samedi 19 octobre 2013

Lampedusa, l'irrésistible chant des sirènes par Boubaker Ben Fraj


Lampedusa, caillou émergé des flots, en plein milieu de la grande bleue : la mer Méditerranée ; île si petite qu’elle est presque invisible sur les cartes; si isolée et introvertie, au point d’être jusqu’à une date pas lointaine, totalement épargnée par l’histoire.
Rocher d’à peine vingt kilomètres carrés, érodé et aplani par les vents marins soufflant de toutes directions, îlot inhospitalier, inhabité jusqu’au milieu du XIXème siècle, rocailleux et aride, Lampedusa n’arrête pas ces temps-ci de susciter dans mon imaginaire, les images fictives que je me suis faites d’une île tragique dans la mythologie des anciens grecs : celle au bord de laquelle, venaient se fracasser l’une après l’autre, les embarcations des malheureux navigateurs, envoutés par le chant irrésistible des belles sirènes, qui les attiraient implacablement vers leur funeste destin.

Jadis introvertie et oubliée, Lampedusa se trouve soudainement aujourd’hui - malgré elle - sous les yeux surpris du monde entier, l’épicentre d’une tragique et scandaleuse actualité.
Une actualité, qui ne cesse, à travers son défilé incessant d’images plus affligeantes les unes que les autres, de torturer les regards ; le nôtre tout d’abord, en tant que Tunisiens, lorsque nous voyons troublés et impuissants, ces vagues successives de nos jeunes compatriotes, fuyant le pays, dans l’état désastreux où ils se retrouvent au contact de cette île-gué, posée en plein milieu du détroit de Sicile.
Une île érigée en sentinelle avancée d’une Europe, de plus en plus verrouillée, tourmentée par la phobie maladive, d’être assaillie par les « hordes invasives» venant du côté Sud de la Méditerranée.
Images répétitives au point de nous devenir familières : celles de ces embarcations à la dérive, parties clandestinement de nos côtes, chargées à craquer de jeunes au faciès bien typé de chez nous , accroupis dans une posture quasi-humiliante au coude-à-coude, grillés par le soleil sur le pont craquant d’un chalutier de fortune, ou entassés tels des bestiaux à l’ombre de ses cales sordides.
Autres images, montrant de jeunes rescapés d’un naufrage, regards éteints et visages sans expression, qui suivent docilement en file indienne, silencieux et à bout de forces, une escorte d’humanitaires à l’apparence bienveillante, vers un hangar de rétention, trop surchargé pour pouvoir les abriter sous son toit .
 Pis encore : images effroyables de cadavres inidentifiables de compatriotes, éjectés par les vagues, sur le sable humide des criques abandonnées de l’île.
 Et pour clore le sinistre tableau, images de ces cérémonies rituelles funèbres, où des centaines de cercueils bien astiqués, sont alignés en rangées parallèles pour la pose photo. Clichés qui seront largement diffusés, pour prouver au monde que l’Europe, qui verse plus dans l’humanitaire que dans l’humanisme depuis qu’elle s’est unifiée, sait traiter les clandestins qui périssent à ses frontières, plus sereinement, et plus dignement que ceux qui ont la chance -ou la malchance- de les franchir vivants.
Ulysse et les sirènes. Musée du Bardo. Tunis

Qui doit-on accabler en premier ? Et qui doit assumer la responsabilité d’une situation aussi dramatique, qui a transformé la Méditerranée en muraille bloquant la circulation des hommes entre ses rives, alors qu’elle a de tout temps constitué une passerelle, un carrefour, en temps de paix et de conflits, en périodes de prospérité et de crises ?
Est-ce l’Europe qui est la seule responsable de cette situation, en refusant, contre toute raison, d’accueillir chez elle ces jeunes compatriotes en fugue?
Ou bien, assumons-nous, nous-mêmes la part essentielle de cette responsabilité, par notre échec à retenir ces jeunes chez eux, en leur offrant des chances et des perspectives réelles de réaliser leurs espérances en une vie meilleure dans leur propre logis ?
Certes, la réponse n’est pas facile, et les solutions le sont beaucoup moins ; mais rappelons pour mémoire que la Tunisie n’a jamais été de toute son histoire, un pays de départ des hommes.
Bien au contraire, elle a toujours accueilli à bras ouverts des vagues successives de gens venus de toutes parts : les phéniciens du Liban, les Romains d’Italie, les Vandales de l’Europe du Nord, les Arabes venus d’Orient, les Andalous chassés d’Espagne, les Turcs et les Balkaniques, les juifs de Livourne, les milliers d’humbles Italiens chassés par la pauvreté de Sicile, de la Calabre et de la Sardaigne, des Maltais, des Français, des Tripolitains, sans parler des Africains du sud du Grand Sahara.
 Paradoxalement, à travers son histoire multimillénaire, la Tunisie a toujours eu besoin d’apports exogènes d’hommes et de femmes, et elle a toujours su les accueillir et les intégrer, tout naturellement.
 Comment comprendre alors cette Tunisie d’aujourd’hui, qui laisse ses propres enfants fuir ses rivages en clandestins, au péril de leurs vies sur des boat-people, vers les rivages ingrats de Lampedusa ? Est-ce une entorse à sa propre histoire ? Est un moment passager de déperdition de son équilibre, de sa raison et de sa dignité ? Espérons-le en tout cas !
Quant à l’Europe qui se raidit en se refermant sur elle-même, saurait elle jamais que la mort des jeunes gens sur la frontière qu’elle vient de dresser en Méditerranée, est annonciatrice pour elle, d’une régression inéluctable ? Ou au mieux, le saurait-elle à temps ?

