Le zeitung vum Lëtzeburger Vollek publie cet article de Michel Schroeder sur le livre que Giulio-Enrico Pisani et moi-même venons de faire paraître aux éditions Op der Lay. Voici cet article :
Une anthologie de poésie qui ne passera pas inaperçue
Des passantes et des passants, désirer, être désiré(e)
Être d’ici, c’est être également d’ailleurs et, être d’ailleurs
n’est-ce pas aussi être d’ici. Les passantes et les passants sont de partout.
Mais la poésie est-elle passante ou passagère ?
Difficile de répondre à la question, tant on sait que dans le
grand ordre de l’univers, nous sommes si éphémères, nos écrits nous survivant
quelque peu, mais en définitive si peu.
Que dire des relations amoureuses et affectives, prises elles
aussi dans la valse du temps qui passe ?
L’anthologie Des passantes et des passants, désirer, être
désiré(e), admirablement orchestrée par Jalel El Gharbi et Giulio-Enrico Pisani,
publiée aux Editions Op der Lay (opderlay@ pt.lu, /www.opderlay.lu), tente, à sa
manière, de répondre en filigrane à ces graves et pourtant belles questions.
Dans sa préface, mon ami Pierre Schumacher écrit : « En parcourant
cet ouvrage, nous sentons bien que la vie, les amours, les nuages passent sans
laisser de traces, mais que notre enchantement demeure ».
Mais les poètes sont-ils des passants comme les autres, où leurs
amours demeurent-elles inscrites dans les étoiles jusque dans la nuit des temps,
au-delà même des galaxies, échappant jusqu’aux fameux trous noirs ?
Enfant, vers 9 ans environ, lorsque j’ai commis mes premiers
poèmes, afin de crier ce qui me broyait inexorablement, j’étais nourri d’une foi
prodigieuse : que grâce à ma poésie on saurait enfin ce que je subissais et que
grâce à ma poésie, mon nom resterait gravé à jamais dans une sorte de
gigantesque bibliothèque intersidérale.
Raymond Schaack dans l’article qu’il a consacré à l’anthologie qui
nous intéresse ici, conclut par : Le poème s’oublie, la poésie reste ! Au fil de
cet ouvrage, nous pouvons lire des textes et des extraits de textes, entre
autres, d’André Schmitz, Pierre de Ronsard, Eugène Fromentin, Marcel Proust,
Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Charles Bukowski, Charles Trenet, Victor Hugo,
Emile Nelligan, Albert Dreux, Alain Madeleine-Perdrillat, Edmond Dune, Rainer
Maria Rilke, Béatrice Libert, Emile Verhaeren, Odilon-Jean Périer, Barbara,
Georges Moustaki, Nimâ Youshidj, Patricia Guenot, Nazim Hikmet, Romain Rolland,
Paul-Jean Toulet, Gustave Flaubert, Sanford Fraser, Nada Leil, Georges Malkine,
André Breton, Jacques Prévert, Wadih Saadeh, ainsi que plusieurs dizaines
d’autres, dont la charge poétique est aussi forte, énigmatique, fantastique,
inspirée que ceux dont j’ai cité les noms.
L’anthologie est articulée autour de 4 axes : « Tous passants » ;
« Les passantes furtives » ; « Passants et Passantes surréalistes » ; « Celles
et ceux dont on se passerait bien ».
Impossible de vous donner à lire des textes ou des extraits de
textes de tous les auteurs qui figurent dans cet ouvrage, probablement pour
cette raison ai-je la conviction, que mon choix, de vous proposer des poèmes ou
extraits de textes en prose, d’auteurs de chez nous est la bonne : Edmond Dune,
Giulio-Enrico Pisani, Pierre Schumacher, ainsi que du chef d’orchestre Jalel El
Gharbi.
