Syndicaliste, notre ami Heikel Ben Mustapha donne ici sa lecture d'universitaire indépendant de l'affaire du niqab.
Les cours ont été suspendus à la fac des Lettres de Manouba. Pourquoi ?
Répondre à cette question est devenu une tâche extrêmement complexe, l’opinion publique s’en étant, désormais, emparée. Il est inutile de relater les faits, parce que tout le monde en a parlé ; je voudrais simplement rappeler comment, dès le début de l’année, a été entretenue cette situation de blocage de certains cours : une fille portant le voile intégral (niqab) se présente dans la salle de cours sans en être empêchée à l’entrée. Une fois en classe, le professeur lui demande de se découvrir le visage. Face au refus de l’étudiante (qui se répètera à chaque fois), le professeur se retire de la salle de classe. Des tentatives de discussion avec les étudiants de la faculté des lettres de Manouba soutenant leur camarade n’ont abouti à aucune avancée vers une résolution du problème et un dialogue de sourds a fini par s’installer opposant deux parties campant dans leurs arguments respectifs
Pour comprendre cette situation, il est nécessaire d’examiner la position des uns et des autres. Les enseignants d’un côté, qui développent principalement deux arguments : un premier d’ordre pédagogique et un second relatif à l’autonomie de l’université ; les sit-inneurs de tous bords de l’autre (leur majorité est inconnue à l’institution !), qui soutiennent que le port du Niqab constitue une obligation religieuse et un des droits fondamentaux de l’homme.
I- les arguments du corps enseignant et du conseil scientifique :
1- l’argument pédagogique : Pour que cet argument soit mieux explicité, il me semble nécessaire de définir en quoi consiste la relation pédagogique à l’Université. Contrairement à ce qu’on peut penser, l’opération pédagogique ne se limite pas à la situation de classe. Elle intègre en fait, successivement, l’inscription, la formation avec la situation de classe qu’elle engage, l’évaluation et les délibérations suivies de la déclaration des résultats.
Qu’il me soit permis de commencer par la fin de l’opération, les délibérations, là où les professeurs, face aux cas de rachat des étudiants dont les moyennes varient entre 9,00 et 9,99, se trouvent devant la nécessité de se prononcer sur un POFIL où sont pris en compte la présence, l’assiduité, le sérieux, l’interaction, l’implication et la participation d’une personne identifiée et identifiable au déroulement du travail collectif, et ce en mettant un NOM sur un VISAGE.
L’on peut se poser ici la question de savoir qui pourrait accorder cette faveur du rachat à quelqu’un dont il ne connaît pas le visage, à un ANONYME ? Personne évidemment. Il est donc légitime de poser que, pour que l’étudiant(e) puisse bénéficier de cet avantage, soit offerte à l’enseignant la possibilité de reconnaître et d’identifier le visage de celui-ci/ celle-ci.
Le deuxième aspect pédagogique retenu par les enseignants dans leur argumentaire contre le port du niqab tient à la question de la transmission ses conditions, ses modalités et son efficience.
Est-il besoin de rappeler, ici, que le temps des cours ex-cathedra, où le professeur prodiguait son savoir du haut de sa chaire dans une indifférence presque totale à son auditoire, est définitivement révolu au profit d’un rapport plus humain fondé sur la communication la plus étroite avec l’apprenant et sur une proximité propice à l’échange et à l’interaction. Cela a été une demande des enseignants, mais également des étudiants qui avaient longtemps souffert de ce vieux rapport vertical qui les isolait de leurs professeurs et les mettait hors de leur portée. Dans le cadre de la nouvelle pédagogie développée dans ce qu’on appelle « cours intégrés », c’est dans les regards des étudiants et en fonction de l’expression de leurs visages que le professeur peut constater si son message est passé ou non. La transmission devient tributaire des capacités de l’enseignant à lire et à décoder les signes que lui renvoient les regards des étudiants, généralement inhibés à verbaliser directement leurs demandes.
Reste alors le troisième volet de l’argumentaire qui touche la question des examens et des problèmes que le niqab peut introduire à ce niveau. « Laissez-nous passer l’examen, et nous ne viendrons pas au cours », nous crie-t-on. « Nous sommes d’accord pour qu’une femme vienne contrôler notre identité, mais nous passerons l’examen avec le voile intégral », ajoutent-ils, par ailleurs ! Mais de quelle vision des études et de la formation universitaire relève une pareille demande !? S’inscrit-on à l’université juste pour passer un examen comme à un concours ou, alors, pour apprendre à réfléchir, à développer et à produire du savoir dans l’ajustement des outils, la confrontation des méthodes et des hypothèses, le débat des idées et l’échange ? Cette réduction du problème posé à la question du droit à l’examen est désolante pédagogiquement comme elle est indéfendable sur le plan éthique. Pourquoi une catégorie d’étudiants aurait-elle le droit de profiter de conditions spéciales susceptibles de leur accorder des avantages dont ne pourront pas bénéficier les autres. C’est là une injustice inadmissible ! A cela s’ajoute une dimension « sécuritaire » non moins négligeable : le port du voile intégral ne permettant pas d’identifier la personne, une usurpation d’identité n’est pas impossible ! Et qu’on ne nous rétorque pas qu’il serait possible qu’une collègue sorte de son cours pour contrôler l’identité de la fille intégralement voilée. Cette proposition est peu courtoise vis-à-vis d’un Docteur ES Lettres, que de le transformer en contrôleur d’identités pour le compte de ses collègues. D’ailleurs, un cas de fraude caractérisée a été constaté à l’Ecole Supérieure de Commerce : une étudiante portant le niqab a usurpé l’identité de sa collègue pour passer l’examen à sa place.
