Notre ami Heikel Ben Mustapha fait ici une analyse sémiotique de l’usage des armes lacrymales dans la course à Carthage. Sa lecture des larmes offensives du sbire de Marzouki, qui s’accroche piteusement au trône, est fort intéressante. Un moment, avant de lui céder la parole : ce qui est grave ce n’est pas de pleurer mais de faire pleurer….
Sémiotique de la « larme électorale » dans la COURSE des Palais
en Tunisie en 2014
Heikel Ben Mustapha
Excusez-moi dès le départ, je serai long, car je me livre à
un exercice assez délicat, à savoir de dresser un début d’étude, que j’espère
continuer dans une autre sphère.
En général, le mot « larme » nous renvoie souvent
aux discours affectifs, à l’émotion, au chagrin, à l’affliction et autres
sentiments qui peuvent aller jusqu’à la peur. C’est, du reste, ce que nous
apprend l’article « Larme » dans le Petit Robert 2012, lequel article
mérite d’être cité dans son intégralité :
larme
[laYm]
n. f.
• XIIIe; lairme 1050; lat. lacrima
1¨ Goutte de liquide transparent et salé sécrété par les glandes lacrymales, baignant la conjonctive de l'œil et des paupières et qui s'écoule de l'œil lors d'une sécrétion accrue, sous l'effet d'une irritation chimique ou physique ou d'une émotion. Þ pleur; lacrymal. Larmes de bonheur, de désespoir. Larmes qui perlent, coulent. Verser des larmes. Þ pleurer. Verser des larmes sur (qqn, qqch.). Pleurer à chaudes larmes, en versant des larmes abondantes. Me voilà « pleurant à chaudes larmes, sans pouvoir m'arrêter » (A. Daudet). « Quenu pleurait toutes les larmes de son corps » (Zola). Être en larmes. Fondre en larmes. Crise de larmes ( Þ sanglot). Ce film m'a tiré les larmes. Þ émouvoir. Visage baigné de larmes. « tes traîtres yeux Brillant à travers leurs larmes » (Baudelaire). Sécher ses larmes. Yeux gonflés, rougis par les larmes. — Avoir les larmes aux yeux, être au bord des larmes : être sur le point de pleurer. Avoir du mal à retenir ses larmes. — Rire aux larmes.
à Loc. Avoir
la larme à l'œil : avoir tendance à pleurnicher, montrer une
sensibilité excessive. Avoir la larme facile : être facilement ému
au point de pleurer. Avec des larmes dans la voix, d'une voix émue. Littér.
Larmes de sang, causées par une douleur cruelle, un remords terrible. Fam.
Larmes de crocodile.
2¨ Fig. (au plur.) Littér.
Affliction, chagrin. « Ce qui lui a
coûté tant de larmes » (F. Mauriac). Loc. relig.
Vallée de larmes : la vie terrestre considérée comme une période de
souffrance.
3¨ Vén. Larmes
de cerf : liquide épais et noirâtre excrété par les larmiers.
à Écoulement
de la sève de certains végétaux. Larmes de la vigne.
4¨ Ornement
en forme de larme sur les tentures funèbres. Archit.
Goutte.
5¨ Fam. Très petite quantité (de boisson). Þ 1. goutte.
Une larme de cognac.
Toutefois, il faut admettre que, en
général, pour tracer les contours de ce que l’on appelle communément ‘le champ
sémantique’ d’un mot- donc pour mieux cerner sa polysémie- la sémantique
moderne nous appelle à ne pas faire l’impasse sur la combinatoire dans laquelle
un mot peut entrer (c’est-à-dire les relations sémantiques).
Voilà
à ce propos, ce que le même dictionnaire nous offre pour permettre la
description des associations sémantiques relevées en langue française.
Liste
des locutions où on peut trouver le mot « larme » et dans l’ordre où
elles apparaissent dans le Petit Robert :
-
Avoir la larme à l’œil
-
Pleurer à chaudes Larmes.
