vendredi 28 mai 2010

Giulio-Enrico Pisani présente Salah al Hamdani


Dans le dernier numéro de la Zeitung Vum Lëtzebuerger Vollek, notre ami l'écrivain Giulio-Enrico Pisani présente le poète irakien Salah al Hamdani :


Salah al Hamdani ou...
« L’exilé (qui) se couche seul entre les lignes de l’histoire »

Grâce à l’interview que Brigitte Giraud (1), écrivaine et artiste bordelaise, a mis en ligne, j’ai découvert le poète, acteur et dramaturge irakien Salah al Hamdani. Vous en faire partager les points forts et les commenter de mon mieux c’est bien sûr tout un. Quant à l’original, écoutez & voyez-le donc sur http://paradisbancale.over-blog.com/article-une-rencontre-avec-salah-al-hamdani-ma-video-49744167-comments.html ! Encore un de ces poètes et écrivains au génie passerelle entre sud et nord, orient et occident ! Un de plus, en fait, parmi ces esprits qui, attachés à leurs racines, à leur argile, comme dit Salah, savent pourtant voir et « empathiser » bien au-delà de leur pré carré. Je vous en ai déjà présentés quelques-uns dans ces colonnes, des Jalel El Gharbi, Amin Maalouf, Tahar Bekri, Abdellatif Laâbi, Mahmoud Darwich, Laurent Mignon, Hamid Skif, Boualem Sansal, Jean Ziegler et autres Tawfiq Zayyad, ces hommes dont se nourrit l’espoir.
Né en 1951 à Bagdad, Salah s’oppose à la dictature et aux guerres de Saddam Hussein, est exilé 30 années durant en France et s’oppose toujours... à l’occupation anglo-américaine de l’Irak. À l’instar de son « ancêtre »( ?) (2) Abu Firas al Hamdani, il commence à écrire en prison... politique. Il a 20 ans. Aujourd’hui, acteur et metteur en scène, il a joué dans plusieurs films, dont « Bagdad on/off » de Saad Salman, dont il a coécrit les dialogues et a interprété divers rôles au théâtre, dont L’épopée de Gilgamesh au Théâtre National de Chaillot et Kofor Shama, tournée européenne avec la troupe El Hakawatti de Jérusalem. (3) Il écrit et publie en arabe et en français de nombreux récits, nouvelles et poèmes. Certains de ses textes furent même publiés en arabe dans des journaux interdits en Irak à l’époque de Saddam.
« Je suis d’une famille modeste et nombreuse du centre de Bagdad », nous dit Salah, « et je me rappelle toujours mon père... Il disait : “Si tu sors et si tu n’as même pas dix centimes, ce n’est pas la peine de revenir à la maison.” C’est-à-dire qu’on est un enfant embarqué directement dans la vie ; on ne sait pas quoi faire. Alors il y a l’angoisse de l’enfant qui ne sait comment rentrer. Il n’avait pas de violence, mais c’était un lâche. J’ai commencé à travailler pratiquement à l’âge de sept ans. Avec insistance, je pleurais, je disais à mon père que je voulais aller à l’école... Puis je suis allé à l’école... »
Et voici quelques extraits des réponses de Salah al Hamdani à Brigitte Giraud, qui nous le présente comme « le Poète entre deux rives » et précise qu’elle a filmé l’entrevue au théâtre « La Boîte à jouer » de Bordeaux le 24 mars 2010. C’était juste avant le spectacle “Au large de douleur”, mis en scène par François Mauget du Théâtre des Tafurs d’après le livre de Salah, dans le cadre de « Demandez l’impossible - Le Printemps des poètes ».
Lorsque Brigitte lui demande : « Qui est-tu vraiment, Salah : écrivain, poète, certes, mais « au large de quelle douleur ? » (4), pense-t-il seulement à son poème « …Tant de jours / où Bagdad glisse dans un raz de douleur / qui recouvre / d’éloignement / les remous du deuil./ Et aujourd’hui, / l’Euphrate berceau des voiliers / dans les mains d’un pirate./ Tant de nuits / à écouter les gémissements des palmiers / comme un parjure à toutes les souffrances./ Il est tant de blessures à te dire encore : / Je veux que la vie soit aux habitants de Mésopotamie / ce que leur bourreau est à la tombe… », qui sera dit dans quelques instants ? Qui sait ? Quoiqu’il en soit, il sourit et précise modestement :
C’est important pour un écrivain de venir écouter les autres dans son propre texte. On a un autre écho. J’ai (...) quelques ouvrages parce que je ne peux pas tout amener, donc c’est à moi de trimballer mes livres, un vendeur de tapis, quoi ! Je suis un ancien exilé du régime de Saddam Hussein ; en fait c’est ça. (...) on parle des exilés d’aujourd’hui, des gens qui fuient l’Irak parce qu’il y a des problèmes catastrophiques, mais des vrais exilés de Saddam, on n’en parle plus, comme si on n’était plus des victimes. Pourtant on a souffert avec ce régime.
Dans ta chair, tu as souffert ?
J’ai été torturé, j’ai été condamné.
Ce qui fait que lorsque tu es venu en France, tu t’es plus ou moins sauvé, il fallait sauver ta peau ?
Oui, un exilé, sa tête est mise à prix, c’est pour ça qu’il est exilé. Il n’est pas immigré (...) l’exilé a un projet politique pour son pays, c’est pour cela aussi qu’il est exilé et qu’il reste une menace. (Plus tard, à deux pas de là, les spectateurs d’« Au large de douleur » entendront : « L’exilé se couche seul / entre les lignes de l’histoire / tandis que les larmes de sa bien-aimée / elles aussi / montrent la noyade du fleuve. »)
Et depuis la France, tu as une façon de résister, d’entrer en résistance ?