Edmond Dune
Né à Athus, dans la zone de trijonction des nations française,
belge et luxembourgeoise, le baroudeur – légion étrangère, résistance, croix de
fer – et écrivain prolixe, poète et auteur dramatique luxembourgeois Edmond Dune
synthétise à lui seul tout à la fois l’unité et la meurtrissure d’une Grande
Région déchirée par d’aberrantes frontières. Plutôt que sempiternelle pomme de
discorde, pour lui agora culturel, où se croisent et s’entrelacent les grandes
voies, les paisibles artères et les modestes passages de la civilisation. Peu
indulgent pour l’individu, il a foi en l’Homme.
Pour Edmond Dune, la rue passante est un prétexte à une lecture
des signes de la diversité, de la différence. Voir autant de particularités
défilant sans interruption suscite enchantement et émerveillement. Les passants
se déclinant à l’envi sous le regard du poète, en tout cas de l’instance ici
désignée par le pronom « il » et sous le regard froid de la fatalité, de
l’inéluctable présent sous un monde euphémique au dernier vers.
Le Centre de la ville *
Il regarde passer d’un œil aigu secret Les bonheurs les bijoux les
nuques parfumées Les pâleurs les courroux les lèvres desséchées Les douceurs les
genoux les paupières baissées Les rôdeurs pleins de poux les âmes harassées Les
chercheurs d’amour fou les jambes flagellées Les voleurs les pioupious les têtes
condamnées Les penseurs les marlous les prêtresses damnées. Ils passent bien
comptés à pas pressés à pas comptés Leur visage porté à hauteur d’homme Mais lui
le figé dans le cristal du jour Le simple et le caché, l’ouvert et le fermé Le
regarde passer ce peuple d’os et d’ombres Bénévoles passants qui jouent graves
leur jeu Avec la fatale sérénité des astres dans le ciel. (*) Tiré du recueil
Oeuvres Poétiques, Editions Phi, Differdange, 2011 (www.phi.lu).
Giulio-Enrico Pisani
L’auteur dit, chante, exprime la passante par excellence, celle
qui est destinée à le rester, à ne jamais cesser de passer, autorisant de la
sorte toutes les fougues : Sœur inconnue * Toi la passante, dont le chemin, Jour
après jour, toujours le même, Croise ma route, certes, en vain, Depuis trente
ans, inconnue, je t’aime.
De ton sourire - c’est tout ce que j’ai - Les frôlements distants
je chéris. Tu es comme une sœur, mais un jour, qui sait, Dans l’au-delà ou au
paradis L’amour que nous n’avons pas fait Vêtu d’inceste nous sera permis. (*)
Tiré du recueil Amours d’un soir de septembre / Spätseptemberabendliebe
(Editions Schortgen, Esch-sur-Alzette, 1996)
Pierre Schumacher
Chez l’écrivain luxembourgeois Pierre Schumacher, la poésie sourd
comme parfum volatil - quasi clandestin - de son contenant secoué entre les
coffres de l’écrivain, du philosophe, de l’architecte, du peintre et de
l’illustrateur, comme entassées dans un porte-bagages du transsibérien.
Comment ne pas penser ici à Blaise Cendrars en lisant ce voyageur
au regard aussi attentif que perpétuellement émerveillé du monde ? Pierre
Schumacher a publié en 2005, aux Editions Saint-Paul (www.editions.lu) Quand
deux trains se croisent et en 2010 un journal, La Quatrième saison.
À la rue, le poète substitue le quai d’une gare où l’on ne fait
que partir. La passante se décline ici en voyageuse, sans doute littéralement et
dans tous les sens (pour reprendre l’injonction rimbaldienne). Le poème se
termine sur la Détresse. Tout finit en détresse. À la réflexion, ce n’est pas la
passante qui est furtive, mais la vie.
Blonde, beige et sans bagages* Le quai d’une gare ressemble à une
allée. Le vent y chasse Les feuilles.
Les gens sont pressés avides de travail de se reconnaître dans cet
ouragan humain.
Une femme surgit blonde, beige et sans bagages portée par la foule
aspirée par les escaliers du quai 10 AB Des dessertes anonymes engloutissent la
foule famélique.
