Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, février 2014
Tunisie
An 4 : naissance d’une démocratie
Dans mon
article «La gésine sans fin du combat
pour la démocratie et la justice sociale en Tunisie...» paru le 3 janvier
dans ces colonnes, j’annonçais que le 14.12.2013,[1] une
majorité des partis de l’ANC, Assemblée nationale constituante, s’étaient mis +/-
d’accord pour désigner le «technocrate» Mehdi Jomaâ comme 1er ministre
chargé de former un gouvernement aussi provisoire qu’essentiel. La nouvelle constitution n’étant toutefois
pas encore achevée et une dernière obstruction n’étant pas à exclure, je restai
prudent. Eh bien, quelques fussent les raisons
de mon scepticisme, justifié est-il vrai par une succession de crises, violences
islamistes à répétition et graves insuffisances des gouvernements successifs
depuis le 14 janvier 2011,[2] je dois
reconnaître avoir eu tort, enfin, du moins partiellement. Disons que par moments, autant les faits que
le pessimisme de certains amis tunisiens, me firent voir le verre à moitié vide
plutôt qu’à moitié plein.
Après des années de discorde, disputes et pinailleries grotesques, les députés de
l’ANC approuvèrent en effet cette année entre le 3 et le 23 janvier au prix de bien de concessions de part
et d’autre, les 149 articles de la nouvelle constitution du pays à une majorité
de 200 voix pour, 12 contre et 4 abstentions.
Proclamation officielle, le 26 janvier! Ce n’est certes qu’une constitution de
compromis entre les deux grandes tendances – islamiste et progressiste – et
tout n’y saurait être parfait. De
nombreux points y restent sujets à interprétation. Mais ceci étant dit, ces longues années
d’affrontements et tergiversations ne furent pas entièrement perdues. Aussi pouvons-nous lire dans la presse,[3] que cette
constitution consacre un exécutif bicéphale et accorde une place réduite à
l'islam, introduit un objectif de parité homme femme dans les assemblées élues,
garantit la liberté d'expression et d'opinion et interdit la torture tant physique
que morale. Selon le constitutionnaliste
belge Francis Delpérée, qui y a collaboré, c’est le texte le plus progressiste du
monde arabe et il correspond aux standards internationaux.
Même esprit de
conciliation et de compromis pour ce qui est du nouveau gouvernement
«technocratique» de Mehdi Jomahâ. En
effet, après une séance plénière
marathon, l’ANC – tout de même dominée
par Nahdha – a enfin voté le 29 janvier à 1 h. du matin la confiance au nouveau
gouvernement à 149 voix sur 193
votants. Sceptique
malgré tout, un journaliste tunisien m’écrivit, en m’annonçant la bonne
nouvelle quelques heures plus tard, «La partie n’est pas gagnée d’avance et toutes les
forces progressistes doivent certes soutenir Jomahâ, mais rester vigilantes. La
révolution commence maintenant!» Exact. Mais,
de toute manière, les Tunisiens n’avaient plus vraiment le choix. Aussi fus-je amené moi-même à conjurer un blogueur
qui s’insurgeait contre le «flou artistique» de la nouvelle constitution et du
gouvernement Jomahâ, de ne pas jouer la carte du défaitisme.
La révolution
n’est pas achevée, lui dis-je. La révolution française mit 80 années à se faire
(Convention, Terreur, Directoire, Consulat, Empire, Restauration, révolution de
1948, 2e République, 2e Empire, Commune, 3e République...).
Certes, j’avais moi aussi espéré voir le
bout du tunnel après trois années d’ombre, mais rien de ce qui est humain n’est
simple. Loin de me réjouir sans réserve avec
les Tunisiens de ces modestes acquis, je suis en effet bien conscient que la
partie n’est pas encore gagnée pour les forces progressistes libérales et de
gauche. Aussi, à la question «Quand les textes
(constitutionnels) ont-ils ligoté les Etats?» du tristement célèbre
islamiste salafiste Béchir Ben Hassen
et à son affirmation «Pratiquement,
ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C ’est le rapport des forces sur le
terrain» la réponse est claire: rien n’est encore joué. Mais cela vaut pour les uns comme pour les
autres.
