mardi 10 septembre 2013

De la traduction par Giulio-Enrico Pisani

Soyons tous des traducteurs

Padiamenopé, chef des prêtres-lecteurs. Thèbes. Tombe 33. VIIeme siècle a J.C

Qui ne connaît pas le bon mot italien «Traduttore =Traditore»,  qui stigmatise la traîtrise ou, pour le moins, le manque de fiabilité des traducteurs!?  Le ton est à la plaisanterie, bien sûr.  On les connaît en fait très peu et très mal, ces innombrables bâtisseurs de ponts entre les gens et les cultures.  Discrets et, la plupart du temps anonymes de fait, rares sont ceux qu ont abusé de leur position d’intermédiaires obligés.  En règle générale, le profane qui leur confie son texte doit et peut leur apporter la confiance du tétraplégique à son infirmière.  Totale!  A-t-il d’ailleurs le choix?  Les malentendus graves imputables à des erreurs de traduction ne sont par ailleurs guère plus nombreux que ceux pouvant surgir entre interlocuteurs ou correspondants de même langue.  De leur côté, ceux-ci seraient bien inspirés de se voir d’une certaine manière eux-mêmes comme traducteurs.  Car toute pensée, même formulée et entendue dans une seule langue, exige une sorte de traduction entre sa formulation (expression) et sa perception (réception), deux aspects essentiels, complémentaires, mais très différents, voire parfois opposés, de la communication humaine.

Mais revenons à la traduction, disons, «normale», entre deux langues.  On est loin de la sinécure.  C’est que chaque langage a son propre génie, et ses locuteurs nagent depuis des générations dans de eaux à nulles autres pareilles.  La majorité des expressions idiomatiques n’ont pas d’équivalent précis hors de leurs frontières linguistiques ou vernaculaires.  J’en connais plein des mots, des tournures, des locutions italiennes, anglaises, espagnoles ou allemandes intraduisibles en français et réciproquement.  D’autre part, bien d’expressions, de mots, de termes se sont maintenus dans une langue et ont disparu de l’autre. 

Considérons par exemple la «casualité»,(1) dont Johannes Erich Heyde constate la dépréciation dans son fameux «Die Entwertung der Kasualität».  Voilà un terme désignant un principe primordial qui a disparu en français de la majorité des livres et dictionnaires,(2) lorsque l’allemand «Kasualität», l’anglais «casualty», l’Italien «casualitá» ou l’espagnol «casualitad» sont d’un usage courant.  Un comble au pays de Blaise Pascal, le découvreur des probabilités!  «Bof», dira le Français.  «Est-ce donc si grave?  Si un mot tombe en désuétude chez nous, c’est qu’on en ressent plus le besoin».  Oui, mais quand il n’existe plus aucun équivalent, il y a appauvrissement de la langue.  Que fait celui qui doit se triturer méninges pour traduire vers le français moderne un texte allemand, anglais ou italien contenant ce mot?  Circonlocution?  Approximation?  Trahison? 

Et voilà ce à quoi nous, Luxembourgeois, comme tous les peuples que l’histoire a faits polyglottes, sommes confrontés jour après jour.  Voilà ce que nous affrontons vaillamment, quoique, parfois – reconnaissons-le – sans trop d’enthousiasme, nous dont les vocables maternels doivent constamment céder à d’autres parlers.  Petite ombre d’envie, certes fugace, mais quand même, pour ces trans-mosellans ou trans-ardennais qui n’ont qu’à maîtriser une seule langue.(3)  Et qui pourrait-il nous en tenir rigueur, à nous, qui sommes en permanence nos propres traducteurs, dont la cervelle est parcourue par d’incessants messages et échanges polyglottes, équivalences et similitudes, termes et leur transposition ou transformation de ou vers le luxembourgeois, l’allemand et le français?  Sans compter que viennent parfois s’y ajouter l’anglais, ponctuellement l’Italien, parfois l’espagnol et de plus en plus souvent le portugais, tout un chassé-croisé qui nous donne plus souvent qu’à notre tour l’impression d’avoir un mélangeur-batteur à la place du cerveau.

Douloureusement conscients de nos carences de culture, compréhension et expression dans ce hall de gare intellectuel qu’est le multilinguisme, nous avons beaucoup d’estime pour ceux qui ne perdent pas le nord dans leur tour de Babel.  Aussi sommes-nous particulièrement bien placés dans l’agitation frénétique de cette salle des mots perdus, cherchés, retrouvés, rassemblés, recomposés, traduits, qu’est le Grand-duché, pour apprécier le travail du traducteur compétent, perspicace, honnête et consciencieux.  Admiratifs, oui, devant ces personnes qui consacrent tout ou bonne part de leur vie à faciliter la communication, l’accès à d’autres manières de penser et, par là, la compréhension entre les gens!  On est loin de la sombre et ingrate besogne que décrivait l’écrivain et traducteur Charles Morice en parlant de son gagne-pain.  

