturias, Armand Gatti,
Edgar Morin, Jeanne Moreau, Rezvani, Oskar Werner, Henri Pichette, Jacques
Roubaud, Maurice et A.-M. Le Gall, François Truffaut, Jean-Louis Trintignant,
Romy Schneider, Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau, Maurice Pons, Hyman Yanowitz,
Georges Perec, Noël Favrelière et tant d’autres.
2)
Extrait
de l’Huma, «Du souffle sur les braises», article d’Edmond Gilles sur «Cosmos
Brasero» recueil d’élégies (à peine aussi élégiaques, semble-t-il, que les présentes
églogues sont des églogues). à lire sub www.humanite.fr/journal/2003-01-02/2003-01-02-217523
3)
Certes,
aujourd’hui, ces 2 premiers vers du Chant des Partisans devraient plutôt
être chantés avec «des pays», au pluriel donc. L’histoire se répète souvent, mais les
corbeaux changent, et il arrive que des héros de la veille se mettent à
coasser.
4)
Poète
lui-même, journaliste, rédacteur des «Lettres françaises» sous la direction
d'Aragon, puis rédacteur en chef de la revue «Europe» et de «Faites entrer
l’infini», Charles Dobzynski a publié un
grand nombre de recueils. En 1992 il
reçoit le prix Max Jacob pour «La vie est un orchestre».
5)
«L’Ange
et l’espion», recueil de fables, illustré+préfacé par Wolinski et Jacques Vergès, à paraître
aux éditions Le Temps des Cerises.
6)
«Les
Dits du meunier», églogues (176 p., 14 EUR) aux éditions Le Temps des
Cerises, www.letempsdescerises.net
Giulio-Enrico
Pisani
Zeitung vum
Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23 mai
2006
23 commentaires:
...Il broie, écrase à coups de meules octosyllabiques cent cinquante-trois pages de son rythme répétitif, lancinant comme le chant des partisans, comme La Cogida y la Muerte, comme le Boléro de Ravel, comme The Wall de Pink Floyd, comme «Tout va pour le mieux» de Virago. ''
Puis-je rajouter, lancinante comme la musique somptueuse d' Alberto Iglesias, composée pour le chef-d'œuvre - aux scènes non moins lancinantes - d'Almodvar ''Parle avec elle''. Pour le plaisir je t'invite à écouter (ou réécouter) cette musique et regarder le pas de danse du ballet qui l'accompagne qui exprime bien le rythme répétitif de la musique ( Ballet de Pina Bausch dans Café Müller). Je trouve que les espagnols, poètes,écrivains, musiciens, réalisateurs...affectionnent le style répétitif et lancinant.
http://www.youtube.com/watch?v=g3O_1ToFIxk
Espagnols, oui, mais pas seulement.
La répétition est caractéristique de tous les folklores, dont elle est une rémanence du pré-littéraire, donc garante de la mémoire (chansons populaires, comptines, refrains, etc.)
Mais il est vrai qu'elle ne revêt pas partout la dureté espagnole, si atypique en Méditerranée.
J'aimerais aussi avoir l'avis de Jalel, qui, justement, vient de s'occuper du sujet... de la répétition.
Oui, cher Giulio. La répétition, combinée à des silences, est cela même qui fait le rythme en musique et en poésie. Il n'y a que cela, des répétitions. Nous ne faisons que reprendre sur le métier les mêmes motifs, les mêmes notes.
La Méditerranée : des accents plus tragiques, une douce lamentation. Sudade par ci, "chajan" par là ...
On dit que le mot spleen n'a pas d'équivalent en français, et on lui trouve un équivalent en portugais, c'est ''la saudade'' (ou Sodade) que chante la grande cap-verdienne , la regrettée Cesaria Evora.
Un souvenir de mes années de collège me revient, on associait ( à tort ou à raison?) le mot arabe ''Souwayda'' des poètes au mot spleen. Or, je trouve que le mot Sodade des portogais et la souwayada des arabes ont un air de famille troublant... J'aimerais avoir votre avis.
Oui, cher Halagu. J'y pensais en mentionnant la dureté hispanique, à cette saudade qu'en Ibérie seul les portugais semblent avoir hérité des arabes, ou des Berbères. Mais ce ne sont que des intuitions, alors, en attendant que plus savant nous éclaire, donne déjà un petit coup d'oeil à jalelelgharbipoesie.blogspot.com/2009/08/traduire-saudade.html
Merci cher ami, c'est une bonne référence que j'ignorai. Tu es un bon documentaliste et une bonne mémoire. Merci encore.
