Alain Guérin :
Les Dits du meunier
Plus j’essaie de pénétrer le mystère
de ce petit livre d’églogues, comme les appelle non sans malice l’auteur, plus
je me sens un intrus. Plus j’essaie par
là d’accéder à l’âme de celui qui retrouve le chant du poète après avoir
longtemps raconté celui des partisans et exploré les glaces troubles qui
suivirent, plus je me sens un intrus.
Intrus dans un monde à l’intimité ouverte, mais envolée, auquel ont
participé avec Alain Guérin Jacques Roubaud, Suzanne Lipinska,(1) Georges
Perec, Charles Dobzynski et autres Maurice Pons! «...ces jeunes poètes qui gravitèrent
pendant une période variable autour de l’astre Aragon», dont parle Edmond
Gilles.(2)
Alain Guérin est né comme son ami
Jacques Roubaud et comme Fernando Arrabal sept ans avant l’inauguration de la
plus grande boucherie du 20e siècle.
En 1950, il est secrétaire général du Groupe des Jeunes Poètes auprès du
CNE. Un petit lustre après la fin de
l’hécatombe... «L’auteur avait seize
ans et huit mois lorsque est paru son premier poème dans Les Lettres
françaises; quelques autres ont suivi, notamment chez Pierre Seghers... avant
un assez long silence... Il a été journaliste professionnel
pendant quarante-trois ans et huit mois.
Simultanément et ensuite, il a publié plusieurs documentaires sur les
espionnages soviétique, allemand et américain ainsi qu’une large chronique de la Résistance française
pendant la Seconde
Guerre mondiale», précise-t-on chez son éditeur, au Temps
des Cerises, chez qui Guérin fait en 2003 son retour sur la scène poétique avec
«Cosmos brasero». Des élégies?
Lui aura-t-il donc fallu près d’un
demi siècle de journalisme, d’analyse et de récit historique, de guerres
chaudes et froides, de prosaïques réalités pour revenir à ses premières amours? Poésie, oui, mais crépusculaire cette fois,
désabusée peut-être, amère certainement.
Douloureuse introspection et constat du piètre produit de tant de
combats, de sacrifices et d’espérance?
Des Dits! Qu’en dit le Moulin
d’Andé? Alain Guérin comprend-il
aujourd’hui que tout recommence, sous d’autres meules, car les moulins ont
changé? Les meules n’en restent pas
moins meurtrières... quoiqu’elles moulent surtout ailleurs, enfin, pour
l’heure, et gris finance plutôt que feldgrau.
Réalise-t-il que le récit, la prose, la raison ne suffisent plus à faire
comprendre que la barbarie est derechef ante portas? Songe-t-il à invoquer une fois de plus les
multitudes combattantes qui chantèrent après Anna Marly, Joseph Kessel, Maurice
Druon et Germaine Sablon: «Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos
plaines? / Ami, entends-tu le chant lourd du pays qu’on enchaîne?»(3)
Je n’ai hélas pas lu ses élégies de
«Cosmos brasero», aussi ne puis-je dire, amis lecteurs, s’il y a une
progression dans l’écoeurement du vieux meunier, dont les meules semblent
vouloir broyer tout ce qui fut. Dans
l’espoir de pulvériser ce qui est, et, peut-être, de donner une chance – mais y
croit-il vraiment? Là est la question – aux nouvelles générations? «A las cinco de la tarde. / Eran las cinco
en punto de la tarde», martèlerait ici Federico Garcia Lorca, qui est mort,
lui, trop jeune pour avoir cessé d’y croire.
Mais les cinq heures sont du passé, et le soir fort avancé. Pour Alain Guérin il n’est de salut que dans
les heures sup’. Alors il grave son «Meunier
ne suis que... » furax. Il
broie, écrase à coups de meules octosyllabiques cent cinquante-trois pages de
son rythme répétitif, lancinant comme le chant des partisans, comme La Cogida y la Muerte, comme le Boléro de
Ravel, comme The Wall de Pink Floyd, comme «Tout va pour le mieux» de Virago. Certes, le temps des «Dits du Meunier» est
tout autre. Question de masse. On ne broie pas avec une meule en pierre dure
comme avec des instruments, hard rock ou pas.
Mais... églogues? Tu parles! Où en est-on, si même ses amis se laissent
prendre à la signification apparente des mots, sans en percevoir la mordante
ironie, l’anticathode, le virulent «Tout va très bien, Madame la Marquise»? Loin, très loin des églogues, petits poèmes
pastoraux que leur niaise hypocrisie fit tomber en désuétude, les poèmes de
Guérin mériteraient d’être accompagnés non pas par une bucolique flûte de pan,
mais par toute la sinistre puissance d’un orchestre berliozien.
Bon, on n’en est peut-être pas encore
au «Toi qui entre ici oublie toute espérance» de Dante, et son ami Charles
Dobzynski n’a sans doute pas tort de n’y voir pas que du noir. Écoutons donc, ou plutôt, lisons un extrait
de sa préface aux «... Dits du meunier», préface qu’il intitule tout de même –
soit dit en passant – «Au bout du noir» ! «C’est la beauté du livre d’Alain
Guérin que de nous donner à voir, sans aucune réticence et avec le souci d’un
examen multiforme, l’ubac de sa personnalité. La face sombre du miroir n’en
reflète pas moins les étoiles, les soleils noirs et la dimension vertigineuse
et embrasée du cosmos que sa face claire.
