Pierre Schumacher (1), architecte, peintre, écrivain et président d’honneur de la Section des Arts et des Lettres de l’Institut Grand-ducal nous donne à lire avec Pages sans défense(2) un recueil de poèmes qu’il a richement illustré. Je tente ici une lecture de ce texte, lecture qui a partie liée avec le désir, en ceci qu’en poésie celui que je vois n’est autre qu’une projection de moi-même. La part d’altérité est souvent quasi-nulle. Voici donc un recueil où, prise entre les abysses des peines héritées et les ardeurs qui la taraudent, la conscience du poète semble chercher à décoder le monde autrement, à lui trouver des inflexions schubertiennes qui apaiseraient ces essaims d’oiseaux et d’insectes nocturnes venus du seuil de la vie. D’anciennes figures président à ce monde, d’anciennes amours le peuple. Ici, l’amour n’a pas vocation à dire son nom. Il faut attendre les derniers mots du recueil pour lire cette demi-confession, cet aveu rongé par le silence et par l’inachèvement (aposiopèse dit la rhétorique) :
Un seul être me fascine Qui me porte depuis…
Le temps ne s’est pas figé. Il est toujours à l’image des cours d’eaux. Nous le savons depuis les Grecs. Dans ce recueil, la Pétrusse ne sait quels oublis ni quels feux éteints elle charrie. Comme l’Alzette, elle ne sait où elle va, vers quels méandres, vers quels sites du silence. En cela, les cours d’eaux ressemblent au cours d’une vie. Ils sont comme les amours promises aux grandes ivresses, juste à l’orée des sites du silence. Il y a sous les dehors paisibles de ces cours d’eau un Styx aussi implacable qu’invisible. Pourtant le poète ne rêve aucun salut, ni même aucune métamorphose pour peu que « les femmes femment ». Il lui suffit que les choses se mettent à ressembler à elles-mêmes. Un rien suffit donc pour que le poète interpelle cela qui n’a pas de voix :
Je parle au sable aux peignoirs épars aux ombres des ombrelles à la dune attenante.
Point de grandiloquence ici. Les mots semblent se contenter de ce qu’ils connotent, de ce à quoi ils font penser. Pierre Schumacher affectionne les mots de tous les jours, ceux qui traduisent le mieux ces états de demi-conscience, de demi-ivresse, ces réalités où bruit et silence sont mitoyens. Tout se passe comme si la poésie cherchait à nous induire en erreur. Si la poésie ne dédaigne pas le jeu, c’est pour mieux cacher son jeu. On sait depuis Tristan Corbière combien les jeux de mots, les prouesses verbales, le génie de la néologie et de la légèreté cachent mal une conscience lancinante. Relisons ces vers de Schumacher :
Je baudelaire tu éluards il desnose nous Tristan Tzarons vous André Bretonnez ils Saint John Persent
Allez savoir pourquoi il perce de ces lignes comme une vague mélancolie. Il convient sans doute de généraliser. En poésie, le jeu n’est pas chose ludique car on ne sait point ce qui le motive, ou alors on ne le sait que trop.
Il faut cependant que la poésie nomme ce qui l’habite. Il faut un nom pour les amours, un visage et des traits au corps désiré. C’est sans doute pourquoi l’autre se décline à l’envi, empruntant au paysage ses traits jusqu’à s’y substituer devant tantôt torrent tantôt soleil, ce qui est plus fréquent et même soleil nocturne :
Et pendant que votre blondeur éclaire tout à coup ma face couchée dans le noir vous vous retournez dans votre sommeil
Cette propension au solaire que nous avons maintes fois relevée dans la poésie luxembourgeoise dit l’aspiration. Elle est souvent synonyme de désir né des soifs aiguillonnant le poète. Soif i.e. désir, désir de connaissance et même désir de désirer, le tout nourri par une lancinante conscience de finitude.
Jalel El Gharbi
*** 1) Pierre Schumacher a participé à plusieurs expositions au Luxembourg et illustra trois recueils de poésie de Raymond Schaack, Miniatures (1986), Onyx (1996) et Voyages dans l’imaginaire (2011). Pierre Schumacher publie des poèmes et des réflexions philosophiques dans nos cahiers. Dans l’ouvrage Quand deux trains se croisent, il réunit les deux aspects de son travail créatif en confrontant ses tableaux à ses réflexions poétiques. La quatrième saison, titre qui joue avec l’âge de son auteur, est un journal intime en deux volumes que Pierre Schumacher écrivit entre 2002 et 2009. Il comporte des réflexions en prose et en poésie ainsi que de nombreuses esquisses de l’auteur. Pierre Schumacher est président honoraire de l’Institut grand-ducal, Section des arts et des lettres (Note biographique extraite de l’introduction de Sandra Schmit dans le Dictionnire des auteurs luxembourgeois). 2) Pierre Schumacher, Pages sans défense, Editions Chloé des Lys. 2015 ISBN 978-2-87459-846-3
jeudi 2 juillet 2015
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