Oui, j’ai été engagé jusqu’à aujourd’hui. Je me suis engagé dans des partis politiques contre le régime, j’étais responsable de la Ligue des artistes irakiens démocratiques en France (...) Je suis à visage découvert, je n’ai pas de cagoule, et donc c’est une menace à la fois sur ma vie et sur ma famille en Irak. C’est un risque à prendre à un moment donné et que j’ai pris, bien évidemment. J’ai milité, j’affichais la nuit pour dénoncer le régime, là où on sait que se trouvaient les services de renseignements de Saddam Hussein. C’est une bataille de toutes les nuits (...), de toutes les saisons. Il y a des militants en France qui militent contre les fachos, contre les ambassadeurs, ou des ministères.
Mais ici, on risque moins ?
Non, ils peuvent nous tuer, ce n’est pas caché. Ils ne se cachent pas (...) les fachos. Je me rappelle qu’un jour, devant l’ambassade de l’Irak, un policier français a été tué et après, Saddam a payé...
Mais comment est-ce qu’ils voyagent en Irak, tes livres ?
Ils ne les connaissent pas.
Même sous le manteau ?
A une certaine époque, mes textes passaient en arabe, pas en français, bien entendu. Certaines radios libres, dans le nord de l’Irak, (...) Kurdes, passaient mes textes, et les gens les écoutaient... Après trente ans, arrivé à Bagdad, je n’ai rien reconnu. (...) J’arrive. Il y a une maison. Je suis je ne sais où. En trente ans, les gens ont vécu, ils ont fait le deuil aussi, ils ont fait le deuil de toi, tu n’existes plus. Donc tu réveilles toute cette histoire ancienne et du coup toute la douleur remonte. Dans ce livre, “Le retour à Bagdad”, j’explique comment la porte s’ouvre, et les gens sont venus courir vers moi comme si une flamme était dans leur vêtement. C’était ça. On attrape l’autre, on a tellement d’amour à lui donner, on ne sait plus quoi faire, on le mord, on l’embrasse, on lui tire les cheveux, on ne sait pas... Quand après trente ans d’exil, il y a la rencontre avec la mère, elle ne sait pas quoi faire, cette pauvre femme, moi non plus d’ailleurs. Donc les larmes, cette lamentation, les pleurs... On pleure pendant une demi-journée. Après, tu te dis, bon, qu’il faut arrêter, que la vie continue... »
(Un très beau poème de Salah, « Seul le vieux tapis fleurissait le sol » évoque ce moment d’égarement et de bonheur : « La maison avait changé d’adresse / ma photo avait changé de place / la table avait été pliée derrière la porte / la chaise de mon père, aussi,/ seul le vieux tapis fleurissait le sol // Je t’ai trouvée enfin / dans un jardin nu / avec ton grand châle noir / l’esprit en dérive / enfilée dans tes prières / l’âge cousu sur le visage // J’ai cru serrer un palmier agonisant / Puis dans mes bras,/ j’ai reconnu ma mère. »).
Le rapport avec la terre est très fort, non ?
Oui, bien entendu, l’Irak est un rapport direct avec l’argile. L’Irak est une terre d’argile, une terre fertile. La Mésopotamie... bien entendu, c’est une relation avec la terre...
L’entrevue prend fin, car la rencontre avec le public commence. Brigitte nous avoue : « Moi, j’aurais aimé prendre dans ma boîte à images et à mots, ce qu’il dit de sa rencontre de lecture avec Albert Camus, qui est à l’origine du choix de sa terre d’exil. “Un pays qui avait porté un tel homme ne pouvait pas être mauvais. C’était là, en France, où je devais aller.” » Camus ? Et pourquoi pas ? Quand je pense qu’il y en a pour comparer son « ancêtre » Abu Firas à Edgar Poe !
***
1) Brigitte Giraud a publié aux Éditions Le Bord de l’eau « L’anorexie, un mystère galvaudé » ; chez Pleine Page « La Nuit se sauve par la fenêtre » et « Des ortolans et puis rien » ; chez l’Harmattan « L’éternité, bien sûr » et anime plein de choses, dont le blog paradisbancale.over-blog.com
2) Ancêtre ? Qui sait ? Parent en poésie de prison comme Villon, de Viau Marot, Chénier, Apollinaire, Pellico, en tout cas. Peut-être aussi de nation, car né à Mossoul (Iraq) en 932 et mort à Homs (Syrie) en 968, Abu Firas al Hamdani est un poète de la grande famille des Hamdanides (Haute Mésopotamie). Capturé par les Byzantins lors d’une bataille, il écrivit notamment les « Rûmiyyât », son recueil de poèmes le plus connu.
3) La troupe El Hakawatti est attachée au Palestinian National Theatre (PNT), association non lucrative oeuvrant pour la vie culturelle de Jérusalem avec des programmes artistiques, pédagogiques et ludiques, qui reflètent les aspirations du peuple palestinien.
4) Allusion à l’ouvrage « Au Large de douleur » de Salah al Hamdani, L’Harmattan, Paris, 2000, dont est inspiré le spectacle et sont extraits ces vers. Autres publications en français : voir encadré !
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Gorges bédouines, Le Cherche Midi, Paris, 1979
Les Hauts Matins, L’Escalier blanc, Paris, 1981
Mémoire d’eau, Caractères, Paris, 1983
Traces, Editions Spéciales, Paris, 1985
Au-dessus de la Table, un Ciel, L’Harmattan, Paris, 1988 et 2001
Le Doute, Caractères, Paris, 1992
Mémoire de braise, L’Harmattan, Paris, 1993
L’Arrogance des jours, L’Harmattan, Paris, 1997 *
Ce qu’il reste de lumière, L’Harmattan, Paris, 1999
Au large de Douleur, L’Harmattan, Paris, 2000
J’ai vu, L’Harmattan, Paris, 2001
Le cimetière des oiseaux La traversée, L’Aube, France, 2003
Le Cimetière des oiseaux (récits), suivi de Bagdad mon amour (poèmes),
Éditions de l’Aube, 2003, avec la collaboration d’Isabelle Lagny.
Le retour à Bagdad, Les points sur les i, 2006
Bagdad à ciel ouvert, L’Idée bleue / “Les Écrits des Forges”, 2006
Bagdad mon amour, Les Ecrits des Forges - FIP (2008)
Le balayeur du désert, Editions Bruno Doucey (2010)
Giulio-Enrico Pisani