-
Répandre des larmes
-
Rire aux larmes
-
Tirer des larmes (à qqn)
-
Tarir les larmes de qqn
-
Avec des larmes dans la
voix
-
Des larmes de crocodile
-
Des larmes de sang
-
Pleurer toutes les larmes
de son corps
Ainsi, que
l’on peut le constater, à aucun moment, référence n’est faite au domaine
politique ni à ce que peut-être la « larme électorale », même s’il
est possible de croire permise l’application d’une locution comme « des
larmes de crocodile » aux discours politiques florissants ces derniers
jours en Tunisie.
Pour
ne pas être long, et une fois cette impropriété lexico-sémantique relevée et
justifiée- étant donné que c’est du contexte électoral de cette fin d’année,
désopilant et paradoxal, qu’elle tire sa légitimité- je m’en irais, donc droit
au but pour essayer de déconstruire, sans a priori et sans pédantisme, l’usage
de l’arme nouvellement inventée et introduite dans la course vers le palais de
Carthage : la « Larme électorale ».
Il y a
quelques jours, l’un des candidats en lice dans ce qu’on pourrait appeler en
pastichant le titre de l’éminent linguiste Louis-Jean Calvet (signé avec Jean
Véronis) « le Combat pour Carthage » a fait apparition dans une
région à la fois symbolique et populaire de la capitale et a fait un discours
au cours duquel il s’est essuyé les yeux pour avoir versé des larmes.
Symbolique, parce que c’est une région que les tunisois réclament comme leur
fief, nonobstant leur appartenance à d’autres origines, et populaire parce que
depuis le départ des Beldi, appellation renvoyant autant aux natifs de la ville
traditionnelle qu’aux familles aisées qui y ont résidé depuis sa création, est
peuplée par des familles, toutes choses égales par ailleurs, très modestes.
Cette attitude a suscité, comme celle que j’évoquerai plus loin, des réactions
de tous genres sur la toile.
Or,
aujourd’hui, en me connectant sur FB, j’ai visionné l’annonce d’une émission de
grande audience animée par un journaliste qui a toujours défrayé la chronique
et créé le buzz sur les réseaux sociaux. Cette émission a suscité le même type
de réactions et la même ambivalence.
Du coup, j’ai
considéré, peut-être à tort, qu’il s’agit d’un Signe significatif qui dit long
de cette campagne électorale du second tour des présidentielles de 2014 en
Tunisie (bien que, paradoxalement, la campagne n’ait pas officiellement
commencé !)
Les deux personnes se servant de
la même « (l)arme » ont cela en commun de situer bataille électorale
dans un registre affectif afin de taire les programmes électoraux (c’est du
moins une hypothèse de lecture recevable jusqu’à preuve du contraire). Pour
rester impartial, il faudra rappeler le discours électoral, celui qui a suivi
les résultats du premier tour, a été axé pour ne pas dire fondé sur l’affectif
et sur des logiques sécessionnistes, poussant à l’extrême un clivage que l’on
croyait disparu à jamais avec la démocratisation de l’école républicaine, en
panne aujourd’hui, à savoir le régionalisme, les tensions tribales …etc, (Et
soit dit en passant, on est en droit de se demander si c’est davantage l’école
républicaine qui a été démocratisée ou alors ses pannes !! Mais c’est là
un autre débat… urgent, qu’il faudra mener calmement loin de
l’instrumentalisation politique des uns et des autres)
En revanche, les deux stratégies
se distinguent par cela même qu’elles ne poursuivent pas exactement les mêmes
desseins, si tant est qu’on puisse admettre qu’elles ont toutes les deux des conséquences politiques étant donné
qu’elles mettent en scène deux personnages politiques. Le premier auteur de la
larme électorale, le candidat en lice, voulait probablement, à travers son
arme, manifester sa solidarité avec le peuple qui ne trouve plus le moyen
d’assurer l’essentiel de ses vivres et qui depuis 3 ans peine à se procurer ce
qui n’est pas, normalement, un luxe dans un pays où des gens se sont soulevés
contre un despote pour réclamer des droits allant de l’économique au civique.
