samedi 20 juillet 2013

Extrait de l'autobiographie inédite de Giulio-Enrico Pisani (1)

Extrait de L’Altéritude, Roman inédit de Giulio-Enrico Pisani

… une malformation rénale grave m'envoya peu après mon quatorzième anniversaire pour plus d’une année en clinique, où ce grand urologue qu’était le professeur Mingers me sauva la mise en six opérations avec son extraordinaire équipe et où le milieu hospitalier me nettoya du même coup la tête de maintes fariboles.  C'est en effet derrière les hauts murs de la clinique Edith Cavell que me rattrapa l’«humain» de la Via Farnese et que je commençai à en saisir bon nombre des tragiques implications.
*
 Une pince d'acier - enfin, avec un peu de peau autour, mais pas des masses - me saisit à la nuque.  Un étau.

- Espèce de petit vaurien ! cria Mademoiselle Kennis, l'infirmière en chef, hors d'elle, et m'arracha littéralement de ma chaise.

Les mutualistes, des durs de toutes les classes d'âge, généralement hospitalisés à cause d'accidents de travail, souriaient ou grimaçaient, gênés. Leur doyen – et le plus fort en gueule du même coup – laissa toutefois échapper un grognement désapprobateur et bougonna : "Ghottverdomme! Laisseye donc la cheun'homm' jouer ! Y'a pad'mal, tsé!"  Mais on n'est pas infirmière en chef à vingt-huit ans, et dans la clinique d'une école d'infirmières à l’ancienne de surcroît, sans poigne ni répondant à revendre.  Parce que du répondant, elle en avait, la demoiselle Kennis: en mâchoires, en muscles et en caractère.
Nullement impressionnée en effet par l'algarade du vieil ouvrier, elle me tint un instant suspendu en l’air au-dessus de la chaise (après trois opérations j'étais maigre à faire peur et léger en conséquence) et me traîna comme un paquet de linge sale hors de ce lieu de perdition.

Les jours suivants, j'eus droit à toute une kyrielle de sermons.  Mère pleurait et me parlait des nombreuses privations qu'elle et ma soeur enduraient, pour que je puisse être soigné dans une clinique privée, dans un milieu "convenable".  Et le Franciscain de la communauté italienne, le père Barnabé, qui avait eu trois semaines auparavant le mauvais goût de me donner l'extrême onction, me reprocha, à travers les restes alimentaires pris dans sa gargantuesque barbe noire, mon mauvais comportement.  Il dit que je devais me montrer digne de la clémence divine, et que mes fréquentations devaient m'élever et non me rabaisser.  Sûr!  Pour lui, tous ceux de la classe ouvrière étaient des communistes et, par conséquent, des mécréants.  La seule réaction qui me troubla, fut celle de Colette Hubrecht, la sous-chef de service, que j'idolâtrais autant que je détestais mademoiselle Kennis, lorsqu’elle versa à son tour une petite larme sur ma mauvaise nature.  Elle m'arracha aussi la promesse (doigts croisés derrière le dos) de ne plus aller jouer au whist avec ces types vulgaires de la mutuelle.  Il me semble encore l’entendre: «Ils ne sont pas méchants, comprends­-moi bien, mais ils ne sont pas de ton monde».  Ni du tien, me dis-je, in petto, avec ton teint bébé Cadum et tes mains manucurées, si douces sur ma peau, malgré la merde et la sanie que tu manipules tous les jours.  Je ne pouvais pas lui faire de la peine.  D'autant moins que ça m'aurait gâché la masturbation nocturne que déclenchait l'évocation de sa bouche pulpeuse et de ses roberts, ainsi que de ses ongles que j’imaginais me griffer lorsqu'elle changeait mes pansements.


Etrangement, le professeur Mingers, mon chirurgien et sauveur, ne dit rien, enfin... presque rien.  Il se contenta de sourire du récit de mes frasques, que mademoiselle Kennis lui rapporta en ma présence, et obtint tout de même de moi la promesse (encore une) assez vague, d'être un garçon obéissant et de ne pas faire de la peine aux infirmières.  Mais à quatorze ans les promesses n'ont guère les jambes plus longues que les mensonges et trois jours plus tard je trônais de nouveau, benjamin avide d'encanaillement, parmi les "camarades" du cinquième étage, jurais comme un charretier et jouais... au whist.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Impatiente de lire la suite, toujours aussi friande des écrits de Giulio et de ce blog


Isabelle

giulio a dit…

Heureux que ça vous plaise, Isabelle. Jalel ne tardera dans doute pas à mettre la suite en ligne.

Conc. mon allusion au 1er paragraphe sur "... l’«humain» de la Via Farnese", vous pouvez en lire les tenants sur la page du 29 avril 2012 de ce blog...

Anonyme a dit…

Merci beaucoup, Giulio, je ne manquerai pas de lire l'un et l'autre avec grand plaisir.

Isabelle