jeudi 27 mai 2010

Musée de Salakta (suite et fin)


Stèle votive
Musée de Salakta
Cette stèle, j’ai envie de la baptiser « stèle de la symétrie » : deux dauphins de part et d’autre d’un trident, attribut de Neptune. Plus haut, deux disques. Vraisemblablement la lune (luna) et le soleil (sol) ou Séléné et Hélios mais sans aucun de leurs attributs, impossibles à identifier sans doute parce que la question du genre importe peu : les principes mâle et féminin sont pacifiés. La lune et le soleil ne sont que leurs disques, ils ne sont plus que comparants. Sans doute un mode stylisé pour dire figure, visage. Ou mieux encore, ils ne sont plus que deux yeux. Un regard venant de loin.
Tout en bas, comme pour faire pendant à ces deux disques le visage du dédicant, très stylisé. Il est dans la droite ligne du trident. Il est représenté sous un arc de lauriers qui joue, géométriquement, le même rôle que le trident puisque tous deux introduisent des subdivisions dans la stèle, horizontale pour l’un, verticale pour l’autre. Le tout se présentant comme un écu, comme un cœur stylisé.

dimanche 23 mai 2010

Eros funèbre


Musée de Salakta.

Eros funèbre.
Musée de Salakta. Des deux côtés d’une stèle funéraire, on peut voir sculptés deux Eros funèbres reconnaissables à leur torche renversée. C’est Eros sous les traits d’un génie de la mort. Tout semble indiquer que celui qui présidait aux joies de la défunte est affligé de la voir partir. On a cru y voir également une figuration du défunt sous les traits de la divinité espiègle. En réalité, il est difficile de comprendre la nature de cet Eros funèbre sans invoquer l’influence grecque. La mort, épousailles funèbres, n’est que le retour vers les temps liminaux. Selon Hésiode, le monde est né de la rencontre entre Eros et Chaos. Dans cette perspective, chaque étreinte amoureuse serait l’actualisation de la parenté entre Eros et Thanatos. Et il semble que chaque mort soit la répétition de cette rencontre liminale. Les Romains ont emprunté aux Grecs cette « erophanie » comme on peut le voir dans cette statuette funèbre qu’expose le musée Carnavalet (statuette libyenne),



comme on peut le voir à Salakta et comme on peut le voir dans les nécropoles grecques d’Asie mineure.
Ici, malgré les sévices du temps qui rendent illisibles les détails, on peut avancer qu’Eros ne semble pas très affecté par le départ de la défunte. On ne voit pas chez lui les signes de la douleur : la torche n’est pas écrasée, il n’est pas voilé, il n’a pas la tête inclinée et il a ses deux ailes. Tout se passe comme s’il se réjouissait à la perspective d’une rencontre éternelle. La flamme semble prête à reprendre feu. Eros funèbre mais presque ravi.

vendredi 21 mai 2010

La mosaïque d'Ostie de Salakta


Une journée à Salakta
Salakta, près de Mahdia. Selon Procope, ce fut la première étape de Bélisaire dans sa marche sur Carthage qu'il reprend aux Vandales en 533.
Une mer turquoise, un village paisible et un petit musée d’une grande richesse. Présentons d’abord sa mosaïque d’Ostie. C’est ainsi que sont appelées les mosaïques en noir et blanc. Au premier blanc, deux dauphins se faisant face et séparés (ou réunis) par un poulpe dont la pêche faisait la richesse de la ville. Au milieu faisant pendant aux deux dauphins, deux navires l’un à trois mâts, l’autre à deux mâts avec une cabine centrale. A l’arrière plan, un phare qui fait penser à celui d’Alexandrie, d’Ostie ou –vraisemblablement de Salakta, l’ancienne Syllectum. Il n’y a aucune trace de ce phare aujourd’hui. Des fouilles marines demandent à être menées. Elles révéleraient des richesses inouïes.
Sur le plan épigraphique, on peut lire : « M F » pour « multum feliciter » « avec beaucoup de bonheur/de chance ». Ces lettres « MF » sont également visible sur la première voile du navire de droite. En dessous, on peut lire « Naviculari syllecticini » c’est-à-dire « armateurs de Syllectum ».

mercredi 19 mai 2010

De l'avant-goût


كتاب الرازي الخاوي في الطب L'oeuvre de Rhazès : Liber Continens
Voici un extrait de ma communication au colloque "Le Goût" qui s'est tenu de la Faculté des Lettres de la Manouba les 13 et 14 mai :

Tout se passe comme si l’avant-goût était le substitut d’un autre mot « prélibation » dans le sens que lui donnait l’Antiquité « action de prélever les prémices, en libation aux dieux ; action de prélever quelque chose sur un tout ». On sait que le mot a été perverti par la féodalité qui en a fait un synonyme de « droit de cuissage ». Notons que le mot « prélibation » de « prelibare » (goûter une boisson auparavant, entamer, faire une libation) a évolué autrement en italien. « Prelibato » désigne une boisson ou un plat délicieux préparé avec amour.
Chez Rhazès, on trouve cette évocation dans son ouvrage traduit en latin sous le titre Liber Continens d’une sensibilité de la langue telle que le sujet éprouve des saveurs qui n’existent pas. « Il arrive également que l’on éprouve un certain goût dans la bouche sans avoir rien goûté et cela est dû à l’excellente qualité de perception de la langue »
وقد يعرض أيضاً أن يكون الإنسان يجد طعم شيء في فمه من غير أن يذوق شيأ وذلك يكون من جودة حس اللسان.
الرازي الحاوي في الطب
On trouve à peu près ce même motif d’un goût se passant de ses conditions habituelles dans l’hagiographie chrétienne. S’agissant de Saint Roman d’Antioche, René François Rorhbacher écrit dans sa monumentale Histoire universelle de l’église catholique (Volume VI, p. 38) : « le juge le condamna à avoir la langue coupée. Un médecin, nommé Ariston, qui, par faiblesse, avait renié la foi, se trouva présent. Comme il avait sur lui les instruments nécessaires pour cette opération, on le contraignit malgré lui à couper la langue du martyr ; mais il la garda comme relique précieuse. Le martyr fut envoyé en prison. En entrant le geôlier lui demanda son nom. Il le dit, et parla encore depuis à toute occasion, prononçant mieux qu’il ne faisait avant qu’on lui eût coupé la langue, car naturellement, il bégayait ». Cela se passait en l’an 303.
Perdre la langue est ici la condamnation du martyr. Saint Roman d’Antioche devient éloquent suite à ce châtiment qui aurait dû le réduire au silence.

dimanche 9 mai 2010

De la cuisine relevée par la poésie par Henri Deluy. ( Suite et fin)


