Voici l'article que l'écrivain Giulio-Enrico Pisani publie aujourd'hui dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Poésie pour tous, toujours et partout (1)
Une alternative pour monsieur Jourdain ?
Serait-ce en vertu de quelque prémonition que j’écrivis en janvier 2010 l’article « Nous sommes tous des poètes... enfin… presque »(1) qui, non seulement fut publié dans notre bonne vieille Zeitung, mais eut aussi quelque retentissement sur la toile ? Non, bien sûr, car je n’ai aucun lien de parenté ni affinité avec madame Soleil. De plus je ne crois guère à la transcendance ou à la magie des pressentiments, qui n’ont rien de mystérieux ou de surnaturel et résultent, tout comme la poésie, de notre activité cérébrale. Il s’agit simplement de constructions subliminales, sorte de raisonnements sans intervention aucune de notre raison : combinaison de faits, d’évènements, de souvenirs et d’impressions bouillonnant dans le chaudron de notre subconscient.
Intuition, pressentiment, prémonition, poésie, voilà autant de manifestations de notre esprit, qui échappent, du moins dans leur jaillissement natif, geysers incontrôlés, à la censure de la raison. Celle-ci, qui ne cède cependant pas volontiers son rôle, revendique tout de même de pouvoir intervenir, sinon au niveau de la cohérence, du moins dans la mise en forme et l’expression en clair de ces résurgences de l’esprit. Mais revenons donc à notre sujet : la poésie, dont je pense avoir démontré dans l’article susmentionné, qu’elle est plus naturelle, donc plus proche de la nature humaine que la prose. Je pense à cette prose pratiquée – bien souvent massacrée – quasi-inconsciemment par nous tous, descendants involontaires de monsieur Jourdain, à qui la poésie permettrait souvent d’exprimer et de libérer des sentiments qui nous étouffent faute de savoir les formuler.
Fruit d’émotions et d’idées de toutes espèces et intensités, la poésie peut étendre ses ailes sur des millions d’objets, dépeindre une infinité de sentiments, parcourir d’immenses paysages, ouvrir d’incalculables perspectives. Pas toujours roses d’ailleurs, loin de là ! Et si je penche personnellement pour une poésie de l’amour, de la beauté, de la paix, de la fraternité, de l’empathie, de la compréhension, du rapprochement, il m’arrive d’y exprimer colère, tristesse ou désespoir. Il est parfaitement inutile de chercher un poète qui n’écrive qu’une espèce de poèmes ; impossible également de cataloguer, de classer par sorte quelque chose d’aussi volatil et incontrôlable que la poésie.
Beaucoup s’y sont essayés et, comme d’autres dans l’art, s’y sont cassé les dents. D’aucuns refusent toutefois de soumettre la poésie à une quelconque catégorisation. J’en suis, car je crois fermement que la poésie est partout et en chacun sous d’innombrables formes. Tout comme chacun d’entre vous, amis lecteurs, peut être touché, ému, bouleversé, choqué de maintes manières, tous vous avez déjà créé la poésie qui correspond à ces mouvements d’esprit. Vous n’avez peut-être pas couché vos mots sur papier, faute d’habitude, ou d’en voir la nécessité, ou retenus par quelque inhibition culturelle. Et pourtant, comme c’est facile ; comme cela jaillit de source, si bien que souvent, sans même que vous le sachiez, les expressions vous viennent d’abord en poésie, et ce n’est qu’au moment de leur laisser franchir vos lèvres que – habitude ou raison du « raisonnable » – vous les modifiez et réordonnez en prose.
Exemples célèbres : Paul Verlaine est déprimé, s’ennuie, il est triste sans raison véritable, n’a pas le moral, et la grisaille ambiante, la pluie, donc l’absence de soleil et de ciel bleu n’arrange rien. « Il pleure dans mon coeur comme il pleut sur la ville... », écrit-il. Élémentaire, non ? N’eussiez-vous pas pu en dire autant ? Et fallait-il qu’un jeune en mal d’amour fût poète pour fredonner : « Oui mais moi, je vais seul(e) par les rues, l’âme en peine » ? Ce vers, extrait de « Tous les garçons et les filles » que Françoise Hardy écrivit et chanta en empathie avec tous les adolescents de son temps, était d’eux tous.