 Boubaker ben fraj

4 commentaires:

giulio a dit…

Quand Boubaker ben Fraj a-t-il écrit cet article, cher Jalel ? Son tunisocentrisme fait penser qu'il date, puisque la vague des "boatpeople" tunisiens commence à dater. Pire, ce seraient aujourd'hui (entre autres) des Tunisiens qui jouent aux passeurs.

Mais - toujours concernant la Tunisie - il pose dans son dernier paragraphe (à partir de "qui doit-on accabler en premier") les bonnes questions.

Au moins, les Tunisiens devraient pour leur part être en mesure d'apporter les bonnes réponses. Car pour ce qui est la Libye, La Syrie et de cette espèce de méduse inconsistante qui s'autoproclame U.E., ce n'est pas demain la veille. Pauvre Europe de mes rêves de migrant, et qui n'est bonne qu'à légiférer sur la courbure des bananes ou sur les cigarettes électroniques, elle est pour l'heure surtout un amalgame hétéroclite de hauts fonctionnaires justifiant leurs salaires en débattant sur le sexe des anges. Schuman et Monnet doivent se retourner dans leur tombe. Beau dernier paragraphe. Ah, que la mémoire des politiciens est courte !

Jalel El Gharbi a dit…

Il me semble que c'est un article récent, cher Giulio.
Notre ami Boubaker Ben Fraj saura mieux répondre que moi
amitiés

giulio a dit…

Rectification concernant les termes "...inhabité jusqu’au milieu du XIXème siècle," illustrée par le WIKIPEDIA italien (le français est bien moins complet) :

Lampedusa è stata luogo di sosta per Fenici, Greci, Romani e Arabi che hanno lasciato tracce ben evidenti del loro passaggio. I Romani sfruttarono Lampedusa per impiantarvi uno stabilimento per la lavorazione del pesce e per la produzione del garum, una salsa di pesce molto diffusa in età imperiale. Gli Arabi sono coloro che lasciarono più impronte su quest'isola perché la utilizzarono come approdo nel corso delle loro scorribande piratesche, anche molto tempo dopo la cacciata ufficiale dalla Sicilia.
Tipico dammuso in località cala Creta

Successivamente, per un lungo periodo, l'isola rimase in tranquilla attesa di nuovi abitanti. Nel 1630 Giulio Tomasi Principe di Lampedusa e Linosa, avo dell'autore del Gattopardo, fu insignito dal re di Spagna di questo titolo nobiliare. Nel 1760 fu colonizzata da sei francesi seguiti, dopo sedici anni, da un nucleo familiare maltese. In seguito fu un susseguirsi di piccoli gruppi di agricoltori capeggiati ora da maltesi ora da inglesi. Anche i Russi, con il principe Grigori Alexandrovich Potemkin tentarono l'acquisto dell'Isola per poter insediarvi una colonia di sudditi della zarina. Un secolo dopo, la famiglia Tomasi chiese ai Borbone un congruo finanziamento per poter condurre sulle isole dell'arcipelago le opere necessarie al ripopolamento. Nell'800 i Tomasi cedettero le Pelagie a Ferdinando II di Borbone. Il sovrano non fece un acquisto avventato e riuscì a rendere attivo e produttivo l'arcipelago insediandovi circa 150 abitanti di Pantelleria che utilizzarono anche a Lampedusa i dammusi, tipiche costruzioni della loro isola.

Nel 1861 gli isolani divennero sudditi del Regno d'Italia che vi impiantò nel 1872 una colonia penale, poi soppressa nel secolo successivo.

boubaker ben Fraj a dit…

Boubaker Ben Fraj a dit:
Merci giulio de l’intérêt que tu a exprimé pour cette chronique et pour l'ensemble de tes remarques qui m'interpellent à plus d'un titre et sur lesquelles je m'explique:
je précise d'abord- pour ce qui est la date de la chronique- qu'elle est récente, et j'ai choisi d'y aborder la question de l'émigration clandestine vers l'Europe sous un angle "tunisien"
tout en sachant comme vous, que les derniers drames en date sur le côtes de Lampedusa, ont concerné plutôt des africains du Sud du Sahara.
A vrai dire, j'ai cru bon de saisir cet instant d'indignation face à ce qui s'est passé cet automne, pour poser un certain nombre de questions sur les raisons qui poussent un nombre de plus en plus grand de jeunes tunisiens à quitter le pays et à se hasarder ailleurs en prenant tous les risques qu'on connait. Et à ce sujet, j'ai pointé du doigt en premier lieu, notre propre pays,qui a failli à ses responsabilités face à ses jeunes. Donc, c'est prioritairement un profond problème structurel tunisien, qui touche à l'échec d'un modèle politique, économique et socio-culturel qui a fini par faire de notre pays- foncièrement attractif et accueillant, une terre de répulsion et de départ.
Merci infiniment pour les pertinentes précisions sur l'historique de l'occupation humaine de l'île de Lampedusa au fil des époques.
Pour une part, mes sources n'étaient pas suffisantes et précises, et je dois aussi reconnaître que j'ai voulu - en disant abusivement, qu'elle n'était pas occupée- occulter les occupation sporadiques, pour schématiser et forcer la description sans aucune intention de fausser l'histoire.