Giulio-Enrico Pisani vient de publier dans le Zeitung Vum Lëtzebuerger Vollek ce compte-rendu :
Roger Dutailly : « Extrême émonction » (1)
.. avec les compliments posthumes de Saint-John Perse
Comment annoncer – et qu’est-ce qu’un titre sinon une annonce ? – un recueil de poèmes sur l’expulsion de tout ce qu’un homme peut extraire de soi, sans avoir recours à l’impoéticité de termes comme régurgitation, défécation, miction, vomissement, larmoiement ou autres évoquant les rejets de fonctionnement organique ? Comment formuler cette catharsis radicale, mais ayant cette fois trait à l’immatériel, sinon en employant un terme rare, donc peu dérangeant et, de plus, accouplé à un adjectif qui par sa superlativité et son association funèbre lui permet de transcender la simple déjection ? Par l’Extrême émonction, évidemment. Pas si évident que ça, en fait. Après avoir fait le vide en soi, avoir chassé de son esprit tout ce qu’il contenait, tout ce qu’il avait vainement accumulé d’espérances en un énième ciel rêvé, le poète s’accorde, à défaut d’absolution et après émonction, une sorte d’extrême onction et achève son recueil par le troisième panneau de son dernier triptyque en franchissant le « Septième pont vers l’immortalité : J’eusse tant voulu qu’on me mît en terre / auprès des six tertres blancs / le long de la voie de Suzhou à Nanjing ... »
Des regrets ? Pas vraiment, car au-delà des fantasmes du présent et des fantômes du passé, la vie se renouvelle et « Tes mains, bébé, attrapent et font virevolter le fin / et si doux tissu / et sur tes jolis petits pieds tu reprends ton mouvement / accompagné de tes rires sonores / qui tant, alors, apaisèrent mon âme », sont les derniers mots du dernier poème de son recueil. Est-ce la grâce espérée au lieu du coup de grâce attendu ? C’est comme si, après s’être débarrassé de l’incommensurable magma bouillonnant au fond de son subconscient exprimé avec un maximum de vocables de son immense répertoire par tous les pores de sa conscience, Dutailly avait fait exploser son volcan, à l’instar de Saint-John Perse sous l’éclairage de Laurent Fels (2), dans l’éclat des contraires. C’est la guerre du monde extérieur contre l’intérieur et le repli sur soi, l’opposition/symbiose avec la figure de l’Étranger ou alter ego du narrateur et c’est enfin les « frères ennemis » : bruit–silence, plein–vide, féminin–masculin, repos–mouvement, vie–mort.
Aussi hermétique par endroits que Saint-John Perse, Laurent Fels, Paul Mathieu ou José Ensch, Dutailly peut même l’être d’avantage par l’opulence, la recherche et l’unicité de son vocabulaire que par le sous-entendu, le symbole, l’allégorie ou la métaphore. Il est vrai qu’on a parfois l’impression paradoxale que sa prolixité frôle les non-dits de Laurent Fels. (3) Mais cela tient sans doute à l’absence de contrôle que le poète peut exercer sur ses sources intérieures, privant ses geysers – peut-être trop d’un coup – des soupapes de la raison. Ferdinand Stoll relève à juste titre dans son avant-propos combien la poésie dutaillienne est puissante, quasi-prométhéenne, le principe vital y étant (CQFD) en permanence aux prises avec la mort. Pleinement d’accord aussi avec Stoll sur l’importance de la nature, des eaux vives, des rochers, de l’orient et de la musique dans la sensibilité et l’expression du poète. Mais ne nous trompons pas. Tout cela n’est jamais que décor, ambiance, scène, sur laquelle sont régurgitées du jardin (intérieur) des épisodes du passé, où toute transcendance n’est qu’illusion à côté d’une omniprésence quasi-obsédante : la femme.
Appelée « la jeune femme » « elle », « tu », « te », « vous », « votre », « ton », « ta », « belle aux yeux sombres », « source pure », « fleur de réséda » et j’en passe, contenue dans les « nous » « nos » ou « seule », devenant ici « nuée », ailleurs « l’aïeule », parfois même nommée (4), la femme ne quitte à aucun moment le recueil. Tout au plus se retire-t-elle ici ou là derrière le paravent d’un sonnet ombreux, pudique, faussement neutre, parfois bucolique, guette le lecteur, mine de rien, prête à reprendre possession de lui à tout moment, après avoir libéré le poète sous la plume duquel elle s’est métamorphosée en poésie... « Tout comme l’approche de la féminité, qui pour moi reste un mythe, voire un mystère, dont l’âge me délivrera, après en avoir épuisé les douleurs par toutes les ressources de la création poétique », nous confie-t-il en effet. Cependant, là où je ne saurais suivre Stoll, c’est dans l’importance qu’il accorde au sonnet chez Dutailly. Il appert en effet rapidement au lecteur sensible que ses plus beaux poèmes ne sont souvent composés ni en sonnets, ni en rimes libres, ni même en vers. Les nombreux sonnets qui émaillent surtout la première partie de l’ouvrage en sont également – c’est mon opinion et elle n’engage que moi – le maillon faible, bémol d’une construction poétique par ailleurs puissante et éminemment lyrique. Étonnamment, chez ce grand amateur de musique, c’est souvent leur harmonie qui a des ratés. Parfois leurs pieds trébuchent ; les rimes sont plus d’une fois faibles, triviales ou tirées par les cheveux ; ailleurs des mots quelconques blessent l’oeil qui survolait une phrase légère comme mouette frôlant l’onde. C’est surtout le cas au début. À partir de la page 58 une certaine aisance s’installe, l’albatros s’arrache de plus en plus aux plancher des règles établies (5) et culmine en chef-d’oeuvre (pourtant encore un sonnet) page 68 avec « Diaphanéité » et le sublime tercet « De mes fragilités, brisez le camaïeu, / si bien dissimulé sous des traits épineux ; / De mes étonnements soyez la source pure ! » Magnifique, et tellement vrai ! Et pourquoi l’étonnement se bornerait-il, comme le pensaient les philosophes grecs, à être source de science ? Pourquoi ne serait-il pas la poésie et son origine ? (6)
Mais poésie ne signifie pas règles. De plus, outre les règles convenues, le sonnet a des exigences d’esthétique et d’harmonie qui ne peuvent en aucun cas céder au sens profond de l’expression poétique. Si celle-ci ne peut s’en accommoder, tant pis ; il faut l’en libérer. Cependant, certains sonnets dutaillens émergent, purs, très réussis, comme, justement « Diaphanéité ». Le poète n’est pourtant pas à l’abri des rechutes, que je ne vais pas détailler ici et ce d’autant moins qu’ils ne boitent peut-être que dans mon regard et que dans ses poèmes libres, de plus en plus nombreux au fur et mesure que l’on pénètre dans l’eschatologie onirique de ses épanchements, l’auteur s’envole vers des hauteurs dignes des plus grands poètes, laissant loin derrière lui les quelques impairs dus au trop vouloir bien faire.