Les plus grands s’y frottèrent.  Citons parmi bien d’autres, justement, Charles Morice, mais aussi Giacomo Leopardi, Prosper Mérimée, Johann Wolfgang Goethe, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Stefan Zweig, ou les moins renommés mais tout aussi méritoires Ludwig von Alvensleben, Georg Herwegh, Ji Xianlin, Nabil Ajan, Gloria Lazzoni, Georges Hérelle, Fayza el-Qasem, Jalel el Gharbi, Rüdiger Fischer, et j’en passe... des millions.  À quand un dictionnaire des grands traducteurs!? 

Qualifier, comme Morice, cette besogne par l’adjectif «sombre» est effectivement pour le moins exagéré, mais il faut quand même reconnaître que la traduction, surtout de textes littéraires, est particulièrement ingrate, voire paradoxale.  La première difficulté majeure est que les traducteurs qui sont aussi écrivains, sont tenus de s’effacer devant l’esprit et les intentions des auteurs qu’ils traduisent, et ce même si leur renommée est supérieure à celle de ces derniers.  Des personnalités par ailleurs remarquables mais plus ou moins égocentriques peuvent ne pas y parvenir.  Et quand ils ne sont pas capables de sortir d’eux-mêmes pour devenir l’autre, les choses se gâtent.  Un assez bon exemple de cette difficulté – qui a d’ailleurs généré cette réflexion – m’a été donné par une traduction publiée sur le blog d’un écrivain, essayiste, poète et... traducteur bien connu.


Le Caravage, Saint-Jérôme écrivant
On peut notamment y lire un poème anglais du poète Norton Hodges traduit en français par cet autre excellent écrivain et poète qu’est Athanase Vantchev de Thracy.  Le problème, c’est que, loin de s’oublier lui-même pour mieux pénétrer l’esprit et les intentions de Hodges, Thracy, pourtant un traducteur de poésie chevronné, embellit, recompose, interprète le texte à sa manière.  Norton Hodges y parle avec sobriété et retenue d’un problème de la (sa?) vie de poète et de la poésie, dont il a vidé son esprit pour le voir se matérialiser sur l’espace blanc des pages du livre achevé et imprimé.  Voici ses trois derniers vers:

«... yet his own eyes are dry, empty of
the feelings he squeezed onto the pages,
longing for less words, more white space. »

que l’on peut traduire simplement par :

«... mais ses yeux à lui sont secs, vides
des sentiments exprimés sur les pages,
aspirant à moins de mots, à plus d’espace blanc.»

Thracy, lui, enfourche ses grands chevaux lyriques et nécessite 4 vers pour en faire...

«Mais ses yeux à lui restent secs, vides de tous
Ses sentiments qu'il a déjà exprimés de son coeur sur les pages
Rêvant à des poèmes où les mots sont des îles
Perdues dans l'immense page blanche

Les termes (que je souligne) tous, ses, déjà, de son cœur, sont des îles, perdues dans, sont déjà en soi de trop, mais les deux derniers vers (au lieu d’un seul dans l’original) font pire.  Ils expriment une idée poétique imaginée par le traducteur, qui se substitue ainsi au poète.  Très jolis vers à par ça, mais partiellement superfétatoires.  Le traducteur y interprète de manière personnelle et fantaisiste l’esprit de l’original.  Contrairement au tour de force réussi par Charles Baudelaire avec les contes d’Edgar Poe, où, le temps d’une traduction, le plus grand des poètes français devient ce maître du suspense anglo-saxon, Thracy ne cesse à aucun moment d’être Thracy.  Pis encore (pour la traduction), il va jusqu’à «parfaire» d’éléments tirés de sa propre oeuvre poétique le poème original qui lui a été confié.  Et c’est dans le très beau poème «Les Mots» d’Athanase Vantchev de Thracy lui-même que l’on peut lire: «Oui, mon Ami, les mots sont des îles...».  Soit, l’allégorie n’est pas vraiment neuve et se lit agréablement.  Mais de là à l’employer pour traduire «less words», «moins de mots» (l’idée du «moins» étant d’ailleurs arbitrairement remplacée par celle du «peu / rare/ isolé»), il y a une ligne que le traducteur ne doit pas franchir: la réinterprétation arbitraire de la pensée l’auteur

