vendredi 10 février 2012

Où l'on voit Giulio-Enrico Pisani s'enthousiasmer pour un peintre

Michel Loth : genèse à La Galerie


Au bout de soixante ans de visites muséales et d’une petite décade de recensements d’expositions d’artistes peintres, j’en étais sottement arrivé à penser que le sommet de l’expressivité et de la puissance évocatrice avaient été atteints en peinture abstraite par Michèle Frank et Anton Huber. (1) Quelle prétention, que la mienne! J’avais une fois de plus raté l’occasion de me souvenir du «Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie» de Shakespeare dans Hamlet. Et ça, il ne me fallut qu’un instant pour le comprendre, ce 1er février à sept heures du soir, devant la fenêtre de La Galerie (2), au 26 d’une rue du Curé déjà fort sombre, et, du même coup réaliser face à cette vitrine éclairée a giorno toute la portée de l’expression «fiat lux» (et la lumière fut / que la lumière soit) inscrits par je ne sais qui dans la Genèse. Soit, amis lecteurs, c’est le bon droit de chacun de croire ou de ne pas croire à ce que raconte la Bible, mais il est impossible de ne pas être saisi par la fulgurance d’un spectacle dont l’abstraction n’est abstraite que pour le passant dépourvu d’imagination, pour autant que ça existe…
En effet, tout comme dans l’«À chacun sa vérité» de Pirandello, à la liberté du créateur répond ici celle du découvreur. C’est à chacun son spectacle, bien sûr, et aussi à chacun sa propre faculté de transformer la puissance évocatoire de l’oeuvre selon sa propre perception et à sa manière; c’est-à-dire que l’artiste ne lui impose, ne lui suggère même rien; il l’oriente tout au plus. Il ne lui offre que la possibilité de retrouver sur sa toile un bouquet d’émotions et de souvenirs qu’il recombine et explose devant ses yeux – excusez du peu – en un feu d’artifice époustouflant. En ce qui me concerne – c’est ma perception personnelle, rien de plus – ce tableau, sans titre, mais nommé selon sa date de création «21.08.11», il me semble que Michel Loth ait voulu y dépeindre le feu s’emparant de la terre pour la transformer en océan de magma en fureur.
Notez, contrairement à ce que cherchait un figuratif exo-réaliste comme Turner, préfigurateur reconnu des impressionnistes, mais en fait déjà porteur de l’abstraction romantique, par exemple dans son«Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain» de 1845, ce n’était sans doute pas son intention. Mais qu’importe! À présent que l’oeuvre a échappé à son créateur; l’artiste c’est le passant, c’est vous, c’est moi. Nous nous en imprégnons et l’interprétons chacun selon notre propre sensibilité et les échos que l’oeuvre soulève dans notre subconscient. Comment moi, par exemple, n’y verrai-je pas l’imprudent Phaéton, le fils d’Hélios? Phaéton, le jeune insensé, qui emprunta le char de feu paternel et qui, ne parvenant pas à le maîtriser, se rapprocha trop de la terre, au point de l’incendier? (3) Heureusement que Jupiter, appelé au secours par Gaïa, la Terre, foudroya Phaéton et arrêta in extremis la course du char fou. Le corps embrasé de Phaéton tomba dès lors à travers l’espace et atterrit... – tenez-vous bien! – dans la vitrine de La Galerie.
J’entre donc, curieux de savoir quel autre cataclysme céleste ou tellurique m’attend à l’intérieur. Mais non, j’y trouve, tout au contraire, un premier signe de retour à une certaine normalité. C’est «29.10.09». Le feu est retourné au soleil, et si l’océan, encore violet de colère à cause de la peur endurée, déchaîne toujours ses flots dans un impétueux gonflement de houle quasi-monochrome, sa colère est de celles que tout un chacun, surpris en pleine mer par un grain furieux, a pu connaître. Il me semble encore entendre Alain Jégou, le marin poète, chanter au large de Keller Vihan que «Souvent, après les grands coups de vent, la mer gronde et râle comme un animal agonisant. Son cri rauque et ses roulements de corps meurtri perturbent âprement et font souffrir toutes pensées fragiles...» (4). Et le miracle pictural de se renouveler un peu plus loin, où une nouvelle tempête de feu nous invite à persévérer dans notre découverte de la magie lothienne.