2- l’autonomie de l’université : depuis des années, la gestion de l’université a été l’objet de luttes syndicales continuelles, parce que du temps de Ben Ali, l’université a souffert des improvisations de l’administration centrale qui ne savait que produire des circulaires, et elle n’est pas la seule institution à avoir souffert. Depuis l’ère de la dictature aussi, les facultés ont réussi à arracher l’élection du doyen et des membres du conseil scientifiques. La mission de ce conseil est de réguler l’opération pédagogique dans toutes ses phases. Les décisions prises par le conseil scientifique, en général, en concertation avec le corps enseignant, constituent un règlement intérieur. Mais, dans les textes fondamentaux, le dit conseil, n’est point présenté comme le législateur de la vie universitaire. C’est bien un conseil à caractère consultatif, et cela est vrai ! Or, qu’est-ce que l’adjectif « consultatif » peut signifier ? Cela veut-il dire que ce sont des gens, qui sont élus, pour passer du temps, car toutes les décisions sont prises doivent provenir d’un ministère ? Ou alors est-ce que ces gens, élus, proposent des décisions pédagogiques à l’autorité de tutelle, laquelle valide ou invalide la décision ? Dans la tradition universitaire, c’est le deuxième scénario qui correspond à la situation : le conseil évalue une situation, prend ses décisions en concertation avec le corps enseignant et soumet sa décision à l’autorité de tutelle. Lorsque le ministère ne remet pas en question cette décision au bout d’une semaine, elle se transforme en règlement interne !
« Mais, il y a, sur le même campus, des institutions qui ont géré différemment cette question du voile intégral », objecte-t-on. Et y a-t-il meilleure manifestation de l’autonomie de l’université, dans cette dimension où chaque conseil scientifique évalue la situation de manière libre !?
II- L’argumentation des sit-inneurs : Ainsi que je l’ai souligné plus haut il y a deux arguments centraux avancés par les sit-inneurs : un argument religieux et un argument en rapport avec les aspects juridiques des droits de l’homme. Pour ce qui de l’argument religieux, je pense que c’est aux Ulémas de nous répondre, et n’appartenant pas à ce cercle savant, j’éviterai, par honnêteté intellectuelle, de me hasarder dans ce domaine, bien que je sache, comme tout le monde, que la question est plus que controversée. Reste la question des droits humains. Dans cette logique, nos étudiantes sont présentées comme une minorité dont le droit fondamental aux études est bafoué. Mais, attendons un peu. Je crois savoir que la majorité des Tunisiens est musulmane, or les étudiantes intégralement voilées sont musulmanes avant d’être caractérisées par le port du Niqab, donc elles font partie de la majorité ! La contradiction est lancinante ! Par ailleurs, si on peut être d’accord sur le fait qu’il y a dans ce bas monde des droits de l’homme à respecter et surtout des libertés individuelles à faire valoir, je crains que l’on oublie que nous avons également des devoirs envers la société. Cela est d’autant plus certain qu’il s’agit d’un espace public que partagent des personnes qui peuvent différer de quelque manière que ce soit, et l’université en est un ! Du coup, on est appelé à respecter les normes, qui ne sont pas forcément des lois, mais des normes d’usage régulant l’espace de l’école au sens large du terme.
Les sit-inneurs considèrent que, étant donné qu’un texte de loi interdisant le port du niqab n’existe pas, l’interdire en classe constitue le non respect des droits de l’homme. Je pense que cette vision juridique de la question est peu pertinente, car, il y a là une extrapolation hasardeuse pour ne pas dire dangereuse. D’ailleurs, c’est là que se manifeste l’autonomie de l’université : c’est lorsqu’il y a un vide juridique que les structures élues interviennent pour réguler l’espace public. Aucune règle juridique ne peut réguler un espace comme la classe. Jusque là, dans les pays démocratiques, aucun texte ne dit au professeur s’il faut écrire au tableau ou ne pas écrire : c’est du ressort de la pratique pédagogique ! Aucun texte juridique ne peut exiger du prof de passer entre les rangs ou de rester derrière son bureau, et c’est aussi la pratique pédagogique qui le détermine. Il est inutile de multiplier les exemples. Cette position par trop juriste n’a que des limites devant de tels espaces publics très spécifiques. Du reste, dans les pays dits démocratiques, les Etats-Unis par exemple ou alors la France, il existe des institutions scolaires, où le port d’un uniforme est obligatoire, pour des raisons diverses. Faut-il alors dire que c’est une atteinte aux droits de l’homme, parce que les personnes qui fréquentent ces institutions ne s’habillent pas comme elles veulent !?
Ainsi pouvons-nous constater que les violons ne sont pas vraiment accordés et que l’on mêle, dans cette affaire, le son et le mil. Si, chez les sit-inneurs il y a un sentiment de frustration parce qu’il leur semble qu’il n’y a pas de débat, confondant ici débat et négociation autour de leurs revendications ; il y a chez les enseignants le sentiment que ce mouvement disproportionné, mené par une majorité étrangère à la faculté, est une tentative de plier l’université à des ordres et non un appel au débat. Ce qui peut donc paraître comme une bipolarisation, est en fait le résultat de ce qu’il n’y a pas de problématique commune, celle justement qui unit le prof et l’étudiant. En d’autres termes, la faculté des lettres de Manouba est aujourd’hui en situation critique, parce que les sit-inneurs, étrangers à la faculté, et les professeurs ne parlent pas de la même chose! Pour que nous puissions converger vers la véritable problématique, il faut que cessent d’intervenir tous les corps étrangers à l’institution, afin qu’un débat serein et familial se déclenche entre les étudiants de la faculté et les structures élues et que nous puissions préparer nos étudiants, qui ne sont pas en grève, ni ne s’inscrivent dans ce sit-in, aux examens imminents!
Heikel Ben Mustapha, Universitaire, syndicaliste.