La métaphore de la meule commande entièrement Les Dits du meunier. Elle
équivaut à celle d’Esope pour la langue. Réglée comme une machine d’opéra, la
meule détruit le matériau qu’on lui fournit, à commencer par celui de la
mémoire.»
Ceci n’est qu’un extrait, bien sûr, et
je ne saurais trop vous recommander de la lire entièrement, cette préface,
autrement plus instructive que ma pauvre présentation toute intuition et coup
de coeur. Je vous donne mon sentiment
sur le livre, certes, mais pour ce qui est de l’analyse, des techniques
littéraires et du savoir-faire de l’auteur, autant se fier à Dobzynski. Certes, en deux points au moins, je ne peux
le suivre. Il ne s’agit cependant que de
divergences mineures qui ne m’empêchent nullement de tirer mon chapeau au vieux
camarade du poète pour son remarquable exposé.(4) Mais revenons en, justement, à l’auteur, ou
plutôt à ses anti-églogues. Il est vrai
que le côté tragique – à mon avis sous-estimé par Dobzynski – de l’oeuvre
n’exclut pas l’humour. Aussi, après un
accès de rage villonienne contre la
Justice dans le 21e Dit, il veut le 22e
plus rieur: «Meunier ne suis que de mes juges / Car je hais la magistrature
/ Condamnant comme elle respire / Et relaxant comme elle expire / Au nom de qui
au nom de quoi / La meule mise en examen / Le fut pour abus de farine / Puis
vint l’interdiction de moudre / Un avocat évanescent / Sauva néanmoins le
moulin / Jurisprudence du miracle / ...» Ainsi cogne Guérin, le meunier,
page 46.
Dommage que Georges Brassens ne soit
plus là pour nous chanter ça sur sa guitare!
Enfin, tant pis, de toute façon, pour moi, c’est comme si, et, autant en
profiter, car l’auteur devient vite moins folichon. C’est dans la troisième partie, «Églogues de
moi-même» que Guérin commence à vraiment se broyer lui-même. Le poète étant le meunier, les meules
refusent, bien entendu, ce qui oblige Guérin à chercher un compromis dans
l’autodestruction, ou une alternative.
Son humour, pour le peu qui en reste, en devient franchement décapant,
voir macabre. Puis viennent les
«Églogues de la peur» notamment avec les Dits de la panique, de l’angoisse, de
la honte, du malheur, des spasmes, où il semble toucher le fond du
gouffre. Plus loin encore, ses
«Diaboliques églogues», elles, pourraient pourtant témoigner d’une combativité
renouvelée. Mais ses doutes persistent. La course doit continuer. Mais à qui passer le témoin? «... / Me voici donc qui reste là / Avec
ma vie entre mes bras / Ne sachant vraiment pas qu’en faire / De cette vie
toute moulue.» s’interroge-t-il dans «Le cent quinzième Dit». Quant à son tout dernier «Dit», il a un petit
parfum socratique, auquel je préférerais une fin plus combative. Bah!
Acceptons ce petit chef d’oeuvre tel qu’il est et pour ce qu’il est,
sans aller trop chercher minuit à dix-sept heures. Il n’y a en effet ni moulin, ni meules ni
auditeurs dans le désert de la pensée unique, où le meunier pourrait vouloir
clamer ses Dits…(6).
1)
Suzanne
Lipinska: égérie et présidente du Moulin d’Andé, ancien moulin de Normandie
(Eure) devenu haut lieu culturel, par lequel ont passé Alain Guérin, Jean
Massin, Jean Lacouture, Pierre Mendès-France, Siné, René Depestre, Richard
Wright, Andrée Chédid, J.-B. Pontalis, Miguel Angel Asturias, Armand Gatti,
Edgar Morin, Jeanne Moreau, Rezvani, Oskar Werner, Henri Pichette, Jacques
Roubaud, Maurice et A.-M. Le Gall, François Truffaut, Jean-Louis Trintignant,
Romy Schneider, Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau, Maurice Pons, Hyman Yanowitz,
Georges Perec, Noël Favrelière et tant d’autres.
2)
Extrait
de l’Huma, «Du souffle sur les braises», article d’Edmond Gilles sur «Cosmos
Brasero» recueil d’élégies (à peine aussi élégiaques, semble-t-il, que les présentes
églogues sont des églogues). à lire sub www.humanite.fr/journal/2003-01-02/2003-01-02-217523
3)
Certes,
aujourd’hui, ces 2 premiers vers du Chant des Partisans devraient plutôt
être chantés avec «des pays», au pluriel donc. L’histoire se répète souvent, mais les
corbeaux changent, et il arrive que des héros de la veille se mettent à
coasser.
4)
Poète
lui-même, journaliste, rédacteur des «Lettres françaises» sous la direction
d'Aragon, puis rédacteur en chef de la revue «Europe» et de «Faites entrer
l’infini», Charles Dobzynski a publié un
grand nombre de recueils. En 1992 il
reçoit le prix Max Jacob pour «La vie est un orchestre».
5)
«L’Ange
et l’espion», recueil de fables, illustré+préfacé par Wolinski et Jacques Vergès, à paraître
aux éditions Le Temps des Cerises.
Giulio-Enrico
Pisani
Zeitung vum
Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23 mai
2006