Tunisie : chronique (1) d’un harcèlement judiciaire
L’affaire Amina Sboui (Tyler)
Voici le dernier impair en date d’une «justice» que la révolution
tunisienne de 2011 n’a pas su rendre impartiale, mais semble avoir, tout au
contraire, maintenu dans la complaisance et la flagornerie envers le pouvoir
établi, quelque soit ce pouvoir. Pour la lycéenne tunisienne Amina Sboui, née en
1993 et mieux connue, avant ses déboires judiciaires, sous le nom d’Amina Tyler,
militante du groupe hyperféministe Femen, le drame a commencé en mars 2013. Le
1er mars elle diffuse en effet sur Facebook des photos où elle se montre les
seins nus sur lesquels elle a écrit en arabe «Mon corps m’appartient et n’est
source d’honneur pour personne». (2) Le 21 mars, la page Facebook de
Femen-Tunisie est piratée, les photos d’actions seins nus étant remplacées par
des vidéos et des illustrations religieuses. Le président de l’Association
islamiste centriste de sensibilisation et de réforme (Al-Jamia al-Wassatia
Li-Tawia Wal-Islah) appelle à la flagellation d’Amina. Un imam, Adel Almi, le
même qui prêche que «Les non-jeûneurs seront photographiés et décriés» (durant
le Ramadan) et que «la bai-gnade en mer est un péché» a été jusqu’à souhaiter sa
mort par lapidation. C’est dire le degré de barbarie dans lequel le pouvoir
tunisien actuel laisse s’enfoncer le pays.
Sans doute profondément choqués par ces événements, des membres de
sa famille l’ont kidnappée, paraît-il avec la complicité de la police
tunisienne, puis séquestrée plus de trois semaines à Kairouan. Mais le 12 avril,
Amina parvient à s’enfuir. Le 1er mai, elle tente de s’introduire au meeting du
Congrès pour la République (CPR) (3), pour dénoncer la ministre Sihem Badi et le
«traitement infligé au peuple tunisien par ses nouveaux maîtres», avant que les
policiers ne l’interceptent. Le 19 mai, elle est arrêtée pour avoir tagué le
muret d’un cimetière à Kairouan, ville où devait se tenir le congrès du groupe
Ansar al-Charia (4), qu’elle voulait stigmatiser par une action d’éclat.
Incarcérée à Messadine, elle est inculpée pour détention d’un aérosol
d’autodéfense et profanation d’un cimetière, où elle aurait inscrit le mot
FEMEN, ce qui pourrait lui valoir jusqu’à deux ans et demi de prison. Amina
Sboui (Tyler) sera jugée le jeudi 30 mai. Pendant ce temps là, le mouvement
Femen lance une campagne pour collecter 4.000 Euros, afin de lui permettre
d’étudier en Europe.
Le 29 mai, trois militantes Femen, deux Françaises et une
Allemande, sont interpellées à Tunis après une action de soutien à Amina.
Plusieurs journalistes y sont agressés et trois sont interpellés pour avoir
filmé l’événement intitulé «Femen in Tunisia», où les jeunes femmes
manifestaient seins nus. Parmi les journalistes interpellés, trois travaillent
pour l’agence Reuters, deux pour la chaîne française Canal+, le dernier étant un
photographe indépendant. Inna Chevchtchenko, la dirigeante de Femen à Paris,
explique qu’il s’agit de leur première action dans le monde arabe. Le 30 mai
Amina est condamnée en première ins-tance à 300 Dinars ( 150 Euros) pour le port
d’une bombe lacrymogène. Mais c’est le 6 juin que, face à la persécution
judiciaire d’Amina et des trois jeunes femmes de «Femen in Tunisia» venues
manifester en sa faveur en Tunisie, l’«affaire» explose les frontières du pays
et le cercle des sympathisants du groupe Femen. En effet, l’oncle d’Amina, le
Dr. Sami Sboui, chercheur scientifique (Paris XII) et directeur de recherche à
EuroMedTextile, s’adresse aux trois présidents de la Troïka (5), ainsi qu’à la
presse tunisienne et internationale en une lettre forte et émouvante de
solidarité avec Amina et les trois Femen. En voici un fragment qui se passe de
commentaires :
« Ma nièce, Amina, est une adolescente fragile et très généreuse,
victime d’un étonnant acharnement politique et judiciaire qui n’a aucune
justification. Amina a publié sur Internet une photo seins nus, en solidarité
avec une campagne internationale des Femen, contre les extrémismes et les
machistes. Sa famille a compris que sa motivation est vraiment politique (après
avoir – souvenons-nous – tenté, au début, de la mettre au pas). La véritable
intention d’Amina, réagissant à tous les débats chauds menés par des extrémistes
sur Internet (inégalité des sexes, polygamie, séparation entre hommes et