Halgu, le rapprochement entre "spleen" et "souyeda" ne me semble pas très défendable. Spleen nous vient du grec Splen (bile).
Plus défendable est le rapprochement entre "soudade" et le "souyda" arabe malgré l'étymologie latine qu'on prête au mot portugais réputé intraduisible, aussi intraduisible que le "chajan" arabe dans la traduction musical du quel les Irakiens (parce que chiites) excellent notamment dans ce genre irrésistiblement poétique : aboudhiya (type de texte jouant sur la contrepèterie)
Un exemple des aboudhiyat tiré de la poésie de Djebar Rachid : http://www.youtube.com/watch?v=EaUs1j8YI5Q
Saudade
On le sait : la saudade est un véritable labyrinthe psychologique, ontologique, linguistique depuis le vieux temps où ce mot existe en Portugal sous la forme soidade, forme médiévale très proche du bas latin solitas, solitatis (les langues dérivent du bas latin, non du latin classique, qui est le latin du dimanche, qui ne connaît guère, lui, que solitudo, solitudinis). En portugais, solitude se dit en général solidão, que le Dictionnaire de la Langue Portugaise contemporaine de l’Académie des Sciences de Lisbonne (Verbo éd., 2001) fait dériver de la solitudo latine, tandis qu’elle fait venir saudade de solitas, ce en quoi elle a sans nul doute raison comme le prouve le galicien soidade, toujours usité en Galice sous cette forme et usité au sens de « solitude », un mot à ce titre fréquent dans la poésie mélancolique d’une Rosalía de Castro, alors que la saudade locale se dit morriña (sans doute le même mot que la morrinha du portugais régional qui désigne un crachin persistant, et peut nous rappeler qu’il existe une météo du spleen, souvent grise et pluvieuse).
Comment se fait-il que la soidade initiale soit devenue la saudade ? L’arabe soyida désigne une tristesse profonde, et se trouve bien de nature à nous rappeler que la culture portugaise est dès longtemps imprégnée de fatalisme populaire arabe (le Se Deus quiser et l’Oxalá du portugais adaptent chacun à leur façon le fameux Incha’Allah arabo-islamique), pour ne rien d’une probable rhétorique déploratoire commune (pobre, coitado en portugais, souvent sous forme diminutive, mesquin en arabe fort proche du mesquinho portugais qui a parfois aussi ce sens par exemple chez Camoens quand il s’agit de plaindre Inês de Castro dans Les Lusiades ) ou le vieux thème de l’errance et de l’exil à l’œuvre dans la sensibilité et la littérature arabes depuis les origines pré-islamiques jusqu’à l’époque actuelle .
Amusante et instructive, cette conversation qui, à peine perceptiblement, joint les contraires, les fait coexister, sans antagonisme, par simple amitié.
Partant du martèlement, du staccato, de ce que l'on retrouve aussi dans l'hispanique Flamenco, nous voilà, de fil en aiguille, glissant dans la douce et nostalgique mélancolie lusitanienne de la saudade.
À se demander pourquoi si souvent les contraires doivent pousser l'hystérie jusqu'à se combattre, au lieu de se considérer comme avers et revers d'une même médaille et, pour le moins, savoir se cotoyer paisiblement.
... et, comme ici, s'enrichir mutuellement.
La "saudade" est un labyrinthe, et nos échanges autour de ce thème gardent quelque chose de ce labyrinthe. Je vous joins l'une des formes de mélancolies les plus émouvantes que je connaisse, celle de Georges Saint-Clair, prêtre-poète parfois saisi de mélancolie sur l'état actuel de la foi chrétienne, mais qui en fait un énigmatique et prenant poème (fécondité du spleen !), pour commenter un verset de l'"Apocalypse" :
« Melancholia
Apocalypse (IX, 14)
Cependant que l’étoile Absinthe
Dans l’amertume s’accomplit
Dieu se démode et les lesbiennes
Roulent ensemble de leur lit
Chair et soleil (même étincelle)
Font du miroir leur unité
S’il reste l’âme, on la transperce
Des flèches parthes de l’été
Tout s’éclate. Des tours de verre
Dénient les sons de Jéricho
Vers Ithaque, des filles peintes
Se métallisent sans un mot
Chaque parabole s’effondre
Mangée aux mites. Peu à peu,
On entend s’en aller du monde
Le temps de se recoudre à Dieu. »
Corrigez-moi si je me trompe, cher Aranjo, mais ne pensez-vous pas que l’idée de saudade contient sans doute des parts de déception, d’écoeurement, de lassitude…ENTRE AUTRES, mais qu’elle n’est pas TOUTE déception, amertume, écoeurement, lassitude ou pire. Elle n’est pas « one way ticket » ne me semble pas exclure le sourire pouvant poindre sous une petite larme. La saudade n’est-elle pas plutôt, comme disent les anglosaxons un sentiment ou état « soft » ? Fado plutôt que Flamenco ? Or le poignant « Melancholia » de Georges Saint-Clair me semble davantage canción desesperada que poemas de amor. La déception, l’amertume, l’écoeurement, la lassitude y sont entières. Ne va-t-il pas bien au-delà de la saudade ?