C’est par conséquent aux progressistes de ne pas
s’enfoncer dans la critique stérile, de relever le gant et de tout mettre en oeuvre
pour gagner les prochaines élections en s’unissant après avoir reconnu que
cette union est la seule option pour ne pas sombrer. En faisant valoir la désastreuse
administration du parti islamiste Nahda ces 2 dernières années, il est très
possible de le battre. Le mot d’ordre de
Clara Zetkin s’impose donc plus que jamais: «La nécessité de l’heure, c’est le front uni de tous les travailleurs
pour repousser le fascisme. Devant cette impérieuse nécessité historique, toutes
les opinions politiques, syndicales, religieuses, idéologiques, qui nous
entravent et nous séparent, doivent passer au second plan...»[4]. Et voici en outre quelques mots du philosophe
Mohamed Ali Halouani[5] concernant l’attitude
négative de ceux qui voudraient tout obtenir tout de suite face à ces deux
grands compromis:
«...Les gens ne distinguent
malheureusement pas entre deux phases ou
processus: celui de l'élaboration de la constitution en premier lieu et, en
deuxième lieu, celui de la mise en place d'un gouvernement plus ou moins
indépendant et plutôt de type technocratique. Mais alors que l'opposition avait
raison en gros de mettre la pression pour avoir le plus d'acquis progressistes,
une partie de cette même opposition avait continué sur sa lancée à tout refuser
en bloc, comme s'il ne s'agissait pas en fin de compte de deux processus
séparés (en dépit de ce qu’ils ont laissé croire: qu'ils étaient des processus
liés et complémentaires). Ils n'arrivent pas à comprendre que le Pays en tant
que tel, le pays qui vit, mange et produit est en passe de faire faillite et
que tous, y compris les forces politiques, ont besoin de reprendre des forces,
et que c'est vital, sinon (...), adieu élections...».
Quant à nous, amis lecteurs, nous pouvons souhaiter
au peuple tunisien de poursuivre et de réussir sa révolution, en continuant à
être le modèle – imparfait et pourtant unique à ce jour – d’un printemps arabe ailleurs
désastreux. Et puisse son exemple donner
espoir aux peuples assoiffés de démocratie, mais dont le sang révolutionnaire aurait
été figé par les tragédies libyennes, égyptiennes et syriennes. Mais la paix et la sérénité politiques
retrouvées en Tunisie méritent plus que des félicitations. Elles sous-tendent également un vibrant et
urgent appel à nous tous. Rien ne sert en
effet d’avoir trouvé la démocratie et recouvré la paix, si l’économie malmenée
par 3 années de révolution, si un pays exsangue et un tourisme en berne, ne
permettent pas au peuple de retrouver au moins cette modeste prospérité qui l’autorise
à ignorer les sirènes islamistes. Mais
que pouvons-nous faire?
Si nous n’avons pu trois ans durant qu’assister
impuissants à une révolution où toute immixtion étrangère était mal venue, il
est temps à présent de manifester notre solidarité pour cette Tunisie courageuse
et de lui faire retrouver la manne touristique que nous lui nous apportions avant
la révolution. Mais pas seulement. Car ce tourisme balnéaire «Sea, Sand, Sun» qui rendit
ses plages célèbres, ne doit pas faire oublier les milliers de destinations
culturelles et les trésors artistiques phéniciens, carthaginois, romains,
byzantins, musulmans, hébraïques et j’en passe.
C’est donc en répondant concrètement à l’appel de la nouvelle ministre du Tourisme, Amel Karboul, que nous pourrons
retrouver dès cette années les merveilles des plages, golfes, îles et parcs
nationaux[6] tunisiens et faire, si nous le désirons, des découvertes
culturelles sans pareil.
ERRATUM :
j’ai erronément attribué les phrases « Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les États ? », « Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain » au salafiste Béchir Ben Hassen. Elles seraient de Rached Ghannouchi.
ERRATUM :
j’ai erronément attribué les phrases « Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les États ? », « Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain » au salafiste Béchir Ben Hassen. Elles seraient de Rached Ghannouchi.
[1] En ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article11080
[2] Fuite du président dictateur déchu Ben Ali
vers l'Arabie saoudite.
[3] Et notamment dans le magazine belge Le Vif.
[4] Clara Zetkin le 8.3.1910, lors d’une
conférence des femmes socialistes à Copenhague.
[5] Docteur en philosophie de l'Université de
Paris I et professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Sfax.
[6] La
Tunisie compte 15 parcs nationaux protégés. Leur accès
nécessite une demande d’autorisation auprès de la Direction générale des
forêts ou du commissariat régional concerné. (Wikipedia)
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ERRATUM :
j’ai erronément attribué les phrases « Quand les textes (constitutionnels) ont-ils ligoté les États ? », « Pratiquement, ce qui fait la loi ce n’est pas la Constitution. C’est le rapport des forces sur le terrain » au salafiste Béchir Ben Hassen. Elles seraient de Rached Ghannouchi.
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