vendredi 10 janvier 2014

De la biologie à la philosophie. Parcours d’un naturaliste Georges Chapouthier



La revue L’Archicube publiée par l’association des anciens élèves et amis de l’Ecole Normale supérieure de Paris 2013, n° 15, vient de faire paraître cet entretien avec notre ami Georges Chapoutier, plus connu dans les milieux poétiques sous le nom de Georges Friedenkraft, à l'occasion de la parution de son livre "Le Chercheur et la souris".


Georges Chapouthier, naturaliste de la promotion 1964 sciences, devenu philosophe, vient de faire paraître, chez CNRS-Editions, sous le titre « Le chercheur et la souris », un livre écrit avec Françoise Tristani-Potteaux. Il a demandé à cette sociologue, spécialiste de la communication scientifique, de porter un regard neuf et distancié sur les grandes étapes de sa carrière. Il y mentionne brièvement son séjour à l’Ecole et parle ensuite des conflits intimes que rencontre un biologiste entre son métier et son amour pour les animaux. L’Archicube l’a interrogé pour en savoir davantage sur son parcours  et sur ses années d’Ecole. 


L’Archicube : Georges Chapouthier, vous êtes entré à l’Ecole en 1964 comme biologiste, « natu »,  comme on disait l’époque. On vous retrouve aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS et docteur ès-lettres en philosophie. Expliquez nous ce parcours étrange.

GC : Je suis issu d’une famille littéraire très classique. Mon père, Fernand Chapouthier, était professeur de grec ancien à la Sorbonne, archéologue en Crète, où deux rues portent son nom,  et directeur adjoint de l’Ecole. Ma mère, qui avait été sont étudiante, était professeur de lettres dans le secondaire. Tout me prédestinait donc aux études littéraires et je connaissais les noms des dieux de la Grèce avant même de savoir lire. Mais plusieurs évènements m’éloignèrent de ce parcours : la mort brutale de mon père quand j’avais huit ans, une aversion profonde pour le latin (alors que j’adorais le grec) et, par-dessus tout, un amour de toujours pour les animaux. De cet amour des animaux, je passai assez vite, sous l’influence de mon milieu universitaire, à une passion pour les sciences naturelles, qui devait me conduire, après des classes préparatoires au Lycée Saint-Louis, à entrer à l’Ecole dans la section de biologie, illustrée déjà du prestige de Jean-Pierre Changeux, puis finalement au CNRS en neurobiologie, où j’ai fait toute ma carrière. Mais, quelques années après mon entrée au CNRS, mes goûts littéraires se firent sentir, et j’entamai les études littéraires les plus compatibles avec mon activité de chercheur en biologie : des études de philosophie du vivant. Je fis mes débuts sous la direction de Louis Bourgey, un spécialiste d’Aristote, et terminai plus tard ma thèse sous la direction de François Dagognet, le célèbre élève de Canguilhem.

Geoerges Chapoutier 
L’Archicube : Vous avez donc séjourné à l’Ecole durant votre petite enfance, au cours des années cinquante. Quels souvenirs en gardez-vous ?

GC : Des souvenirs un peu idéalisés, bien sûr. Un appartement gigantesque comme on n’en trouve plus guère à Paris aujourd’hui. D’innombrables jeux dans la cour aux Ernests ou dans les terrains vagues qui ont été remplacés depuis par  l’aile de la « cantine », avec ma petite soeur et en compagnie de la fille du sous-directeur de l’époque, Prigent, ou des enfants de l’infirmier, Leblond. Les bals de l’Ecole où le vieil immeuble s’habillait d’une décoration colorée et où tout s’animait jusque tard dans la nuit. Les bals étaient destinés aux jeunes adultes, mais l’intendant de l’époque (le « pôt »), Letellier, soucieux des quelques enfants du personnel, dont j’étais, nous proposait une « pêche à la ligne » consistant à attraper, à l’aide d’un bâton muni d’un crochet, des cadeaux attachés par une ficelle et étalés sur la pelouse. Une revue de fin d’année, dont le thème tournait autour d’une célèbre lingère de l’époque, « La môme blanc de blanc », et où celui qui serait, des années plus tard, le président de mon jury de thèse de philo, Bernard Bourgeois, faisait le clown en mimant Prigent, déguisé en costume breton. Un séjour avec mon père à la bibliothèque, où j’avais été émerveillé par les petits escaliers qui montaient vers les étages de livres aux planchers translucides et qui existent toujours. Enfin, plus tragiquement, la cérémonie d’enterrement de mon père dans la salle Dussane, où quatre de ses élèves se tenaient debout autour de son cercueil, comme des flambeaux vivants…


Geoerges Chapoutier enfant, avec son père
L’Archicube : Une dizaine d’années plus tard, vous revenez comme élève.  Les  choses  avaient- elles changé ?