Ne pensez-vous pas que « L’Adieu » de cet autre prêtre poète que fut Jean Kobs s’en rapproche davantage ?
L’Adieu
Au moment du départ doucement je dépose
En vos mains les feuillets odorants du recueil
Où dorment sans savoir la chaleur de l’accueil,
Des peines, des espoirs et leurs métamorphoses,
Mais si j’ai pu saisir parfois votre âme, ô choses,
Quand de l’ombre j’aurai franchi le dernier seuil,
Papillon vers le feu ; si jamais sous votre œil
Mes accords enivrants sont devenus des roses ;
Si, des chants où j’ai mis le songe le plus pur,
Certains touchent un jour les plages du fitur,
Des charmes d’un instant où l’on aima de vivre.
Et qui submerge l’âme aux heures de l’ennui,
Je rêve que plus tard ce parfum vous enivre
Après l’effeuillaison des roses de la nuit.
In Jean Kobs, Œuvres complètes - «Les Roses de la nuit», édition établie et présentée par Laurent Fels, Édit. Poiêtês.
je vais interroger Saint-Clair, qui devient difficile à coincer (92 ans) ; ce poème admirable, il l'avait perdu et c'est moi qui l'ai retrouvé par hasard dans un magazine régional, "Atlantica", luxueux et hélas disparu. C'est un poème-limite chez lui, par ses touches modernes et un décor qui, d'ordinaire, le rebute (architectures modernes, filles recouvertes de plaques de métal ; moi, j'avais vu plutôt des filles couvertes de peinture plus ou moins métallisée) ; il la redécouvert avec joie. Il y a donc au moins une joie esthétique ; mais enfin, il y a un contenu, assez pessimiste quoique musicalisé, du poème.
Pour la 'saudade', elle est infinie ; écoeurement, parfois, et même pulvérisation de la personnalité comme chez Pessoa, ou décor de morgue où coule le "pus" de l'âme chez ce même Pessoa ; Baudelaire disait déjà que la vie est un hôpital où chacun est saisi du besoin de changer de place (poème en prose "N'importe où hors du monde") ; l'étymologie de "spleen" (rate), "mélancolie" (bile noire), "nostalgie" (mal du retour) est à chaque fois médicale. Voyez aussi le poème "A se stesso" de Leopardi, écoeuré, écoeurant, brutal, déconstruit, sado-masochiste, en style parfois télégraphique comme certains écrits autobiographiques en prose du même Leopardi (l'ennui se dit chez Leopardi "noia", terme qui peut sonner de façon écoeurante, à la rime parfois, ironiquement, avec "gioia", rime riche !)
OEUVRES DISPONIBLES DE GEORGES SAINT-CLAIR
j'ai sur mon ordinateur un recueil entier de G. Saint-Clair, "Marque brûlante" (1993). Je pourrai l'envoyer gratuitement en fichier attaché à qui le voudra. J'ai aussi publié un volume bien artisanal d'Actes du COLLOQUE que je lui a été consacré à l'occasion de son Grand Prix de Poésie de l'Académie française 1993 (il m'en reste une 30aine d'exemplaires) : je puis vous en envoyer un exemplaire pour 30 euros franco de port.