Croyez-vous vraiment qu’il faille être un François Malherbe pour murmurer à l’ami attristé, détruit par la perte de sa fille : « Ta douleur, du Perier, sera donc éternelle ? » et, plus loin « … rose, elle a vécu ce que vivent les roses, / L’espace d’un matin… (2) » ? Non, bien sûr. Étrangement – et cela conforte bien ma thèse – ce sont justement ces deux vers, que pratiquement n’importe qui d’entre nous eût pu sentir monter en lui, penser, voire dire, qui ont franchi les siècles et atteint une célébrité mondiale. Le reste du poème, un peu lourd à mon goût, d’une certaine complexité et d’une qualité assez inégale, seul quelques spécialistes le connaissent.
Et l’on peut en dire autant des fameux « Deux étions et n’avions qu’un coeur » et d’« Autant en emporte le vent » de François Villon, ou bien du « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ! » de Ronsard, ainsi que de bien d’autres vers de maints poètes. Au moins aussi évident, le « Ô rage ô désespoir, Ô vieillesse ennemie » de Corneille peut passer par la tête de n’importe quelle personne chagrinée par les premières atteintes de l‘âge. Quant au vers : « Voici l’hiver tueur de pauvres gens » de Jean Richepin, il eût pu être dit par n’importe qui... mais – simple parenthèse – pas nécessairement compris par les politiques qui aiment rogner les minima sociaux en temps de crise. Il est vrai que je serais fort étonné de retrouver le sulfureux Richepin au programme de Sciences Po. Fermons la parenthèse.
Notez, amis lecteurs : cette reconquête, disons populaire, de la poésie ne serait pas nécessaire, si maints soi-disant poètes ne s’étaient pas détachés en masse de leur terreau d’origine pour ne plus – grotesque aréopage – s’entendre, se lire, se complimenter et se juger mutuellement. Si je parle de reconquête, c’est qu’il y a peu de temps encore, la poésie était un art qui avait un énorme écho populaire. Songez seulement aux masses qui, quasi illettrées, savaient affluer aux lectures de textes de Victor Hugo, Federico Garcia Lorca, Pablo Neruda, René Char, Louis Aragon, Brassens ou Prévert, autant d’histoires d’amour entre peuple et poètes ! Et comment mieux vous faire comprendre cette passion pourtant toute simple, au quotidien, qu’en me basant sur des sujets, des sentiments, des réalités, des impulsions, des émotions que nous ressentons tous ?
Citons l’amour, bien sûr, mais aussi l’affection, l’amitié, la solidarité, la nostalgie, la douleur, la surprise, la joie, la critique, le drame, la tragédie, le chagrin, la révolte, la quiétude, la sagesse, la contemplation, l’admiration et j’en passe. Citons aussi les choses ou les êtres : le lac, la forêt, la montagne, la mer, l’horizon, le ciel, le désert, une femme, un enfant, l’ouvrier, le voyageur, le soldat, le malade, le mourant, le promeneur... il n’y a pas de limites. Prenons donc un exemple tout bête, très limité : un passant ou une passante. Une personne passe, là, près de nous, ou au loin, pas trop loin tout de même, à moins que ce soit nous qui passions... Comme n’importe qui, n’importe où, comme Ayamei, l’héroïne de Shan Sa, qui dit : « Je ne suis pas touriste, je suis une passante. » Quoi de plus commun, quotidien, ordinaire, allant de soi, puisque nous côtoyons sans cesse nos semblables ; nous passons... près d’eux, ou à quelque distance. Ne sommes-nous pas tous des passants sur cette terre ? La passante, au féminin, les poétologues en ont un fait un mythe.(3) Passer est pourtant une action ou un phénomène qui n’a rien de mythologique au sens convenu du terme, mais de tout à fait courant, ressenti et vécu par tous et, à cause de sa portée symbolique potentielle, de la variété de ses significations et sous-entendus possibles, saisi, métaphorisé et « mis en musique » par de nombreux poètes.
à suivre
*** 1) www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2051
2) Matin devant être compris ici métaphoriquement, aussi bien comme « matin de vie » – c’est la fille d’un ami, une jeune femme, qui est morte – et, par exemple, « bref laps de temps » ou « moment », un peu comme dans le fameux « carpe diem ! » (saisis l’instant !), le jour (di) signifiant « l’instant » (qui passe). Tout comme dans le langage courant, n’importe quel mot peut signifier en poésie un concept métaphoriquement comparable. Quand vous sortez malgré qu’il pleut des hallebardes, vous mettez bottes et pèlerine pour affronter l’ondée et non (les hallebardes ne signifiant ici que cette violence inouïe) une armure pour vous protéger d’une pluie de lames d’acier.
3) Lire notamment « Le mythe de la passante : de Baudelaire à Mandiargues » de Claude Leroy », Presses universitaires de France, 1999.
Giulio-Enrico Pisani