Une date charnière : le 6 février, jour de l’exécution de Chokri
Belaïd. Il se savait traqué ; on le savait menacé, mais personne ne
pensait que ses ennemis iraient plus loin que Ben Ali, qui se contentait d’intimider
et tout au plus d’infliger une bastonnade aux opposants les plus récalcitrants.
Or il est impossible que les Tunisiens acceptent que l’on aille plus loin que
Ben Ali. Aujourd’hui, démasquer les commanditaires ne répond pas à un besoin de
vengeance. C’est la condition sine qua non pour que le meurtre de Belaïd
demeure un acte isolé et qu’il n’y ait pas de récidive. La peur est réelle dans
les milieux des démocrates. Des présomptions pèsent sur des islamistes ayant
infiltré le ministère de l’Intérieur. Du côté des islamistes, on s’en défend et
on incrimine tout le monde. Il s'agit d'accusations farfelues qui frisent le ridicule et ne méritent
pas d’être mentionnées (Nida Tounès, les caciques du RCD, la France, Israël, la
gauche, les USA…)
Même si l’on imputait cet assassinat aux Martiens, la responsabilité politique
de Nahdha n’en est pas moins établie : c’est elle qui, au nom de la
liberté, a encouragé les salafistes et
en a fait des alliés jouissant d’une impunité totale. C’est elle qui a incité à
l’islamisation (entendez la wahabisation) de la société et qui a diabolisé les
opposants, tantôt « des caciques du régime de Ben Ali », tantôt des « orphelins
de la France » (sic). Des prédicateurs sont venus nous apprendre la
nécessité de l’excision, du mariage précoce, de la polygamie et autres hérésies
prônées par les « savants ». Les monarchies du Golfe semblent ne pas
vouloir d’une démocratie en Tunisie qui pourrait contaminer leurs pays.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’assassinat de Belaïd. En l’occurrence,
il convient de ne pas tenir compte du principe « à qui profite le crime ? ».
Celui qui en tire profit, ce n’est pas le commanditaire mais la victime.
Aujourd’hui, les Tunisiens découvrent le visage de cette gauche qu’ils n’ont
jamais bien connue. Aujourd’hui, les démocrates sont unis, plus forts.
Seule l’instruction pourra dire qui a commandité ce crime : un
complot tramé depuis l’étranger ? L’aile salafiste de Nahdha ? Ou des
Martiens ?
Les balles qui ont tué Belaïd sont désormais une bombe au sein du parti
Nahdha qui ne peut plus ignorer les contradictions qui la traversent. Ces
contradictions auraient dû éclater dès l’accession de ce parti au pouvoir et
surtout depuis la création de la troïka. Il n’y a aucune raison pour que ce
parti échappe au sort connu par ses alliés : Ettakatol qui s’est effrité
et le CPR devenu un appendice ridicule de Nahdha. Mr Ghanouchi ne peut plus
continuer à étouffer ces contradictions ni continuer à afficher un visage de
démocrate tout en appuyant en catimini les salafistes. Il y va de la pérennité
de l’Etat tunisien. Or cet Etat prouve encore une fois sa force et surtout son
aptitude à faire les hommes d’Etat. Car ce sont les Etats qui font les hommes
et non l’inverse. Le nouvel homme d’Etat se nomme Hamadi Jebali. Il a le
soutien de l’opposition et vraisemblablement des institutions qui comptent dans
le pays : l’UGTT, l’armée. Cette dernière est aussi muette qu’éloquente. Il
n’ y a absolument rien qui indique qu’elle
a pris fait et cause pour le Premier ministre et pourtant cela semble certain.
Il est impensable qu’elle n’ait pas une dent contre les extrémistes religieux. Elle
a dû les affronter à plusieurs reprises. Par ailleurs, cette armée républicaine
n’accepte pas la présence de milices ni d’aucun autre corps armé dans le pays.
Mieux encore, elle ne peut pas tolérer qu’on brandisse un autre drapeau en
Tunisie, fût-ce celui d’un présumé califat.