Le « lait de lion »
Plus connu sous le nom de « raki », une eau de vie parfumée à l’anis, comme on la trouve, sous différentes formes, tout autour de la Méditerranée, et qui précède et accompagne l’arrivée des « mézès », qui ne sont pas des « amuse-gueule », ni même des « hors d’œuvres », plutôt des « entrées » qui n’en finissent pas, et peuvent recouvrir de larges tables…Petits plats, bols, assiettes, minuscules casseroles, saladiers, verres, truelles, raviers, soucoupes, toute une vaisselle de circonstance présente des dizaines et des dizaines de préparations chaudes ou froides (ou en train de refroidir…), des assortiments dans lesquels on peut retrouver les restes d’un repas antérieur, les « chiche-kebabbs », les brochettes, les papillotes d’agneau, le poulet au miel…
L’aubergine
Mais les mézès, ce sont surtout les aubergines, les pansues et les naines, farcies ou frites, en purée, en confiture, en tranches, avec oignons et tomate, aux fines herbes, et les petits légumes en saumure, les salades au yaourt (piment rouge, menthe…), les feuilles de vigne (ou de choux) farcies au yaourt, au fromage, les taramas, les œufs durs, les poissons du jour (anguille, dorade, maquereau, sardine, thon), en boulettes, ou grillés, poêlés, pochés, très cuits ou presque crus, les coquillages, les crustacés, les viandes séchées (pasterma), les langues de bœuf émincées, les purées de fève, les champignons marinés, les haricots blancs en sauce, les concombres (« chorba », soupe, au yaourt…) hachés ou non, les saucissons coupés, les fines courgettes accommodées, les olives, toutes les olives, et aussi, les calamars, les feuilletés divers, les pois chiche, les tripes à la cuillère…
Et il y faut aussi, il y faut encore, les pâtisseries, les « kadayf » aux pistaches, les « halva », les « rahat loukoum » (« repos de la gorge »), les fruits secs, les fruits frais (melons, pastèques…)
Et s’attendre à ce qui va suivre (mais allez donc reprendre du pied de mouton à la crème d’anchois, après ça !)…
Car il faut, bien sûr, l’appétit, et la force de vivre…

samedi 8 mai 2010

De la cuisine relevée par la poésie. 1


Le poète Henry Deluy publie ce texte gourmand dans le dernier numéro de la revue Action Poétique

Henry Deluy,
Les mézès
La Méditerranée, La Mer Egée, la Mer de Marmara, la Mer Noire, le Bosphore, et, de l’Anatolie au Capadoce, de grandes villes, Ankara, Istanbul, Antioche, Pergame, Smirne, Trébizonde, où se plonge la rumeur de très antiques cultures et d’une très vieille histoire.
Et aussi de petits ports, des villages de montagne, des populations diverses…Des façons de vivre.
Des cuisines.
Des cuisines qui se fondent en une cuisine à la fois méditerranéenne, asiatique, américaine, européenne, ouralienne, caucasienne, arménienne, égyptienne, indienne, kurde, musulmane, orthodoxe, chrétienne, juive, roumaine, italienne, libanaise, portugaise, et même française !
Une cuisine du hachis, du mélange, de la farce, de la macédoine, du panaché, du ragoût, une cuisine de la diversité et de l’exubérance, et de fortes saveurs, le miel, le sucre, le piment, les miels, les sucres, les piments, les épices…
Les grands classiques
Les ragoûts de mouton, qui n’économisent pas le gras, les ragoûts de poulet (cuit, désossé, avec des noix…), les « mulets pilaki », gratin de muge tranché épais, à la sauce rouge relevée, les salades de moules (aneth…), les « délices de l’imam » (« imam bayildi »), l’imam évanoui, aubergines farcies – oignons, tomates, ail, sucre, persil, pas de viande…), et les aubergines farcies telles qu’elles nous sont parvenues, et les moules farcies (cannelle, pignons, raisins secs…), et les pilafs de riz, les fromages blancs, les « chiche-kebabs » (viandes marinées, agneau, bœuf, poulet, tranches d’aubergine, de poivron, de tomate…), et les « böreks », sortes de « briks » comme on les connaît dans le Maghreb, fourrés de fromages ou de viande, ou de légume, les omelettes superposées, les crèmes de raisin, les gâteaux aux amandes, sans oublier le « khâviar », rare sur les marchés, mais dont le nom est incontestablement turc.
Et le café, le « café turc », qui ne s’oublie pas…

mercredi 5 mai 2010

Voyage de Giovanni Dotoli


Giovanni Dotoli
Universitaire, traducteur et poète, Giovanni Dotoli est une des figures les plus marquantes de la francophonie en Italie. Dernière publication en date : Le Sang du sel aux éditions du Cygne. Je reprends ici un poème que Le Courrier de la Francophonie de Constantin Frosin, vient de lui publier :


Voyage
1
Je cherche l’infini
Entre le soleil et la lune
Le matin
Au balcon du ciel
2
Gonflé de sang
J’échange l’éclat
Avec le vide du temps
Les mains ailées
3
Ta figure passe en cortège
De points d’or au jasmin
Tu gardes le silence de la pierre
Ouverte depuis mille ans
4
Viens je t’attendais
Un oiseau de l’Océan
M’a indiqué la route du vide
Face-à-face avec la tige du mystère
5
Le couchant s’ouvre sur le monde
Un instant d’azur
La terre a la couleur de la vie
Elle est bleue
Sur le chemin de Vénus
6
Je redis le cours de tes veines
Le ciel recommence son chemin
Où va-t-il ?
7
Nous nommons étoiles et planètes
Naissance du monde
L’arc atteint le point invisible
Inscrit au centre
Entre l’ici et le là-bas
8
Plus de nuits
C’est le lieu de l’ Aube
C’est le lieu de la Parole
C’est le lieu de l’Amour
C’est le lieu de la Poésie
C’est le LIEU

lundi 3 mai 2010

Nouvelle page dans la littérature carcérale en Tunisie


Un nouveau récit autobiographique vient enrichir la littérature carcérale en Tunisie. Il s’agit de l’excellente autobiographie de Mohamed Salah Fliss « ‘Am Hamda Al ‘Attel عم حمدة العتال», un texte poignant, à la langue savoureuse.
Aucune haine, mais de la clairvoyance. Aucun ressentiment, mais de la poésie. Aucune mièvrerie, mais de la fermeté. Voici un extrait traduit pour vous. L’auteur est en prison à Borj Roumi dans les années 1970, on lui apprend le décès de son père :
L’espace n’était plus celui d’une prison pas plus que le temps n’était celui de l’arrestation. La trame n’était plus celle d’un prisonnier politique sous un régime dont la marge de tolérance est réduite à zéro… Je n’étais plus rien que celui-là qui a perdu son père et j’étais séparé de lui par des murs d’intolérance, des barbelés de réjouissance à me voir dans la peine ainsi que d’autres vilenies émanant d’esprits obtus et sectaires…
Mes trois compagnons cherchent à me faire parler ; je me suis enfermé dans le silence, perdu dans d’autres mondes où ils ne pouvaient m’atteindre. Renfermé sur moi-même, je déniais leur présence.
Le regretté Docteur [Ayed] n’eut de cesse de me provoquer et d’exiger que je parle de peur de me voir sombrer dans un sérieux traumatisme. N’y étant pas parvenu, il se mit à me gifler fébrilement et à me crier de répondre à des questions que je n’avais pas entendues moi qui tenais bon dans mon silence renfermé.
Le regretté Nourredine Ben Khedhr ne put s’empêcher d’éclater en sanglots et de crier : « Voilà que je pleure à ta place ». On l’entendait pleurer, alors que j’étais silencieux et que je n’avais pas versé une seule larme comme si la scène n’était pas d’abord la mienne et comme si le drame n’était pas précisément le mien. Nourredine me serra chaleureusement dans ses bras et de toute la force de la fraternité, il m’invita à pleurer. Mais toutes mes larmes avaient disparu au loin, emportant ma perception de l’espace et du temps ainsi que ma conscience de la présence de ceux qui étaient venus pour me soutenir et que j’avais délaissés subrepticement me rendant très loin, au plus profond…