aranjo@univ-tln.fr
Je reviens sur l'aspect "soft" de certaines formes d'ennui, de "noia", de "saudade" Leopardi, dont l'ennui est souvent désespéré, distingue lui-même une forme légère d'ennui. L'ennui, de toutes façons, est fécond ; le vague, qui en est souvent l'une des manifestations, oblige l'esprit à se mesurer à lui, à lui donner existence (existence au néant !) et même forme (d'où les poèmes très structurés de Baudelaire). En italien "vago" veut dire : vague, gracieux, désireux. Ce poème de St-Clair, qu'il avait perdu et oublié, lui a procuré un réel plaisir quand je lui ai ramené chez lui ; il est même en train de le refaire et de l'améliorer. Le traducteur de Pessoa en Pléiade, Patrick Quillier, aime rapprocher "saudade" du mot portugais "saude", qui signifie "santé" ; intéressant ! mais inexact étymologiquement ("saudade" vient de "solitas", solitude, "saude", de "salus, salutis", santé). On peut se servir de certaines ruines pour construire (l'idée se trouve chez le Portugais Ferreira de Castro)
Merci pour ces intéressantes précisions. Je reconnais volontiers que la question était infiniment plus complexe que ne le semble induire un mot aussi commun et - peut-être pour cela - galvaudé que saudade.
j'ai oublié le plus important : Leopardi, qui a des définitions souvent désespérées de l'ennui, reconnaît dans une pensée repérée dès le 19° s. en France (par ex. par son traducteur-adaptateur Lacaussade) que l'ennui est un sentiment noble, distinctif, dont les animaux et la basse humanité sont incapables.
Pensée LXVIII de Leopardi : « L’ennui est, en quelque sorte, le plus sublime des sentiments humains. Je ne crois pas que de l’examen de ce sentiment naissent les conséquences que beaucoup de philosophes ont cru en tirer ; mais cependant ne pouvoir être satisfait par aucune chose terrestre et, pour ainsi parler, de la terre entière ; considérer l’étendue incalculable de l’espace, le nombre et la masse prodigieuse des mondes, et trouver que tout est pauvre et petit pour la capacité de notre âme ; se figurer le nombre des mondes infini, l’univers infini et sentir que son âme et son désir sont encore plus grands que cet univers, et toujours accuser les choses d’insuffisance et de nullité, et souffrir de manque et de vide et, par là, d’ennui : - voilà pour moi le plus haut signe de noblesse et de grandeur qui se voie dans la vie humaine. Aussi l’ennui est-il peu connu des hommes médiocres, et très peu ou point des autres animaux. » « Sauf l’ennui, tout m’ennuie », dira plus tard Pessoa, auteur par ailleurs d’un bon « Canto à Leopardi », en une formule quasi léopardienne : « Tout est folie dans ce monde, sauf de s’abandonner à la folie. » (Leopardi)
Tant il est vrai que « Tout agir créateur est dans la mélancolie - qu’il le sache clairement ou non, qu’il en débatte longuement ou non. » (Martin Heidegger)
« Plus l’intelligence est vive, plus l’ennui est fréquent, douloureux, terrible. » (Leopardi) « Penser fait mal », dira plus tard Pessoa.
Il me semble que la noia ou tedia de Leopardi puisse effectivement être un sentiment noble, voire spirituellement fertile, un peu comme cette autre forme d'inactivité qu'est la méditation.
Il existe cependant une autre sorte d'ennui, à mon avis bien plus fréquente, dont souffrent tous ceux qui sont obligés de subir ce qu'ils considèrent (subjectivement) une perte de temps.
C'est mon cas, quand je DOIS assister à à une conférence qui ne m'intéresse pas, à une cérémonie de mariage de 10 heures, à une conversation stupide, etc...
C'est aussi le cas du menuisier que je "scie" en lui parlant d'astronomie, de la midinette qui s'ennuie, coincée dans un cercle "sérieux" ou de la mondaine mariée à un intellectuel, mais du mordu de foot que la femme a traîné à un tournoi de tennis, etc., etc...
il y a diverses formes d'ennui ; et même un historique des sens du mot 'ennui' qui, au départ, signifie "haine" ("in odio") ; et il y a même "les ennuis", pas très littéraires, que j'ai trouvés chez Jean Kobs ! ceux-là non plus il ne faut pas les oublier !
D. Aranjo
Oui, Daniel, C'est ce qui donne aujourd'hui en italien : INEDIA = matériellement : anorexie/cachexie (morire di india) et, au figuré, profond découragement intérieur, ennui).
Synonyme du TEDIA de Leopardi ?
Pardon ! Lire (morire di inedia)
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