Quelle différence avec le rapport de connivence quasi-symbiotique qui lie par exemple le poète Pierre Joris et son traducteur Eric Sarner,(4) pourtant écrivain de renom lui-même!  Les traductions de Sarner sont de véritables friandises.  D’une aisance trompeuse, elles sont à la fois simples, précises et fidèles.  Voilà, par exemple, comment dans sa série «Rothenberg Variations», au # 3, «old legs & fish / terror sees behind mountains / how to be mountains...» devient «vieilles jambes & poisson / la terreur voit derrière les montagnes / comment être montagnes...».  C’est que Sarner oublie d’être Sarner le temps qu’il «est» Pierre Joris.  Ce dernier peut dès lors lui confier son texte les yeux fermés et, quoique écrivant parfaitement le français lui-même, laisser à Sarner la traduction de ses poèmes anglais.

Aujourd’hui il me semble qu’en suivant ce raisonnement on peut peut-être mieux comprendre à quel point le rôle des traducteurs capables et consciencieux est éminemment civilisateur.  Ils ne jettent pas seulement, comme je l’ai écrit plus haut, des ponts entre les gens de cultures et de langues différentes.  Ils représentent aussi la personnification et la concrétisation de l’entente, aussi possible que souhaitée tous azimuts, entre les individus et, par là, entre les peuples.  Si, en effet, au coeur de toutes les ethnies et les nations, les femmes et hommes qui les composent, ainsi que leurs dirigeants essayaient, à l’instar de bons traducteurs, de se mettre systématiquement dans la peau de leurs interlocuteurs, tentaient de pénétrer leur esprit et de comprendre le cheminement de leur pensée, il y aurait sûrement moins de malentendus, de discorde, d’affrontements et de guerres. 

Le fait que le Luxembourgeois fasse de la traduction au quotidien, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose, expliquerait-il son aversion pour la violence?  La solution de cette plaie (et de bien d’autres) ne serait-elle pas, en fin de compte, que nous devenions tous, chacun à son niveau et selon ses capacités, de bons traducteurs!?

*

1)    Casualité : qualité de, respectivement principe régissant, ce qui est casuel, occasionnel, fortuit. (du latin casualitas, de casus: hasard, occasion, accident). Ne pas confondre avec son paronyme causalité: rapport de cause à effet, respectivement principe rattachant cause et effet.
2)    Sauf le Littré et, depuis peu, le wiktionnaire.
3)    Combien de temps encore pourront-ils se permettre ce luxe?
4)    Sur Eric Sarner, ainsi que sur les recueils Aljibar et Aljibar II de Pierre Joris (né à Luxembourg en 46 et parti aux USA à 19 ans), voir mes articles dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 6.4.2007 et 17.7.2008.

Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23.12.2008

   

4 commentaires:

Halagu a dit…

C'est la faute de nos ancêtres qui ont oublié que les Dieux sont coléreux (sinon ils ne seraient pas des Dieux) et ont eu l'audace d'ériger sans permis une Tour qui monte jusqu'au ciel ... Et ce qui devait arriver, arriva. La Tour a emporté dans sa chute notre langue originelle commune, et les bâtisseurs dispersés se sont contenté de jargons régionaux bigarrés, portés péniblement à bout de bras à travers les époques et indéfiniment rafistolés. La disparition de cette langue souche a créé tant d'incompréhensions, de discordes, d'intolérances et de cahots. A défaut de pierre de Rosette, certains ont tenté vainement de restaurer notre langue originelle. Mais est-ce bien raisonnable? Ne risquent-ils pas, en effet, de réactiver le courroux des Dieux?

giulio a dit…

Retrouver la langue originelle des hommes ? Pourquoi pas ? Siffit de trouver leur petit commun dénominateur : un ensemble de cris, hurlements, borborygmes, onomatopées, murmures, claquements de langue + ou - organisés, de quoi faire perdre son latin à n'importe quel dieu, Thot, mon saint patron, inclus.

giulio a dit…

Sorry, lire "suffit de trouver leur plus petit...

Samarcande a dit…

Babel est la Tour même du sens. C'est grâce à Babel que le sens s'est ouvert aux hommes, qu'il a renoncé à l'unicité pour la polysémie. Il y a toujours du sens, et il part de l'in-sensé. Il y a toujours une part d'insensé dans le sens, la sensation d'un sentiment. La Grande Babel est là pour nous dire combien la traduction et l'interprétation sont les seules balises à la folie.
Beau site que je découvre à l'instant. Voici la mien, mais en construction :
http://epistrophe.skynetblogs.be/