jeudi 29 avril 2010

Note de lecture de Tahar Bekri

Le poète Tahar Bekri vient de publier dans Cultures Sud une note de lecture sur mon recueil Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête (éditions du Cygne). Voici un extrait de cet article qu'on peut lire en intégralité sur http://www.culturessud.com/contenu.php?id=219



Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête

Note de Lecture de Tahar Bekri

On connaissait l’universitaire et poéticien tunisien, auteur d’ouvrages consacrés à Baudelaire, Jules Supervielle, Michel Deguy, Claude Michel Cluny, la Luxembourgeoise, José Ensch, voici le poète plongé dans une écriture soufie où la référence à la mystique musulmane est manifeste.

D’Ibn Arabi à Rûmi en passant par Jamil, en connaisseur de l’arabe et du français, Jalel El Gharbi met dans ces deux langues tout son savoir rhétorique, stylistique, fait parler la grammaire et la philologie, passe en revue le vocabulaire et l’étymologie. Il établit ainsi un dialogue Orient/Occident jusqu’à se réclamer d’un concept qu’il nomme Orcident...

lundi 26 avril 2010

Question de Kif




Extrait d’une communication présentée lors du colloque annuel de La Faculté des Lettres de La Manouba. Ce texte paraîtra dans les actes.


Evoquant le « Kif », Albert Memmi écrit : « Le Kif est un état de l’âme. Une chaise à l’ombre, à la fin de la sieste, où la chaleur imperceptiblement se transforme en fraîcheur ; au crépuscule où lentement les couleurs se changent en nuit. Ce vieil homme assis sur la terrasse blanche du café du Phare devant la mer immense, que je retrouvai à la même place, le soir : se réjouissait-il de l’infini ou était-il au-delà des plaisirs ? Le kif est-il cet au-delà ? »[1].
Le Kif est un état d’impassibilité à cela qui agite le monde doublé d’une sensibilité aiguisée pour les menus plaisirs : le café, le verre de Boukha, le chant d’un oiseau, une rose, un bouquet de jasmin. Rhétoriquement, on peut avancer que le kif est une désaffection pour l’hyperbole et une affiliation à l’euphémisme. Ce n’est pas le farniente mais le farniente est une de ses conditions. Généralement le kif exige la solitude. On pourrait peut-être le rapprocher de l’ataraxie épicurienne. Notons que la première source du « kif », c’est le cannabis, le kif, ou alors tout ce qui peut se substituer à lui, et créer la même léthargie qu’il donne. Le verbe familier « kiffer » signifiant « apprécier », goûter au plaisir de quelque chose est très proche du sens que lui donne Albert Memmi. La section Kif du recueil égrène tour à tour les menus plaisirs du kif : le « hachich », « un œillet sur l’oreille », le luth, la sieste, le café, les baignades à Dermech. Le Kif, c’est l’ivresse trouvée par tous les moyens, c’est le sens dans un monde insensé. Il rappelle en cela l’ouvrage de Philip Delerme, La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Il serait également à rapprocher de ce que Nicolas Bouvier appelle dans son irrésistible Usage du monde « plaisirs modiques ». Evoquant son compagnon Thierry Vernet, il note : « Il profitait de la moindre grippe pour faire peau neuve, se remettait rapidement et menait sa convalescence à coups de plaisirs modiques et bien dosés : un verre de thé sous les peupliers, une promenade de cinquante mètres, une noix, penser dix minutes à la ville de Stamboul ou encore, lire de vieux numéros de Confidences, prêtés par une de mes élèves, et qui lui valaient bien des satisfactions. Le “Courrier du cœur” surtout. Il y avait des perles signées « Juliette éplorée (Haute-Saône) ” ou “ Jean-Louis surpris (Indre) ”… “Je ne l’ai pourtant pratiquement jamais trompée, exception faite d’aventures de voyage qui ne m’ont presque rien coûté… ”»[2] . Le kif est moins anodin qu’il n’y paraît qui repose sur une autre sémiologie du monde donnant accès au sacré. Ce sacré qu’un rien, par exemple une amande, suffit à exprimer.
[1] Le Mirliton du Ciel, pp. 36-37.
[2] Nicolas Bouvier : L’Usage du monde. p. 205. in Œuvres. Quarto Gallimard. 2004.

lundi 19 avril 2010

Michel Collot

Portrait. Peinture romaine. Musée municipal de Sfax.
L’incontournable peinture dans Chaosmos de Michel Collot

