mardi 9 décembre 2014

Sémiotique de la "larme électorale" dans la course des palais en Tunisie en 2014. Par Heikel Ben Mustapha



Notre ami Heikel Ben Mustapha fait ici une analyse sémiotique de l’usage des armes lacrymales dans la course à Carthage. Sa lecture des larmes offensives du sbire de Marzouki, qui s’accroche piteusement au trône, est fort intéressante. Un moment, avant de lui céder la parole : ce qui est grave ce n’est pas de pleurer mais de faire pleurer….

 

 

 

 

 

 

Sémiotique de la « larme électorale » dans la COURSE des Palais en Tunisie en 2014
Heikel Ben Mustapha

Excusez-moi dès le départ, je serai long, car je me livre à un exercice assez délicat, à savoir de dresser un début d’étude, que j’espère continuer dans une autre sphère.

En général, le mot « larme » nous renvoie souvent aux discours affectifs, à l’émotion, au chagrin, à l’affliction et autres sentiments qui peuvent aller jusqu’à la peur. C’est, du reste, ce que nous apprend l’article « Larme » dans le Petit Robert 2012, lequel article mérite d’être cité dans son intégralité :

larme [laYm] n. f. 

XIIIe; lairme 1050; lat. lacrima  


1¨ Goutte de liquide transparent et salé sécrété par les glandes lacrymales, baignant la conjonctive de l'œil et des paupières et qui s'écoule de l'œil lors d'une sécrétion accrue, sous l'effet d'une irritation chimique ou physique ou d'une émotion. Þ pleur; lacrymal. Larmes de bonheur, de désespoir. Larmes qui perlent, coulent. Verser des larmes. Þ pleurer. Verser des larmes sur (qqn, qqch.). Pleurer à chaudes larmes, en versant des larmes abondantes. Me voilà « pleurant à chaudes larmes, sans pouvoir m'arrêter » (A. Daudet). « Quenu pleurait toutes les larmes de son corps » (Zola). Être en larmes. Fondre en larmes. Crise de larmes ( Þ sanglot). Ce film m'a tiré les larmes. Þ émouvoir. Visage baigné de larmes. « tes traîtres yeux Brillant à travers leurs larmes » (Baudelaire). Sécher ses larmes. Yeux gonflés, rougis par les larmes. — Avoir les larmes aux yeux, être au bord des larmes : être sur le point de pleurer. Avoir du mal à retenir ses larmes. — Rire aux larmes.  

à Loc. Avoir la larme à l'œil : avoir tendance à pleurnicher, montrer une sensibilité excessive. Avoir la larme facile : être facilement ému au point de pleurer. Avec des larmes dans la voix, d'une voix émue. Littér. Larmes de sang, causées par une douleur cruelle, un remords terrible. Fam. Larmes de crocodile.  

2¨ Fig. (au plur.) Littér. Affliction, chagrin. « Ce qui lui a coûté tant de larmes » (F. Mauriac). Loc. relig. Vallée de larmes : la vie terrestre considérée comme une période de souffrance. 

3¨ Vén. Larmes de cerf : liquide épais et noirâtre excrété par les larmiers. 

à Écoulement de la sève de certains végétaux. Larmes de la vigne.  

4¨  Ornement en forme de larme sur les tentures funèbres. Archit.  Goutte.  

5¨ Fam. Très petite quantité (de boisson). Þ 1. goutte. Une larme de cognac.



            Toutefois, il faut admettre que, en général, pour tracer les contours de ce que l’on appelle communément ‘le champ sémantique’ d’un mot- donc pour mieux cerner sa polysémie- la sémantique moderne nous appelle à ne pas faire l’impasse sur la combinatoire dans laquelle un mot peut entrer (c’est-à-dire les relations sémantiques).

Voilà à ce propos, ce que le même dictionnaire nous offre pour permettre la description des associations sémantiques relevées en langue française.