Les toiles de Michel Loth sont autant de symphonies dont les notes, motifs et effets – camaïeux, mats, pastels ou flamboyants, traits larges et légers comme la houle ou les tempêtes solaires, mais fracturés ci et là à la limite du pointillisme, luminosité omniprésente –, motifs et effets donc, sont en perpétuel mouvement. Animés par la baguette d’un directeur d’orchestre invisible, ils entraînent le spectateur fasciné d’une oeuvre à l’autre dans la jouissance d’une harmonie visuelle qui ne nécessite aucune explication. Certes pourra-t-il voir comme moi en «17.10.11» l’entrée de l’enfer, ou ailleurs un cirque alpin, ou ailleurs encore quelque autre spectacle imaginé. Mais est-ce vraiment nécessaire? Certainement pas, car la beauté des tableaux de Michel Loth n’exige ni raison critique, ni critiques raisonnées ou explications savantes telles que vous pourrez en lire tout votre soul en fouinant sur Internet. Voir ses peintures, c’est les aimer, tout simplement.
Claude Truchi et Lise Bizarri, directeur et directrice de La Galerie, qui se réjouissent de votre visite, nous apprennent dans leur documentation, que Michel Loth est né à Saint-Avold en 1953 et qu’aujourd’hui il vit et travaille dans le village de Riquewihr situé au coeur du vignoble Alsacien. Et ils précisent, en citaant Emmanuel Decroix, que «Longtemps, l’artiste a été écartelé par l’opposition de la dualité, ou plutôt ce qu’il croyait être telle. Il a dépassé le seuil des relations rudimentaires à deux dimensions, bipolaires: gauche-droite, haut-bas, rapide-lent, chaud- froid et la plus grande dyade, mâle-femelle. Chacune de ses oeuvres était une version plus ou moins grande en relation avec l’une de ces polarités. Aujourd’hui, il a atteint un degré élevé de maturité. Il a découvert la troisième partie de la trinité pour atteindre l’unité. Il exprime à la fois le conscient, l’inconscient et le subconscient. Il représente en même temps le corps, l’esprit et l’âme. Synchrone dans son art, il fait jaillir simultanément la matière, l’énergie et l’éther. Le passé, le présent et le futur ne sont plus qu’un...».
Ces mots ont-ils été écrits en 2003, à l’occasion de la précédente exposition de Michel Loth à La Galerie? Ou plus tôt encore? Quoiqu’il en soit, plus de huit ans ont passé. À la maturité ajoutez aujourd’hui la plénitude, encore que… étrangement, non dépourvue d’une certaine nervosité graphique. L’artiste se chercherait-il encore? Je pense que oui. Aucun artiste ne saurait être toujours égal à lui-même, et celui qui cesse de se remettre en question, qui cesse de chercher, de se chercher, renonce du même coup à créer, ce qui n’est certainement pas le cas de Michel Loth et de sa sempervirence créative. Un spectacle, mieux, un évènement à ne pas manquer!
***
1) V. notamment mes articles dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek: www.zlv.lu/spip/spip.php?article4992 et www.zlv.lu/spip/spip.php?article4992 sur Michèle Frank, et www.zlv.lu/spip/spip.php?article4066 sur Anton Huber.
2) La Galerie, Luxembourg centre, 26, rue du Curé (à deux pas de la Place d’Armes), expo Michel Loth jusqu’au 3 mars, de lundi à vendredi de 14 à 18h30, samedi de 14h30 à 18h.
3) Hélios: dieu soleil (mythologie grecque). On peut lire un bon résumé de la légende de Phaéton selon Ovide, Métamorphoses, Livre II, sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/metam/met02/m02-plan.html.
4) Dans Ikaria L0686070, Blanc Silex éditions, 2004.
Giulio-Enrico Pisani. Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek.
 Donnerstag 9. Februar 2012

3 commentaires:

Evel a dit…

Quel dommage Giulio, de ne pouvoir vraiment partager les expositions que vous nous entrouvrez…
Merci.
À vous, à Michel Loth, à Jalel, à...

giulio a dit…

Hélas, chère Evel, comment rendre en prose, avec de pauvres mots, les émotions que suscitent les beaux arts ou la musique. Seule la poésie peut les effleurer, interagir avec les muses visuelles, mais ce n'est pas ce que veut mon journal et, d'ailleurs, j'en serais bien incapable, d'une telle poésie sur commande, prosateur dont les rares éruptions poétiques n'acceptent aucune tutelle. À part ça, vous ne passez jamais aux Luxembourg ? Pour l'heure il y a une intéressante expo des jumelles L.A. Raeven (Ideal Individuals) au Casino de Luxembourg ; v. mon article www.zlv.lu/spip/spip.php?article6719

Evel a dit…

Oui, Giulio, et nous savons que ce sont de pauvres coques qui, si elles ne sont pas englouties, traversent les océans. Donc.., bons voyages ! Et merci de nous les donner à partager.