Chaosmos est d’abord le recueil des choses pactisant avec leur négation. Il ne s’agit pas pour le poète d’apparier des réalités dichotomiques mais de transcender ces dichotomies dans une perspective que je qualifierais de moniste, une perspective qui verrait dans le flux et le reflux, dans l’affirmation et la négation un même mouvement. Chaosmos est le recueil de l’osmose entre le chaos et le monde ; entre la forme et sa destruction. Pourtant, la figure qui rendrait le mieux compte de l’œuvre de Michel Collot, n’est pas le zeugme et encore moins l’oxymore sans doute parce que dans cet univers poétique, les dichotomies ne sont pas ressenties comme telles. Comme dans l’œuvre de Caspar David Frederich, on voit ici cette parenté, cette contiguïté entre cime et abîme : « l’espace de la passion n’a rien d’un paysage. Tout entier vertical, dépourvu d’horizon, fracture, il est l’abîme et simultanément la cime, où culmine, en un surplomb brutal, le visage de l’autre. »
L’expression lexicale de cette parenté serait la fréquence du recours aux affixes privatifs « dé », « dis » dans les paires du type joint/disjoint ; nouer/dénouer ; faire/défaire ; apparaître/disparaître… Si de tels antonymes sont fréquents dans l’œuvre, c’est sans doute parce que la forme négative conserve en elle-même sa négation, l’affirmation. Tout semble indiquer que chez Michel Collot les dichotomies doivent demeurer irrésolues. Par exemple, faire / défaire ne sont pas des antonymes, mais deux corollaires. Tout ce qui se fait se défait ; dit autrement cela donnerait des truismes comme : vivre, c’est aussi mourir. Le phénomène – tout phénomène - est toujours pris dans le battement apparition / disparition dans une perspective qui insinue que l’être et le néant sont les deux volets d’une même réalité. C’est ce que suggère le poème « Sounion », poème soucieux d’établir un « trait d’union entre terre et ciel, équilibre entre élan et forme, vide et plein ». La suite du poème ne fait que corroborer ce souci. Au mot-valise du titre, le recueil cherche à faire correspondre une réalité-valise.
Le poète se maintient dans ce point qui est à la fois paroxysme, oxymore et paradoxe. Tout cela que Michel Deguy proposait d’appeler « paradoxymore » c’est-à-dire le paradoxe de l’oxymore inscrit dans l’unité et dans la durée que semble lui conférer le mot-valise. Il faut que l’acmé soit bien plus qu’un frêle instant dans la prise de parole ; il faut que la cime ne soit pas que le prélude du précipice. En un mot, il convient que l’éphémère perdure et que le néant soit habitable.
On est en droit de s’interroger sur la nature de ce principe qui fait que tout se mue en sa négation. Métamorphose dont on voit le résultat dans maintes occurrences. C’est « le bâtisseur [qui] convertit la force en douceur » ou : « le silence [qui] s’arrondit en milliers d’échos ». La réponse est susurrée par le poème de la page 88 : « Matière, lumière, que tout oppose : les unir, en s’enfonçant dans l’épaisseur pour en exprimer une clarté nouvelle, qui ne relève plus de l’idéalité, mais sourdement émane du plus obscur de l’être : des tâtonnements aveugles du geste, de la nuit de la chair, du cœur dense et ténébreux de la substance ». La suite du texte évoque l’expérience picturale comme puisant dans la contradiction. Voici le travail du peintre résumé par Collot : « Animer et différencier la matière pour l’arracher à l’inertie, la disposer à rayonner. Rendre visible la lumière, en la privant de sa transparence, pour lui donner une consistance ».
L’œuvre de Michel Collot semble vouloir signifier la synonymie des antonymes. Pour cela, le poète semble procéder à une relecture du monde, beaucoup plus à la manière de Jules Supervielle qu’à celle de Victor Hugo. Je pense à Supervielle surtout pour la place qu’occupent les nuages chez les deux poètes. Chez Michel Collot, les nuages sont une jonction entre dynamique et statique : « un nuage immobile s’étire, change insensiblement de forme. Les cimes dardent leurs glaciers, irradiés de lumière, crevassés d’ombres violentes. L’immuable et l’éphémère, le tendre et le cruel un instant s’équilibrent. Boucliers suspendus dans la paix de l’azur ». Il semble le mouvement qui remporte le plus l’adhésion du poète soit celui qui relève d’un changement de point de vue du sujet que d’un déplacement de l’objet observé. Dit autrement, il semble que le mouvement par excellence soit dans l’évolution de notre perception. Cela fait penser à l’anamorphose. Le monde est une anamorphose. Il y a partout un crâne caché, l’ombre de la mort. « Les Ambassadeurs » de Holbein représente bien plus que le portait de deux ambassadeurs ; c’est l’image du monde, son paysage.
La peinture est tout à la fois la clé et l’énigme de l’œuvre de Michel Collot tant il est difficile de savoir si, décrivant un spectacle- le poète évoque un paysage ou une représentation du paysage. Il serait trop facile d’attribuer cela au goût du poète pour le pictural et à sa prédilection pour l’image.
Michel Collot aime à diffracter les images, à créer des échos, à multiplier les reflets. Dans cette entreprise, le pictural est le meilleur biais par lequel se dit le poétique. On peut même avancer que tout concourt ici à suggérer l’idée que le pictural est une image du poétique. Sans doute parce que la figure ne peut être saisie que figuralement ou mieux encore par des figures, par des représentations, par la peinture. Le pictural n’est ni le reflet du monde, ni sa doublure, ni son pendant. Il est mode de lecture du réel, un des modes sous lesquels le poétique se donne à voir. Sans le biais du pictural, le monde ne se caractériserait pas par ce renouvellement permanent qu’on lui voit sous la plume de Michel Collot.

lundi 12 avril 2010

Article de Béatrice Libert


« Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », Jalel El Gharbi, Editions du Cygne, 2010.
Article de Béatrice Libert, Liège, le 10 avril 2010.

Quel livre édifions-nous lorsque mot à mot nous écrivons fragments sur fragments, dans la solitude de la chambre, sous la lampe silencieuse? Quel livre Jalel El Gharbi a-t-il constitué dans sa retraite tunisienne ? D’une insaisissable beauté, il subjugue, fascine, ennoblit.
En voici l’incipit : « Dieu qui mettez le poète sur le chemin de l’amour ». Avec lui, un ton nous est donné, ainsi que quatre mots clefs propres à la démarche de ce fin lettré universitaire. Il y a le mot « Dieu », témoin de la part sacrée présente en chaque être, plus vive, plus exacerbée, semble-t-il, chez l’artiste. Et le poète écrit comme il prie. Il y a le mot « poète », cet orfèvre de la parole, arpenteur de tous les possibles. Et l’auteur en a fait la quête de sa vie intellectuelle. Il y a « chemin », aller, retour, croisement, carrefour, échange, voie vers l’ineffable, quête infinie du poème. Et Jalel est un grand voyageur. Enfin, il y a « l’amour ». Et « Peut-on aimer hors de l’enceinte du poème et de l’attente ? »
Vers fondateur, posé au seuil du livre, avec la volonté de marquer un territoire poétique, de l’orienter, de mettre sur orbite, le poète, le poème et le lecteur. Et sitôt la balise arrêtée, voici que le poète veut déjà la déplacer, rêvant de la métamorphoser. Le poème est un être vivant.
Y a-t-il sur ce rocher érigé par les aigles
De quoi tromper l’étendue et ses faims
Rapiécer ses questions
Et connaître l’objet de son amour
Y a-t-il sur ce rocher qui convertit
La profondeur en vertige
Cette vérité enfermée dans un livre
Que personne n’a encore lu (…)
A l’écoute du vieux maître soufi, le lecteur essaie toutes les passes, celles où rayonnent le sens et le souffle. Et il se sent partout chez lui. Bien dans ces mots comme dans ces silences, bien dans ces reprises comme dans ces questions, bien dans ces évocations millénaires ou ces instants glanés hier. Jamais abstraite, la poésie d’El Gharbi ouvre sur la beauté absolue, celle de l’être habité par l’Esprit, chercheur d’âmes comme on était jadis, en d’autres lieux, chercheur d’or.
Etre la paume ne demandant rien au fruit
Ou le fruit n’espérant rien de la main
La soif ne voulant pas vider sa source
Ou la source désespérant de la soif (…)
Revisitant l’abécédaire du vieux maître soufi, il nous offre un éloge magnifique et mesuré, charnel et spirituel, des lettres dont il réinvente l’alif et le bê, le jim et le dal, le hê et le wê... On écoute le grammairien, on boit ses paroles ; sa sagesse entre en nous, avec l’empathie du poète pour tout le genre humain et sa profusion de livres. Poésie pacifiante !
Puis, le voyageur nous guide à travers le labyrinthe fécondant de l’art, de Delft à Luxembourg, de Bruges aux berges du Danube, de Renoir à Bach, de Sousse à Guermantes. D’un détail entrevu, il sait transmettre la ferveur, tirant leçon de toute chose, martelant son credo personnel, cette utopie pour laquelle il œuvre et qu’il nomme Orcident.
Au lecteur de nouer, selon les inflexions de sa vie, les fils tissés dans ces pages dont la forme est lente et épurée, nourrie et évocatrice. Le poème devient alors cette lampe tournant son visage vers notre nuit intérieure pour en éclairer les plis, replis, méandres. Et l’on s’imprègne à nouveau du rythme envoûtant et des images justes. Le Grammairien ne l’avait-il pas conseillé : « Lis… »
Rares sont les recueils comme celui-ci, profond, intense, intemporel. Voilà pourquoi l’on n’hésite pas à prolonger le charme de cette langue unique et belle… Un enchantement.