Un TGV désolé s’enfonce immobile dans les triages. Une chose est
certaine tu seras là. Un transsibérien s’enfonce en moi, Un martèlement dans la
nuit, Un dérèglement des sens (coïtus interruptus en gare de Bettembourg).
Les gens courent Wagon-lit Échauffé.
Je n’ai, dit-elle, de toi que détresse. (*) Tiré du journal La
quatrième saison (chez l’auteur : Tél : 45.28.26)
Jalel El Gharbi
Les vers d’El Gharbi nous découvrent une autre cruauté, celle du
multimillénaire fatum méditerranéen. Tout chez El Gharbi est dans le raffinement
et la complexité du métaphorique. Avec lui nous naviguons entre les houles
martelées d’Aboul Ala Al-Maari, et les vastitudes tempétueuses des « Mille et
une Nuits » dans le vent des questionnements récurrents sur sa raison d’être et
sur ses rapports métaphysiques avec la nature, le monde, l’univers ou ce Dieu,
qu’on appellera comme on voudra.
Tâ*
Je n’aurais retenu que Tariq La route. J’aurais passé mon temps À
tracer un tariq qui va de Rome À Damas, Si près de la fontaine nawphara Qui
vient de ninawphar Qui a donné nénuphar Il y avait la passante Si sombre en sa
beauté Rachid al-Hallaaq Abû Shâdî, Le dernier conteur de Damas Ne pouvait pas
savoir que la passante avait pris mon âme Comment trouver un tariq de la plaine
de Kairouan Vers la cité lointaine En passant par les rives d’un fleuve Qui
coule en moi J’aurais promené ma soif de Tariq Sur les routes de ce que je n’ai
pu apprendre
(*) Tiré du recueil Prière du vieux maître soufi le lendemain de
la fête. (Editions du Cygne 4, rue de Vulpian F- 75013 Paris Tél. : 00
33-1-55.43.83.92)
Revenons aux initiateurs et chefs d’orchestre de cette savoureuse
anthologie. Jalel El Gharbi, universitaire tunisien, surfe sur les cultures les
plus diverses dans un grand mouvement fraternel. Je me souviens des articles que
j’avais consacré à deux de ses publications, José Ensch, glossaire d’une œuvre,
publié par l’Institut Grand-Ducal, Nous sommes tous des Migrants, Editions
Schortgen. Giulio-Enrico Pisani, dont vous pouvez lire de façon régulière les
présentations d’expositions dans les colonnes de votre « Zeitung vum
Lëtzebuerger Vollek », est un auteur et poète haut en couleurs, marqué par son
parcours européen intéressant. Il a vu la lumière du jour à Rome, en 1943. En
1951, il part pour la Suisse avec ses parents, puis ses terres d’accueil seront
la Belgique, l’Allemagne et le Luxembourg. On se souviendra de sa contribution
exemplaire à l’ouvrage Nous sommes tous des migrants (Voir mon article publié en
date du vendredi 10 juillet 2009 en page 2 du « Zeitung » sous le titre
Giulio-Enrico Pisani et ses ami(e)s mènent une guerre impitoyable contre la
fasciste Forteresse Europe : ne sommes-nous pas tous des migrants ?), ainsi que
de son livre Charles Marx, un héros luxembourgeois, publié aux Editions du
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek.
L’anthologie Des passantes et des passants, désirer, être
désiré(e), est illustrée par Carole Melmoux. Les peintures de cette artiste sont
inspirées par le réel, le souvenir et l’imaginaire. Ses œuvres sont, pour la
plupart, de véritables échanges avec des poètes, des clins d’œil à des
poètes.
J’ai bien envie de conclure cette chronique, par des vers de
Pisani : Toute mon existence sera faite d’occasions manquées douloureuses...
sans regret, car, ma foi, rien n’est plus joli qu’un papillon envolé.
Michel Schroeder
jeudi 14 février 2013
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