mardi 15 décembre 2009

Milan Richter (Slovaquie)


Par-dessus l’épaule du poème de Milan Richter[1](Slovaquie)


On peut lire sous la plume de Valéry cette injonction : « Il faut regarder les livres par-dessus l’épaule de l’auteur »[2]. Il n’y a que le principe de « famille naturelle d’esprits » qu’évoque Sainte-Beuve (dont il est de bon ton de médire, parfois sans l’avoir lu) pour expliquer le surgissement d'une forme parente de l’expression valéryenne chez un poète slovaque. Milan Richter écrit : « Sans cesse tu regardais par-dessus l’épaule du poème ». C’est ce vers qui donne au recueil son titre Par-dessus l’épaule du poème publié en français et en allemand[3].
Pendant une semaine, les traducteurs et les poètes Alain Lance, Lionel Ray, Werner Dürrson et Jean Portante se sont penchés sur l’œuvre du poète slovaque. Ils ont travaillé en conclave à l’abbaye de Neumünster, superbement restaurée, à Luxembourg, la cité polyglotte. Dans sa préface à l’ouvrage, Jean Portante dit la convivialité et le sérieux dans lesquels le travail a vu le jour. Et, sans parler le slovaque, je puis dire de la traduction qu’elle est belle. Je veux dire qu’elle cache bien sa qualité de traduction. J’entends par là qu’une belle traduction se voit d’abord à ce qu’elle semble écrite directement dans la langue cible. Et sur ce plan, l’ouvrage est une réussite. Milan Richter apparaît comme le poète de l’anecdote érigée en prélude à la méditation. En cela, il me rappelle, toutes proportions gardées, le poète Saadi de Chiraz (vers 1213- vers 1292), immense poète dont l’œuvre mêle récit et poème, vécu et lu. Partant d’anecdotes vécues, il décèle une signification cachée. L’histoire et l’histoire personnelle offrent au poète une grille de lecture du réel. Le sens est cela qui se présente de manière travestie sous la forme d’anecdotes souvent anodines. Le poète insinue par là que la profondeur ne se révèle avec autant d’évidence qu’à la surface. Le sens agit comme pour passer inaperçu. L’éclipse de 1999 est l’occasion pour le poète d’écrire un texte se terminant ainsi : « - Je sais. Je suis de sa lignée. Je suis/Eclipse et ne fais que traverser/cette zone/en laissant derrière moi/un frémissement… ». Ailleurs, c’est à l’évocation autobiographique que cède le poète « Tout le mal, mon père l’avait déjà derrière lui/quand ce soir-là il a sorti/de la poche trouée de son manteau deux chocolats/et nous a caressé les cheveux à moi et à ma sœur. / Peut-être voulait-il dire, pour vous ce sera plus facile, un jour vous respirerez plus librement…/Sa propre respiration lui manquait déjà,/ son râle a duré toute la nuit./Au matin il était mort.//Ce mars glacial dure et dure encore ». Ce poème irrésistible se termine sur une vision de la mort : « En ce mars glacial tout le bon/est encore devant nous.//Mais aussi la mort ». Ici aussi, le sens est ce qui se dérobe. Cela qui ne devrait pas être là et qui pourtant est dans l’évidence du frémissement qu’il suscite. La poésie est comme un mode de lecture du réel. C’est le protéiforme de la réalité donnant vue sur notre unique réalité ontologique. Il y a dans la poésie de Milan Richter un pathétique qui émane de ce que être est synonyme de frissonner de ce frisson que donne le tragique débusqué derrière l’anodin de la vie. En somme, le recueil semble dire que l’anodin n’existe pas ; ce n’est que du sens travesti. A lire.
[1] Milan Richter : Par-dessus l’épaule du poème. Traduction collective du slovaque par Jana Boxberger, Werner Dürrson, Annouk Jeannon, Alain Lance, Jean Portante et Lionel Ray. Collection G.R.A.P.H.I.T.I. Editions PHI, en coédition avec l’Institut Pierre Werner Luxembourg avril 2005. ISBN : 2-87962-198-4.
[2] Paul Valéry : Œuvres, Pléiade T. II, p. 626.
[3] On trouvera à la fin de l’ouvrage, traduits par Werner Dürrson 7 poèmes de Richter.

8 commentaires:

christiane a dit…

Jalel, j'aime vraiment quand vous parlez de traduction, quand vous-même vous travaillez à une traduction. Là, vous excellez, lieu intime de l'échange, pensée contre pensée. Aventure de la rencontre des langues poétiques.Noyau de la blessure. C'est plein de silence et de lenteur pour que la transparence naisse. Ecoute des origines, là où se forgent les mots. Entendre, écouter, effleurer, étrangeté de l'autre, enchevêtrement du TU et du JE, hésitation, langue engourdie, avènement, désir et patience, solitude, inachevable, volupté aussi quand le juste mot est trouvé, mais aussi le mouvement, la musique, l'amble.
Echo d'une longue tradition d'un travail humble au service de la fraternité.

Jalel El Gharbi a dit…

Merci infiniment chère Christiane.
"le mouvement, la musique, l'amble" Je retiens votre phrase
Amicalement

La petite librairie des champs a dit…

Jalel, j'écris en ce moment un conte à destination d'un public franco-tunisien et je recherche des mots commençant par Z en arabe.
Le conte porte le titre provisoire de: De O à Z une histoire d'olives et d'oliviers...
Je peux vous envoyer le début.
Comme Le grain de sel sur la langue publié au printemps en Tunisie, il s'agit de créer des ponts entre les deux cultures et les deux langues...
Merci d'avance!
Sylvie Durbec

Jalel El Gharbi a dit…

Vous avez :
Zeit (huite)
Zobda (Beurre)
Zabib : raisin sec
Zara' : planter
Zarafa : Girafe mais vous avez surtout des mots utilisés en français : Zain (beau) qui s'emploie en français pour caractériser un cheval, Zellige, Zéro de "sifr" qui a donné chiffre aussi, zinzolin qui vient de Jiljlane
Ajoutons :
Zaghab : duvet
Zaatar ; thym
Zaqoum : plante de l'enfer, très amère.
Zomara : sifflet
Zhar : eau de fleur d'oranger (le mot a donné hasard en français, zahr signifiait aussi jeu de dés -inusité-)
Zir : jarre (à propos ce mot aussi est arabe, de "jarra")
En toute hâte

Jalel El Gharbi a dit…

I'm sorry :
Zeit (pour le premier mot)
Zeitoun : olives
Zeitouna (féminin) olivier

Jalel El Gharbi a dit…

Zeit : HUILE

La petite librairie des champs a dit…

Merci beaucoup, jalel!
Je suis ravie d'avoir tous ces mots dans mon escarcelle ce matin!
Bonne journée!
Sylvie

Milan a dit…

Dear Jalel,
thank you very much for your review of my book of poetry. Unfortunately, I cannot read French, or rather I read and understand it very poorely but I appreciate the fact that you mention the poems on the Eclypse and FROZEN MARCH. When this book was presented at the French PEN Centre in Paris, George-Emmanuel Clancier, the nestor of French poetry, was present and he especially liked the dialog poem on Eclypse.
You can even find my poems translated into Arabic: A MASSACRE IN BEIRUT, published in Syria (Homs) in 2002 and translated by Ghias Mousli and Fuad Rifka.
Milan Richter, Slovakia
milan.richter@gmail.com