dimanche 11 avril 2010

De la passion


Balcon de Juliette à Vérone

De la passion.
Nous sommes incorrigibles. Et l’amour nous fait marcher, dans tous les sens du mot. Il nous induit en erreur.
Douces erreurs !
Il suffit d’un profil, d’une image, d’une photo, d’un visage et c’est l’allégorie du Tout, le sentiment d’avoir retrouvé « la primitive unité de l’être ».
L’amour : une figure prête son nom à l’absolu.
Face au renouvellement danaïdien du désir, les traités sur l’amour ne servent à rien. Nous sommes portés à la récidive malgré l’hypocrisie du désir qui nous dicte la proximité avec qui nous aimons et se ne s’épanouit que dans la distance. Une distance qui dictait aux poètes ‘Udhrites de cheminer jusqu’à ce que mort s’en suive. Le désert auquel ils aboutissaient était lui aussi allégorique : l’étendue sans fin, le pays de la soif.
Cela ne sert à rien de se demander pourquoi l’on cède aux tourments de l’amour, de se demander pourquoi l’on cède aux illusions de l’affect. C’est Tristan et Iseult condamnés à s’aimer. Il y a du tragique dans toute histoire d’amour. Le fatum s’en mêle ou le mektoub.
L’amour : beau détour pour dire l’abominable distance qui nous sépare de la plénitude d’être.
Grâce à lui on éprouve le sentiment d’avoir réalisé ce que Platon appelle dans Le Banquet « la primitive unité de l’être ». La force de l’amour réside en ceci qu’il réalise la synonymie entre les deux termes de la dualité heideggérienne : l’être et de l’étant.
La passion mobilise toutes les ressources de la rhétorique, confond les figures les plus opposées. L’hyperbole est un euphémisme. « C’est si peu dire que je t’aime » (Aragon, le Medjnoun d’Elsa)
C’est en vain que j’ai lu Ibn Hazm ou Shopenhauer.
Pourtant l’amour confine au silence, donne vue sur les contrées de l’inénarrable. La leçon qui nous vient de Qais, dit le Medjnoun (le fou), rêvant de ce que Char appellera « le désir demeuré désir » et que Rilke qualifiera d’intransitif, est que l’amour mène dans les contrées de l’illisible, de l’indicible. Qais a fini dans le désert écrivant dans une langue inconnue des textes illisibles.
Comme toutes les expériences capitales de la naissance à la mort en passant par la douleur et le plaisir, l’amour est aussi indicible. C’est sans doute pourquoi les passions des autres ne nous sont pas compréhensibles.
Parce qu’ayant trait au silence, l’amour incite à écrire, à crier sur les toits le nom de celle (celui) qu’on aime sans doute parce que « tout » et « rien », « dire » et « se taire » sont contigus.

samedi 3 avril 2010

ربيع الحب ادريس جمّاع Un poète du Soudan


ربيع الحب..


..فى ربيع الحب كنا نتساقى ونغنى
نتناجى ونناجى الطير من غصن
لغصن
ثم ضاع الأمس منى
وانطوى بالقلب حسرة.


.اننا طيفان فى حلم سماوى سرينا
واعتصرنا نشوة العمر ولكن ما ارتوينا
انه الحب فلا تسأل ولا تعتب علينا
كانت الجنة مأوانا فضاعت من يدينا
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة



..أطلقت روحى من الأشجان ما كان سجينا
أنا ذوبت فؤادى لك لحنا وأنينا
فارحم العود اذا غنوا به لحنا حزينا
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة


..ليس لى غير إبتساماتك من زاد وخمر
بسمة منك تشع النور فى ظلمات دهرى
وتعيد الماء والأزهار فى صحراء عمرى
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة



Idriss Jamma’ (1922-1980) né à Khartoum, il fit ses études en Egypte et travailla dans l’enseignement au Soudan. Il est auteur d’un seul recueil « Instants restants » (non traduit). Amoureux éconduit, il sombra dans la folie. Sa poésie est d’une grande délicatesse. Il y chante l’amour du Nil et les torrents de l’amour. Poète méconnu bien que Sayyed Khalifa, le chanteur soudanais fit connaître un de ses poèmes, il est à découvrir. Voici ma traduction d'un de ses poèmes.