A l’inverse, le contexte dans
lequel émerge la deuxième « larme électorale » est celui où le
directeur de campagne électorale de l’autre candidat en lice pour le palais de
Carthage- qu’il occupe encore en cumulant le statut de président
temporaire-sortant, aussi paradoxal que cela puisse paraitre !- rapporte
avec des larmes dans la voix les propos de sa fillette, étudiante :
"روحت نهار الانتخابات# نهار الانتخابات التشريعية
يعني# بنتي سنة أولى في الجامعة# قتلي papa بالحق بش يوليو يرجعونا... ناس للحبوسات" ) يرجعونا
أو يرجعوا الناس( ?
(traduction : le jour des élections je suis rentré chez moi# le jour des législatives, je veux dire# ma fille est étudiante en première année# elle m’a dit : papa, c’est vrai
qu’ils vont nous renvoyer (renvoyer les gens compte tenu de l’hésitation) en
prison ? »)
Abstraction
faite de la désarticulation de ces propos, l’hésitation sur le pronom
« nous » et le groupe nominal « les gens » me mettent en
droit, pour ne pas tomber dans l’extrapolation, de poser les questions
suivantes, dont la multiplication est due à l’ambigüité de la phrase :
1-
Si le complément du verbe « renvoyer يرجعونا », il est permis de penser que la
fille a peur pour son père ainsi que les siens. Or, en suivant cette hypothèse,
il faudrait poser ces question, me semble-t-il :
-
Ce commis de l’Etat, remet-il en cause la justice
tunisienne, qu’il a par ailleurs critiquée et tournée en dérision, dans une
conférence de presse toute récente ?
-
Ce « responsable » du cabinet du président,
jusqu’à une date récente, n’était-il pas à un poste clé lorsque des verdicts
peu équitables ont été rendus concernant des affaires dont son parti fait un
cheval de bataille électorale, lui, chef de cabinet d’un président de la
république ? pourquoi alors ne l’a-t-on pas vu crier injustice ?! Les
alliés de son président lui liaient-ils les mains ?
Je
pourrais multiplier les interrogations, mais je me suffirais d’une
dernière : M. le commis de l’Etat, qui n’a cessé de parler de putschs dont
il n’a point les preuves depuis l’assassinat de Brahmi, a-t-il quelque chose
sur la conscience ? Se sent-il coupable, au sens juridique du terme, de quelque
chose ? ces larmes dans la voix permettent-ils de poser que lui ainsi que
les caciques de son parti sont mouillés jusqu’à en avoir des larmes ?
2-
Si le complément est le groupe nominal « les gens الناس », et cela permet
d’inférer que cette personne est un fervent défenseur des droits de l’homme ou
qu’il l’a été. Mais, a-t-on vu monsieur le commis de l’Etat, responsable,
autosuffisant et même arrogant (les insultes implicites adressées à un grand militant
des droits de l’homme et à un collègue à lui à l’université de Sousse), ou
alors son président et son parti, condamner les agressions du 9/04/2012 ?
l’a-t-on vu condamner la décision du premier ministre alors de rayer légèrement
un dossier capital dans l’édification d’une démocratie et barrer la route à la
justice ? L’a-t-on vu dénoncer les propos pleins de bile et de haine du
candidat qu’il soutient de toutes ses (l)armes, lorsque celui-ci, à l’étranger
menaçait, de manière très explicites pour avoir été masquée, de dresser des
potences pour ses adversaires politiques ? A-t-il, ne serait-ce que cela,
manifesté un quelconque mécontentement, pour ne pas dénoncer, quant aux propos
d’un mercenaire de la politique, commis lui-même, lequel mercenaire, sur la
place publique de l’Avenue Bourguiba à Tunis, joignait sa voix à celles encore
plus basses et plus terribles pour appeler au lynchage de Tunisiens qui sont
sortis dire à la Troïka ainsi que le président légitime avec 7000 voix qu’ils
n’étaient qu’illégitimes ? Je crains qu’en cela il ne soit pas pire que
son maître !!!