Liste des locutions où on peut trouver le mot « larme » et dans l’ordre où elles apparaissent dans le Petit Robert :

-          Avoir la larme à l’œil

-          Pleurer à chaudes Larmes.

-          Répandre des larmes

-          Rire aux larmes

-          Tirer des larmes (à qqn)

-          Tarir les larmes de qqn

-          Avec des larmes dans la voix

-          Des larmes de crocodile

-          Des larmes de sang

-          Pleurer toutes les larmes de son corps

Ainsi, que l’on peut le constater, à aucun moment, référence n’est faite au domaine politique ni à ce que peut-être la « larme électorale », même s’il est possible de croire permise l’application d’une locution comme « des larmes de crocodile » aux discours politiques florissants ces derniers jours en Tunisie.

            Pour ne pas être long, et une fois cette impropriété lexico-sémantique relevée et justifiée- étant donné que c’est du contexte électoral de cette fin d’année, désopilant et paradoxal, qu’elle tire sa légitimité- je m’en irais, donc droit au but pour essayer de déconstruire, sans a priori et sans pédantisme, l’usage de l’arme nouvellement inventée et introduite dans la course vers le palais de Carthage : la « Larme électorale ».

1-     Le contexte général de la « larme » comme arme de campagne :

Il y a quelques jours, l’un des candidats en lice dans ce qu’on pourrait appeler en pastichant le titre de l’éminent linguiste Louis-Jean Calvet (signé avec Jean Véronis) « le Combat pour Carthage » a fait apparition dans une région à la fois symbolique et populaire de la capitale et a fait un discours au cours duquel il s’est essuyé les yeux pour avoir versé des larmes. Symbolique, parce que c’est une région que les tunisois réclament comme leur fief, nonobstant leur appartenance à d’autres origines, et populaire parce que depuis le départ des Beldi, appellation renvoyant autant aux natifs de la ville traditionnelle qu’aux familles aisées qui y ont résidé depuis sa création, est peuplée par des familles, toutes choses égales par ailleurs, très modestes. Cette attitude a suscité, comme celle que j’évoquerai plus loin, des réactions de tous genres sur la toile.

Or, aujourd’hui, en me connectant sur FB, j’ai visionné l’annonce d’une émission de grande audience animée par un journaliste qui a toujours défrayé la chronique et créé le buzz sur les réseaux sociaux. Cette émission a suscité le même type de réactions et la même ambivalence.

Du coup, j’ai considéré, peut-être à tort, qu’il s’agit d’un Signe significatif qui dit long de cette campagne électorale du second tour des présidentielles de 2014 en Tunisie (bien que, paradoxalement, la campagne n’ait pas officiellement commencé !)

2-     Une petite lecture comparative des deux scènes :

Les deux personnes se servant de la même « (l)arme » ont cela en commun de situer bataille électorale dans un registre affectif afin de taire les programmes électoraux (c’est du moins une hypothèse de lecture recevable jusqu’à preuve du contraire). Pour rester impartial, il faudra rappeler le discours électoral, celui qui a suivi les résultats du premier tour, a été axé pour ne pas dire fondé sur l’affectif et sur des logiques sécessionnistes, poussant à l’extrême un clivage que l’on croyait disparu à jamais avec la démocratisation de l’école républicaine, en panne aujourd’hui, à savoir le régionalisme, les tensions tribales …etc, (Et soit dit en passant, on est en droit de se demander si c’est davantage l’école républicaine qui a été démocratisée ou alors ses pannes !! Mais c’est là un autre débat… urgent, qu’il faudra mener calmement loin de l’instrumentalisation politique des uns et des autres)

En revanche, les deux stratégies se distinguent par cela même qu’elles ne poursuivent pas exactement les mêmes desseins, si tant est qu’on puisse admettre qu’elles ont toutes les deux  des conséquences politiques étant donné qu’elles mettent en scène deux personnages politiques. Le premier auteur de la larme électorale, le candidat en lice, voulait probablement, à travers son arme, manifester sa solidarité avec le peuple qui ne trouve plus le moyen d’assurer l’essentiel de ses vivres et qui depuis 3 ans peine à se procurer ce qui n’est pas, normalement, un luxe dans un pays où des gens se sont soulevés contre un despote pour réclamer des droits allant de l’économique au civique.