Aujourd’hui, la question est de savoir si l’aile dure de Nahda, celle de
Mr Ghanouchi, l’emportera. Nahdha doit comprendre que les purges auxquelles
elle a appelé doivent avoir lieu dans ses propres rangs avant tout. Elle doit
accepter que ses « faucons » aillent rejoindre les salafistes, c’est-à-dire
qu’ils quittent les sphères du pouvoir. Car
il n’y a plus de place pour des ministres comme Mr Khadimi ou Ben Salem, pitoyables
incarnations de l’incompétence. Il n’y a plus de place non plus pour les
ambitieux du CPR, jadis parti militant devenu aujourd’hui un club d’ambitieux
le plus souvent arrogants et autosuffisants. On n’en voudrait pour exemple que
ce ministre, ancien réfugié au Soudan !!!, déclarant que la décision de
mettre en place un gouvernement de technocrates mettait en péril les acquis de
la révolution (on pourrait en parler des acquis de la révolution !).
Finissons tout de même par évoquer l’attitude emblématique de Mr Marzouki avec
ce populisme qui lui fait refuser de mettre une cravate (il en mettait
pourtant), mais ne l’empêche pas de toucher 30 000 dinars dans un contexte
de crise et de paupérisation générale. Nous ne devrions peut-être pas nous
attarder sur le CPR, qui du reste n’a plus aucune popularité ni aucun avenir. L’histoire
l’a déjà laissé en rade. Elle laissera en rade tous ceux qui veulent nous
imposer le modèle wahabite, le crime comme mode de gouvernance. Tous ceux qui
ne nous connaissent pas.
3 commentaires:
Après lecture de ce post très intéressant, je voudrais dire ceci :
- Concernant l'armée: elle est restée depuis l'indépendance en dehors du jeu politique, et elle le restera tant qu'il n'y a pas de guerre civile ouverte. J'ai été inquiet le jour où j'ai vu le chef des Armées tunisiennes, en tenue militaire, haranguer les foules à la Kasbah. Il n'y a pas eu une seconde manifestation de ce genre, et c'est tant mieux. Faut-il rappeler que la guerre civile en Algérie est due, en grande partie, à l'implication de l'armée dans le système politique du pays.
- Les salafistes éviteront la guerre civile, uniquement pour ne pas subir le revers d'une aventure qui a montré ses limites ailleurs (le FIS n'est pas sorti victorieux). Ils continueront, cependant, à utiliser la violence pour imposer l'islamisation, tant qu'ils ne sont pas inquiétés par le pouvoir. Ils ont, donc, tout intérêt à soutenir un gouvernement aux couleurs d'Ennhdha qui leur sert de bouclier.
- L'UGTT est, depuis quelques mois, dans une position bancale. Ennahdha agite la menace de la création d'un nouveau syndicat placé sous le pavillon des islamistes, qui gérera le marché de l'emploi et vampirisera L'UGTT. La centrale syndicale risque ainsi de perdre son rôle historique; elle doit tenir compte de cette menace et ménager la chèvre et le chou.
- La création d'un gouvernement de technocrates est peut-être satisfaisant - ''intellectuellement'' et politiquement - pour l'opposition et les anti-Ennahdha. Mais il est loin d'être la panacée. Je dirais même qu'il aggravera la situation économique et sociale du pays. Il n'aura pas le soutien des partis majoritaires et, selon Jabali, il n'aura pour charge que d'expédier les affaires courantes comme c'était le cas sous l'avant dernier gouvernement. On reculera plus vite ou au mieux on pédalera dans...le couscous. On a, en fait, le choix entre la peste ou le choléra !
- Enfin, je pense depuis toujours, qu'il n'y a pas un islam modéré tolérant et un islam dur intolérant. L'islam (comme toute religion, d'ailleurs...) est dur dés qu'il quitte la sphère privée, et c'est intolérable. Comme je ne pense pas que Ennahdha, qui a pour vocation d'islamiser les lois (la constitution en préparation en sera le meilleur allié) peut se passer de ses faucons. La théorie de Marzouki qui veut nous vendre un parti islamiste dans un emballage démocratique est une vue de l'esprit ou une tromperie.
une lecture très subtile du paysage politique tunisien et un pari sur l'habilié du premier ministre et sur sa capacité à pouvoir redorer son blason et rétablir l’image brouillée de cette Tunisie légendaire, et cela est peut-être en train de se réaliser.
Pardon: "Une lecture ...et un pari sur l'habileté..."
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