femmes...), était d’être le porte-parole de la majorité silencieuse en Tunisie,
pour dire NON aux projets de certains excités extrémistes. Cet engagement
politique a coûté cher à Amina. Elle est désormais exclue de tous les lycées de
Tunisie. Aujourd’hui derrière les barreaux d’une prison, elle constate que ses
camarades de lycée et ses amis ont commencé à passer le BAC depuis hier...». Je
ne puis en citer davantage ici, amis lecteurs, faute d’espace rédactionnel; mais
je vous recommande instamment de lire cette belle lettre en entier sur Internet
où elle est reprise par de nombreux sites. (6)
L’acharnement dénoncé par le Dr. Sami Sboui n’a rien d’exagéré. Le
dernier exemple en date en témoigne. Déjà accablée par de nombreuses accusations
plus ou moins fantaisistes, Amina se voit en outre accusée le 19 juin par le
directeur de la prison de Messadine (Sousse) où elle est détenue, via un
télégramme envoyé au tribunal, de «refus d’obtempérer, d’agression d’un
fonctionnaire et d’atteinte aux bonnes mœurs». La présidente du comité de
soutien d’Amina, Lina Ben Mhenni, a pourtant expliqué que ses quatre gardiennes
de prison avaient assuré qu’Amina était innocente. Ben Mhenni a indiqué que,
après avoir usé de tous les moyens pacifiques, les mouvements de protestation
pour soutenir Amina pourraient connaître une escalade dans les prochains jours,
ajoutant que les fausses accusations portées contre Amina pourraient prolonger
le délai de sa détention à 14 mois ou plus et constituent une atteinte à la
liberté d’expression.
Début juillet, à l’occasion de la visite de François Hollande en
Tunisie, des ONG, dont Human Rights Watch et la Fédération internationale des
ligues des droits de l’homme l’interpellent concernant les condamnations du
rappeur Alaa Eddine Yaakoubi connu sous le nom de Weld El 15, ainsi que d’Amina
Sboui (Tyler). Sans grand effet, semble-t-il, car soucieux de se rabibocher avec
les autorités tunisiennes, suite à l’impardonnable affront, qu’avait infligé au
peuple tunisien le gouvernement Sarkozy/Fillon, le président français fait
profil bas. On se souviendra des déclarations néocoloniales de Michèle
Alliot-Marie en janvier 2011, offrant l’aide de la France au maintien de l’ordre
en Tunisie en pleine répression des manifestations par le régime Ben Ali. Alors,
si Weld El 15 s’en est tiré sans trop de casse (7), il n’en fut pas de même pour
la jeune fille. Le 4 juillet, celle-ci a vu en effet sa peine de 300 Dinars
( 150 Euros), proclamée en première instance, confirmée en appel. Mais ce n’est
là qu’une première «affaire», la création à répétition de nouvelles accusations
permettant à ses persécuteurs d’accumuler les peines et la longueur de la
détention préventive. Son maintien en détention a donc été confirmé au moins
jusqu’au 22 juillet, date de sa comparution pour outrage et diffamation de
fonctionnaire et pourra, vue sa «dangerosité» être prorogé, même en cas
d’acquittement, dans l’attente des prochaines audiences.
La cour a sans doute considéré que la libération d’Amina, si elle
en profitait pour se remettre à exhiber ses redoutables lolos, risquait de
compromettre la sécurité nationale bien plus gravement que les prédicateurs
wahhabites et salafistes incitant à la guerre sainte ou au meurtre, ainsi qu’à
l’excision, à la flagellation ou à la lapidation des femmes. Ces agitateurs
mortifères restent, eux, libres comme l’air. Dans l’état de droit
«post-révolutionnaire», c’est-à-dire islamiste «modéré» Nahdha, ces derniers
peuvent en effet pratiquer, notamment grâce aux financements en provenance du
Golfe, leurs incitations au meurtre et autres perversions sans le moindre
obstacle judiciaire ou policier. Aussi, la presse internationale et la
blogosphère confirmèrent dès le 11 juillet qu’Amina restait en détention pour
trois autres chefs d’inculpation: atteinte à la pudeur, profanation de cimetière
et appartenance à une association de malfaiteurs. (8) À cela s’ajouterait une
accusation d’outrage à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions, selon
l’article 154 du code pénal tunisien. (9) Cette accusation aurait été portée
contre Amina suite à sa dernière audience, durant laquelle certains avocats ont
parlé du fait qu’Amina leur a révélé des cas de torture dans la prison ou elle
est incarcérée.