A l’inverse, le contexte dans lequel émerge la deuxième « larme électorale » est celui où le directeur de campagne électorale de l’autre candidat en lice pour le palais de Carthage- qu’il occupe encore en cumulant le statut de président temporaire-sortant, aussi paradoxal que cela puisse paraitre !- rapporte avec des larmes dans la voix les propos de sa fillette, étudiante :

"روحت نهار الانتخابات# نهار الانتخابات التشريعية يعني# بنتي سنة أولى في الجامعة# قتلي papa بالحق بش يوليو يرجعونا... ناس للحبوسات" ) يرجعونا أو يرجعوا الناس( ?

(traduction : le jour des élections je suis rentré chez moi# le jour des législatives, je veux dire# ma fille est étudiante en première année# elle m’a dit : papa, c’est vrai qu’ils vont nous renvoyer (renvoyer les gens compte tenu de l’hésitation) en prison ? »)

Abstraction faite de la désarticulation de ces propos, l’hésitation sur le pronom « nous » et le groupe nominal « les gens » me mettent en droit, pour ne pas tomber dans l’extrapolation, de poser les questions suivantes, dont la multiplication est due à l’ambigüité de la phrase :

1-    Si le complément du verbe « renvoyer  يرجعونا », il est permis de penser que la fille a peur pour son père ainsi que les siens. Or, en suivant cette hypothèse, il faudrait poser ces question, me semble-t-il :

-          Ce commis de l’Etat, remet-il en cause la justice tunisienne, qu’il a par ailleurs critiquée et tournée en dérision, dans une conférence de presse toute récente ?

-          Ce « responsable » du cabinet du président, jusqu’à une date récente, n’était-il pas à un poste clé lorsque des verdicts peu équitables ont été rendus concernant des affaires dont son parti fait un cheval de bataille électorale, lui, chef de cabinet d’un président de la république ? pourquoi alors ne l’a-t-on pas vu crier injustice ?! Les alliés de son président lui liaient-ils les mains ?

Je pourrais multiplier les interrogations, mais je me suffirais d’une dernière : M. le commis de l’Etat, qui n’a cessé de parler de putschs dont il n’a point les preuves depuis l’assassinat de Brahmi, a-t-il quelque chose sur la conscience ? Se sent-il coupable, au sens juridique du terme, de quelque chose ? ces larmes dans la voix permettent-ils de poser que lui ainsi que les caciques de son parti sont mouillés jusqu’à en avoir des larmes ?

2-    Si le complément est le groupe nominal « les gens الناس », et cela permet d’inférer que cette personne est un fervent défenseur des droits de l’homme ou qu’il l’a été. Mais, a-t-on vu monsieur le commis de l’Etat, responsable, autosuffisant et même arrogant (les insultes implicites adressées à un grand militant des droits de l’homme et à un collègue à lui à l’université de Sousse), ou alors son président et son parti, condamner les agressions du 9/04/2012 ? l’a-t-on vu condamner la décision du premier ministre alors de rayer légèrement un dossier capital dans l’édification d’une démocratie et barrer la route à la justice ? L’a-t-on vu dénoncer les propos pleins de bile et de haine du candidat qu’il soutient de toutes ses (l)armes, lorsque celui-ci, à l’étranger menaçait, de manière très explicites pour avoir été masquée, de dresser des potences pour ses adversaires politiques ? A-t-il, ne serait-ce que cela, manifesté un quelconque mécontentement, pour ne pas dénoncer, quant aux propos d’un mercenaire de la politique, commis lui-même, lequel mercenaire, sur la place publique de l’Avenue Bourguiba à Tunis, joignait sa voix à celles encore plus basses et plus terribles pour appeler au lynchage de Tunisiens qui sont sortis dire à la Troïka ainsi que le président légitime avec 7000 voix qu’ils n’étaient qu’illégitimes ? Je crains qu’en cela il ne soit pas pire que son maître !!!