Trop grande est en effet l’exigence de l’oeuvre pour qu’on lui tienne rigueur de ces quelques faiblesses. Dès le commencement le poète court, trébuche, zigzague, se reprend, sautille, puis retombe, se relève, c’est vrai. Mais enfin il rebondit, s’élevant libre et désinvolte Icare à l’assaut de ce firmament qui deviendra monument, mausolée et, somme toute, sa vision Taj-Mahalienne. Désormais parfaitement à l’aise dans ce firmament aux teintes surréalistes, quasiment libéré des chaînes d’antan, il vole, ici en rase-mottes entre les rochers à la recherche de quelques pulsation chtonienne, ou là, haut parmi les étoiles, qu’il n’a qu’à saisir au passage pour les faire briller dans ses pages.
Voyez donc le premier panneau de « La faim, nous l’appelions amour », où il s’élance avec « Laissez-moi le temps, qu’un hêtre retrouve ses ramures... » puis se voit obligé de « ... contempler mon chagrin / étonnant ses yeux lissés de blanc / larmes de comprendre qu’elle ne pouvait regagner son nid // j’eus oublié ton corps poignardé / par ta main funeste... » et enfin regrette : « Que n’y eus-je accroché mes doigts / durcis à force d’y recueillir des larmes... ». Mais qu’est ce peu de mots, amis lecteurs, à côté d’un merveilleux tout ? Comment en quelques notes et deux accords faire comprendre, apprécier, aimer une symphonie dont chaque vers mobilise un instrument idéal ? Ici le piccolo, là le violoncelle, ailleurs le concert de violons, puis les contrebasses, les timbales, les cuivres, puis la diva, puis tous ensemble... et enfin le finale : « Même la faim m’est devenue l’amour, / la faim de la noire frange d’écume qui tant me fait défaut. »
Né en 1947 à La Comté (Pas-de-Calais) en milieu ouvrier, Roger Dutailly est aujourd’hui retraité de la Fonction publique, ancien président fondateur du Cercle littéraire du Ministère de l’Intérieur et avoue un goût marqué pour la musique baroque, ainsi que pour les voyages. Il a visité la Chine à deux reprises, mais aime surtout l’Europe centrale, dont la région viennoise en Autriche, et fait régulièrement du vélo en région parisienne et dans les montagnes vosgiennes. « ... des collines d’Artois », m’écrit-il « où fut bercée mon enfance solitaire, le goût pour la poésie me vint tant au contact de la nature dans ses plus beaux aspects que dans la fréquentation assidue des oeuvres classiques (...) La découverte des textes étrangers, notamment allemands (Hölderlin en particulier), ne me fut permise que tardivement. » Dutailly a vu éditer en 2005 son recueil de poèmes Élégie d’Èze-Bord-de-Mer aux Éditions Poiêtês ; (7) il publie régulièrement des textes dans la revue Les Cahiers de Poésie aux éditions Joseph Ouaknine et prévoit la sortie de trois nouveaux ouvrages.
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(1) Extrême émonction, Éditions Poiêtês, 226 pages, commander par mail à contact@poesie-web.eu
(2) cf. mon article « Énièmes quêtes de Laurent Fels dans Anabase de Saint-John Perse » dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 13.1.2010. En ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article1995
(3) Extrême émonction serait-il l’anti-La dernière tombe restera ouverte de Laurent Fels ? (présenté dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek - 21.12 .2007)
(4) Notamment là où, grand amateur de musique, Dutailly dédie son poème à une cantatrice comme Montserrat Caballé, Nathalie Stutzmann ou Vivica Genaux.
(5) ... ainsi que des possibles huées des médiocres ?
(6) Maurice Couquiaud : « Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien, et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie fille de l’étonnement, selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte » in L’étonnement poétique : un regard foudroyé.
(7) Voir mon article dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek - 12.11.2005
Giulio-Enrico Pisani
mardi 31 mai 2011