L’ensemble des délits dont est accusée Amina, peuvent par
conséquent encore lui valoir deux à quatre ans de détention. Et l’on ne peut
qu’approuver Céline Lussato du Nouvel Observateur, lorsqu’elle conclut que, «...
face à un acharnement (aussi) féroce et injustifié, pour Amina, la situation
devient de plus en plus critique. Une nouvelle affaire (une de plus) illustrant
les tensions en Tunisie autour de la question des droits de la femme, alors que
le pays a porté au pouvoir quelques mois après la révolution de janvier 2011 un
gouvernement dirigé par les islamistes d’Ennahda. (10) On ne saurait évidemment
nier que le combat de et pour Amina va bien au-delà de sa personne, dont on peut
à la rigueur désapprouver certaines formes de protestation, ou les considérer
prématurées en pays musulman. Mais on ne saurait lui dénier la pureté de ses
motifs, qui ont même suscité l’admiration chez certaines de ses gardiennes de
prison. Tout comme son formidable courage d’ailleurs, que nous confirme son
avocat, Maitre Ghazi Mrabet, en publiant ce message d’Amina:
« Je n ‘ai pas peur... Que je sois gardée en prison pour longtemps
cela ne m’importe pas. Je ne suis pas folle, je suis libre. Je suis derrière les
barreaux mais je me sens plus libre que beaucoup de gens qui sont à l’extérieur.
Être derrière les barreaux n’est pas plus dur que d’être à l’extérieur à
regarder la dictature religieuse s’emparer de la Tunisie». Quant à vous, amis
lecteurs, si vous désirez témoigner votre solidarité à cette intrépide jeune
femme, vous en avez la possibilité en signant la pétition
www.avaaz.org/fr/petition/FREE_AMINA_LIBEREZ_AMINA.
Giulio-Enrico Pisani
*** 1) La plupart des données de ce récapitulatif se basent sur
différentes pages de l’encyclopédie Wikipedia, de Facebook, d’articles de la
presse tunisienne (Le Temps, Webdo, etc.) et internationale (Nouvel Obs, Huma,
etc.), ainsi que sur les déclarations de mes contacts tunisiens.
2) Allusion à son militantisme pour Femen, qui «déshonorerait sa
famille».
3) Le CPR a été fondé par Moncef Marzouki, président de la Ligue
tunisienne des droits de l’homme de 1989 à 1994 puis président de la République
à partir de 2011
4) Ansar al-Charia (Partisans de la charia) est un important
groupe islamiste salafiste connu notamment pour ses appels au meurtre des
«mécréants».
5) Troïka : gouvernement provisoire (ayant largement dépassé sa
durée légitime) constitué des 3 premiers partis de Tunisie, mais où le parti
islamiste Nahdha est majoritaire.
6) Notamment sur
www.webdo.tn/2013/06/06/loncle-damina-solidaire-avec-les-femen/
7) Accusé d’avoir insulté la police (boulicia kleb) Weld El 15
s’en est tiré entre-temps avec une condamnation de 6 mois avec sursis,
contrairement à ces autres blogueurs (Ghazi Beji et Jaber Mejri) qui ont écopé
de sept ans et demi fermes, pour insulte au Prophète Mahomet. Pays pas vraiment
tourné vers l’avenir, où l’on risque moins à se moquer des vivants que des
morts... d’il y a près de quatorze siècles.
8) Cette dernière accusation, tellement ridicule que même les
bornés en haut lieu l’ont compris, vient tout de même d’être abandonnée par le
procureur.
9) Être maltraité aujourd’hui dans une prison tunisienne et s’en
plaindre peut coûter cher. En effet, selon l’article 154 du code pénal tunisien
«Est puni d’un an d’emprisonnement et de 120 dinars d’amende quiconque, par
parole, gestes ou menace se rend coupable d’outrage à un fonctionnaire public ou
assimilé dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions».
10) ... ou Nahdha, forme que me conseillent d’employer mes
contacts tunisiens.
Dienstag 23. Juli 2013