GC : L’Ecole avait beaucoup changé, mais surtout, moi-même, j’avais beaucoup changé ! J’ai eu du mal à retrouver l’ambiance de mon enfance et les souvenirs de l’élève ont vite chassé ceux du bambin. Mon mode de vie était tout autre. J’étais maintenant un adulte indépendant de ma famille. Je logeais à l’Ecole, à deux en première année (mon cothurne était le futur biologiste de l’Institut Pasteur, François Rougeon), seul  à partir de la seconde année. Je recevais un salaire tout à fait honorable tout en étant pris en charge pour le logement et les repas. Une vie idéale. A cette époque, la Rue d'Ulm était une Ecole exclusivement masculine. Mais les rapports étaient étroits avec l'Ecole de filles, située boulevard Jourdan, et pas seulement sur le plan professionnel ! L’école était aussi le lieu de manifestations culturelles ininterrompues et d’une richesse que ne j’ai jamais retrouvée depuis : conférences de visiteurs éminents, spectacles de concerts, de cinéma ou de théâtre (un groupe théâtral remarquable, « L’aquarium », du nom du hall d’entrée de l’Ecole, était impulsé par Jacques Nichet), activités politiques ou syndicales (beaucoup d’entre nous étaient influencés par Althusser et se préparaient déjà les évènements de Mai 68)… Le bal de l’Ecole, organisé par les élèves, était aussi un évènement important. Je fus du comité d’organisation en 1965 et 1966 et participai donc aux travaux de décoration des salles de danse et à l’organisation générale. En 1965, le bal fut bénéficiaire et les organisateurs s’offrirent un repas à la « La tour d’argent » : étudiant trop studieux, je n’y participai pas, car j’avais, ce jour-là, une séance de travaux pratiques ! Comme je regrette aujourd’hui d’avoir privilégié une telle séance à cet évènement irremplaçable ! Tous les ans avait lieu un voyage d’été. En 1965, ce fut la Chine, avec qui la France venait juste de renouer sur le plan diplomatique. Un voyage inoubliable et la découverte, à vingt ans, d’une autre culture. En ce qui me concerne, et sur un plan plus privé, je fus aussi très sensible au charme des femmes asiatiques et ceci explique peut-être mon mariage, quelques années plus tard, avec une Chinoise de Malaisie, avec qui j’ai partagé le reste de ma vie !

L'Archicube: Vous êtes entré comme "naturaliste" à l'Ecole. Pouvez-vous nous parler de ce statut particulier parmi les scientifiques ? 

GC : Nous suivions les enseignements à l'Université comme tous les autres élèves. A l'époque ce qui devait devenir "Jussieu" s'appelait encore la "Halle aux vins".  Existaient seulement les deux bâtiments du quai Saint-Bernard et on voyait encore des tonneaux de vin à proximité des amphis. Les "natus" avaient ceci de particulier qu'ils vivaient davantage en groupe. Nous disposions d'ailleurs d’une petite salle dans les labos de la Rue Lhomond, où nous nous réunissions souvent. Les fenêtres de cette salle donnaient sur la maison-mère des Pères du Saint-Esprit et c'était un jeu cruel de leur passer, au milieu de la nuit, "minuit chrétien", en pleine puissance des haut-parleurs, et de voir leurs fenêtres s'éclairer les unes après les autres. Une autre activité propre aux  "natus" était le "pôt de la nature", une réception organisée tous les ans, avec l'aide des laboratoires de sciences naturelles, pour rassembler  les "natus" de toutes les promotions. C'était une réunion très conviviale et agréable, où anciens et jeunes faisaient connaissance. Il y avait aussi les promenades botaniques ou géologiques : en fin d'année, après les examens, les labos nous envoyaient plusieurs jours, en compagnie de nos "caïmans", à la découverte de la flore ou des roches d'une région. Pour moi, ce fut la région pyrénéenne. Une autre particularité des "natus" et des physiciens de l'époque, c'était  l'"anti-agrégation". Après avoir demandé l'autorisation à la direction de l'Ecole, nous obtenions, en dérogation à notre statut, la permission de ne pas passer l'agreg. C'est ainsi que, pour ma part, je partis passer mes deux dernières années d'Ecole à faire de la recherche à Strasbourg, pour préparer ce qui s'appelait à l'époque un doctorat de troisième cycle, au lieu de préparer l'agrégation de sciences naturelles. Il est vrai qu'à cette époque, on entrait relativement aisément au CNRS, ce qui permettait une telle attitude.