Enfin, une dernière pour le restant de la feuille (la
route) : se reproche-t-on quelque chose dans le voisinage du
président ? Craint-on dans leur parti, ce que, lui, son parti et celui qu’ils
ont commis comme président une quelconque justice qui détiendrait les preuves
de leur implication dans je ne sais quoi encore ?
Pour ne pas conclure hâtivement,
je voudrais bien finir sur des interrogations et non sur des réponses,
même si on peut en avoir : n’est-ce pas des larmes de cerfs que nous sert
M. le super-commis de l’Etat (qui a axé son passage télé, raté, sur des valeurs
telles que la probité, la peur pour le pays pour ne pas parler de patriotisme
extrême), les larmes de cerf témoignant de son passage (البعرة تدل على البعير) ? Si cette analyse
est recevable, force est de croire que nous avons été spectateurs d’une chasse
à courre pour des voix disparues ou en voix de disparition, pour ainsi filer la
métaphore de la vénerie !!!
Heikel
Ben Mustapha,
Professeur
de linguistique à l’université de Manouba.
4 commentaires:
Je remercie mon collègue et ami Jalel Elgharbi d'aider à la diffusion de ce texte en me prêtant sa tribune. Je voudrais également le remercier, et je ne le ferai jamais assez, pour avoir, par une petite note, donné du contenu à un texte, je l'avoue, écrit à la hâte. merci frangin
Et si, au lieu de perdre leur temps à s'encenser eux-mêmes, à se rabaisser mutuellement et à verser des torrents de larmes, cher Heikel, les deux présidentiables s'engageaient formellement, entre autres, à mettre fin à ça : www.youtube.com/watch?v=Th1KQKo7m-c ?
P.S.: cher Jalel, il faudra bientôt un microscope, afin de prouver à ton rectangle surveillant qu'on n'est pas un robot.
Je suis entièrement d'accord Cher Giulio! Mais, je l'ai dit dans ce texte qui a été écrit de manière hâtive, et qui n'est en vérité qu'un appel à ce que l'université sorte de son enceinte pour avoir le rôle qu'on attend d'elle dans une Cité. Je pense que l'un des dangers de cette campagne électorale est de vouloir centrer le débat sur l'affect et non sur le vote raisonné. Merci pour votre intérêt!!! Amicalement.
PS: oui pour le rectangle, il est bien enquiquinant!!
Il ne fallait surtout pas croire que j’aie pu critiquer votre démarche, cher Heikel (j’ose votre prénom, car les amis de mes amis… et comme je n’ai pas plus ami que Jalel…). Bien au contraire ! Bien sûr que les universités ont leur rôle à jouer, et il peut être essentiel (j’ai suivi quasi heure par heure l’«affaire de La Manouba». En fait, ma pire crainte, était de voir cette révolution, que suis de près depuis presque 4 années et que j’ai adoptée, bien à l’abri depuis ma table de travail, un peu comme Hugo adopta la Commune, de voir donc cette révolution s’achever en chaos ou en queue de poisson. Si le premier danger semble écarté grâce à la majorité des Tunisiens, seul peuple musulman au monde qui semble préfèrer le bon sens aux divagations et la raison à la passion, le deuxième est ante portas. Loin de moi l’idée de vouloir présumer de 2015 et ensuite. J’espère seulement que les intellectuels en général et les étudiants en particulier (des privilégiés en quelque sorte, en attendant d’être des chômeurs), soient solidaires des ouvriers et de ceux qui n’ont même pas le droit de l’être, et qu’ensemble ils apprennent à s’unir et à se mobiliser pour obliger les politiciens à répondre enfin, même avec 4 ans de retard, à décembre 2010.
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