Enfin, une dernière pour le restant de la feuille (la route) : se reproche-t-on quelque chose dans le voisinage du président ? Craint-on dans leur parti, ce que, lui, son parti et celui qu’ils ont commis comme président une quelconque justice qui détiendrait les preuves de leur implication dans je ne sais quoi encore ?

Pour ne pas conclure hâtivement,  je voudrais bien finir sur des interrogations et non sur des réponses, même si on peut en avoir : n’est-ce pas des larmes de cerfs que nous sert M. le super-commis de l’Etat (qui a axé son passage télé, raté, sur des valeurs telles que la probité, la peur pour le pays pour ne pas parler de patriotisme extrême), les larmes de cerf témoignant de son passage (البعرة تدل على البعير) ? Si cette analyse est recevable, force est de croire que nous avons été spectateurs d’une chasse à courre pour des voix disparues ou en voix de disparition, pour ainsi filer la métaphore de la vénerie !!!

Heikel Ben Mustapha,

Professeur de linguistique à l’université de Manouba.



4 commentaires:

Heikel Ben Mustapha a dit…

Je remercie mon collègue et ami Jalel Elgharbi d'aider à la diffusion de ce texte en me prêtant sa tribune. Je voudrais également le remercier, et je ne le ferai jamais assez, pour avoir, par une petite note, donné du contenu à un texte, je l'avoue, écrit à la hâte. merci frangin

Giulio a dit…

Et si, au lieu de perdre leur temps à s'encenser eux-mêmes, à se rabaisser mutuellement et à verser des torrents de larmes, cher Heikel, les deux présidentiables s'engageaient formellement, entre autres, à mettre fin à ça : www.youtube.com/watch?v=Th1KQKo7m-c ?

P.S.: cher Jalel, il faudra bientôt un microscope, afin de prouver à ton rectangle surveillant qu'on n'est pas un robot.

Heikel Ben Mustapha a dit…

Je suis entièrement d'accord Cher Giulio! Mais, je l'ai dit dans ce texte qui a été écrit de manière hâtive, et qui n'est en vérité qu'un appel à ce que l'université sorte de son enceinte pour avoir le rôle qu'on attend d'elle dans une Cité. Je pense que l'un des dangers de cette campagne électorale est de vouloir centrer le débat sur l'affect et non sur le vote raisonné. Merci pour votre intérêt!!! Amicalement.
PS: oui pour le rectangle, il est bien enquiquinant!!

giulio a dit…

Il ne fallait surtout pas croire que j’aie pu critiquer votre démarche, cher Heikel (j’ose votre prénom, car les amis de mes amis… et comme je n’ai pas plus ami que Jalel…). Bien au contraire ! Bien sûr que les universités ont leur rôle à jouer, et il peut être essentiel (j’ai suivi quasi heure par heure l’«affaire de La Manouba». En fait, ma pire crainte, était de voir cette révolution, que suis de près depuis presque 4 années et que j’ai adoptée, bien à l’abri depuis ma table de travail, un peu comme Hugo adopta la Commune, de voir donc cette révolution s’achever en chaos ou en queue de poisson. Si le premier danger semble écarté grâce à la majorité des Tunisiens, seul peuple musulman au monde qui semble préfèrer le bon sens aux divagations et la raison à la passion, le deuxième est ante portas. Loin de moi l’idée de vouloir présumer de 2015 et ensuite. J’espère seulement que les intellectuels en général et les étudiants en particulier (des privilégiés en quelque sorte, en attendant d’être des chômeurs), soient solidaires des ouvriers et de ceux qui n’ont même pas le droit de l’être, et qu’ensemble ils apprennent à s’unir et à se mobiliser pour obliger les politiciens à répondre enfin, même avec 4 ans de retard, à décembre 2010.