L'Archicube: Dans le livre « Le chercheur et la souris », vous parlez beaucoup à votre  interlocutrice Françoise Tristani-Potteaux,  des désarrois du chercheur qui n’arrive pas à concilier son goût pour la recherche en biologie et sa sympathie pour les  animaux. Ces désarrois étaient-ils déjà présents lors de vos années d’Ecole ?

GC : Oui et non. Ils n’étaient pas clairement  présents, sinon j’aurais peut-être tout de suite entamé mes études de philosophie. Mais le pressentiment était déjà là en filigrane. Nous avions récupéré, devant l’Ecole, un chat qui avait été empoisonné et l’avions conduit chez un vétérinaire. La décision collective, prise avec le vétérinaire, et pour laquelle je votai, fut finalement de le sacrifier. Après coup, je regrettai beaucoup ce vote et me demande toujours au nom de quoi j’ai condamné ce chat qui ne demandait qu’à vivre. L’ambigüité de ma position  ne  m’apparaissait cependant pas clairement et je me réfugiais dans un alibi classique : il était plus important de s’occuper des espèces et des populations animales que des individus isolés. Ainsi, écolo avant l’heure,  j’animai, au sein de l’Ecole, un « Groupe vert » de protection de la nature, qui d’ailleurs cadrait bien avec mes études de biologie. Mon ancien professeur d’histoire au lycée Louis-Le-Grand, Roger Joxe, qui dirigeait alors le Bulletin de la Société des Amis de l'Ecole Normale Supérieure (c’est-à-dire l’ancêtre de L’Archicube !), me permit même de présenter ce groupe dans ses colonnes et ce fut une de mes premières publications, modeste certes, mais dont  je fus, à l’époque, très fier ! Quant au conflit central de ma vie, qui est le thème du livre, entre les impératifs de la recherche scientifique et l’amour des animaux, il ne devait se révéler que plus tard, quand j’eus l’occasion de pratiquer concrètement la recherche scientifique. D’ailleurs le dialogue avec ma co-auteure m’a permis de mieux mettre en relief ces profondes ambigüités existentielles : le fait de travailler à deux m'a fait mieux comprendre les ressorts de certains épisodes de ma vie.


L'Archicube: Quelles ont été les conséquences de votre passage par l’Ecole sur votre vie ultérieure ?

GC : Elles sont importantes et innombrables.  Ce passage a conditionné toute ma carrière au CNRS, donc toute ma vie scientifique de neurobiologiste. D’une certaine manière aussi, parce que l’Ecole est à la fois littéraire et scientifique, par les contacts avec mes camarades philosophes comme Claude Debru, j’ai développé un intérêt pour la philosophie, qui a été mon second métier. Et puis le grand intérêt d’une Ecole est nouer des relations dans son  domaine professionnel : de nombreux camarades de cette époque ont accompagné mon parcours et ont même collaboré ultérieurement à des travaux scientifiques avec moi : Michel Hamon,  André Langaney, Jean-Marc Jallon, Patrick Blandin, Antoine Danchin...  et je ne peux tous les citer.

L'Archicube: Finalement quel est votre meilleur souvenir de l’Ecole ?

GC : A cette époque, c’était l’habitude de se promener sur les toits. Je crois que cette activité, d’ailleurs très dangereuse, n’est plus possible aujourd’hui. Mais je dois dire que le passage à proximité des frondaisons des acacias en fleurs au printemps reste, sur le plan olfactif et hédonique, un de mes meilleurs souvenirs.


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