Au printemps de l’amour
Nous nous abreuvions l’un l’autre et nous chantions
Nous nous invoquions et invoquions l’oiseau, allant de branche en branche
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné

Ombres dans un rêve céleste, nous avons cheminé matinalement
Nous avons extrait l’extase de la vie sans jamais nous en rassasier
C’était l’amour. Ce n’est donc pas la peine de poser des questions ou de faire des reproches
Le paradis fut notre abri et nous l’avons perdu
Il s’est replié dans mon cœur peiné

Mon âme a libéré les tourments qui étaient captifs
J’ai versé mon cœur dans un chant et dans mes plaintes
Plains donc le luth reprenant un chant mélancolique
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné


Pour toute provision et pour tout vin je n’ai que ton sourire
Un sourire de toi suffit pour illuminer les ténèbres de mon âge
Pour rendre au désert de ma vie son eau et ses fleurs
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné


mercredi 31 mars 2010

Armen Tarpinian


Ecrits le lendemain de la guerre, ces poèmes disent que la ruine du monde est d’abord celle de l’être. Et les constats du poète sont souvent amers : « La préhistoire nous avait légué sa terreur. » La figure biblique la mieux habilitée à dire notre monde serait Job. Chez Armen Tarpinian, tout part de la similarité entre cheminement et quête intérieure : « Le porteur de promesses/ Ne peut vivre qu’en nous ».
Nous sommes dépositaires de cela qui fait que le monde est chose immonde. Pourtant l’univers du poète est assujetti à une force majeure : l’amour. Force majeure, dis-je, d’abord par son pouvoir imageant : « Car j’aime et c’est assez pour que le jour se lève/Mes poings jaillissent/ De la colère apaisée du roc/Et irriguent la terre d’un sang neuf ». Ce que l’on voit ici, c’est l’accointance entre le corps et le monde. Un presque rien laisse permet de tout espérer :
« La rose jamais née attend /Dans les glaciers »
La rose ressemble à s’y méprendre à « L’amour qui brillait innocent/ Sous les veines de la cendre, » Il en résulte que le lyrisme n’est pas l’expression d’un émoi personnel mais plutôt le chant du monde ou encore : la voix de l’équilibre entre le sujet et le monde.
Je reviendrai sur ce recueil qui couvre cinquante ans de création poétique saluée par René Char et par Gaston Bachelard dont on trouvera en annexe deux lettres .
A lire
Armen Tarpinian : Le Chant et l’ombre. Poèmes (1945-2005). Editions La Part Commune.

dimanche 28 mars 2010

Riches Heures

J’ai enfin pu lire le livre de l’écrivain suisse Jean-Louis Kuffer (dans mes liens). Riches Heures est la moisson de cinq années d’écriture. Voici un extrait irrésistible :
Munch
L’affaire est grave : il n’y a pas un seul sourire chez Munch. Cependant une grande poésie de la douleur, une profonde mélancolie et délectation, tout le bonheur atroce de la beauté qui se connaît, je t’aime je te tue, tu m’es désir mortel, et partout cet Œil à la paupière arrachée – je n’ose même pas dormir.
Sa chair blessée n’est pas que d’un puritain misogyne (rien chez lui des ricanements gris et des verts vengeurs de Vallotton), mais c’est la triste chair du triste ciel métaphysique, c’est la chair dorée et mortelle de la Madone vampire, c’est l’incroyable rencontre d’un limpide azur dans l’univers noir et la catin rousse aux yeux verts, c’est la luxure et la mort exilant Béatrice et Laure – à l’asile, probablement.
Ce qui est certain, c’est qu’on en sait désormais un peu plus sur les pouvoirs émotionnels d’un certain blanc et d’un certain rose, le drame muet se joue sur fond vert naturellement apparié au noir cérémonial, mais les couleurs ne sont jamais attendues ni classables, chaque cri retentit avec la sienne et tous sont seuls dans la nature splendide.
Jean-Louis Kuffer : Riches Heures (Blog-Notes 2005-2006) L’Age d’Homme. 2009

mercredi 24 mars 2010

Réactions du poète Gaspard Hons à ma lecture


Je reçois à l'instant cette réaction de Gaspard Hons à mon article "Le surnom de la rose" mis en ligne le 21 mars. Merci, cher Gaspard, pour cette exceptionnelle qualité d'écoute, dont j'ai envie de dire qu'elle est un des paronymes de la fraternité.


La rose, une confidente de nature lumineuse est transcendentale : là sont les mots notés sur la première page d’un petit carnet gris toilé. Ensuite d’autres mots, des notations , des presque poèmes, des pensées souvent banales, des éclairs. Une matière première, brute. Mon terreau ! Le terreau de celui qui n’est rien, qui s’échappe. Il, celui-là, éprouve quelque chose, mais ne sait quoi.

Longtemps j’ai vécu et vis toujours en éprouvant, en traversant.

L’article de Jalel El Gharbi se pose et m’éveille, il me donne l’image de quelqu’un qui se découvre tout en continuant à éprouver, mais quoi. Au fil des ans, divers carnets se sont succédé, trois, dont roses improbables, roses incréées et roses imbrûlées. La même quête, le même désir de voir fleurir des roses effacées. Lire dans un même espace visible et invisible ; comme écrit Jalel ajointer ces deux états (mais sont-ce des états ?). Le connaissable et l’inconnaissable, les deux étrangers l’un à l’autre. L’objet de mes pensées est là et là il est absent. J’en prends me semble-t-il conscience, ou non conscience. Je m’inscris dans ce qu’écrit ce lecteur qui me découvre, dans ce synonyme possible de la vacuité : la nudité ? L’absence serait le réel moins le visible.

Il y a de l’émerveillement et des éblouissements dans ma relation avec ces roses qui sont tout en n’existant pas, qui après un voyage, non linéaire, mais sphérique se donnent fruit, lieu de germination. Mes roses me pensent sans exister bien que mon regard imparfait en fasse des objets ; objets mais non concepts. Cela est-il de l’ordre de la connaissance ?

On est maladroit de vouloir réduire cette distance qui nous sépare de l’autre nous, se trouvant pourtant à distance minime, sinon symbolique .

La rose réside-t-elle où ignorance et connaissance se valent. Mais en quel domaine, celui que nous pouvons tout juste éprouver…



Gaspard Hons
Nuit du 23 au 24 mars 2010

mardi 23 mars 2010

En lisant René Welter

Pierre Soulages
En lisant René Welter
Imaginons ceci : une musique sans appoggiatures , une peinture faite de prédelles et une voix jouxtant le silence. Cela donne à peu près une image de la poésie de René Welter. Chez lui, Le beau ne relève donc pas de l’ajout fait à la nature mais il est plutôt le fruit d’une soustraction. C’est une poésie qui semble exiger une grande part de blanc, un pan de silence. Tout se passe comme si le poète misait sur l’illisible. Le poème est comme le vide indispensable à l’écho.
Naguère je rattachai la poésie de Laurent Fels , qui est dans la même veine que celle de René Welter, à l’univers cistercien. Je reprends aujourd’hui ce rapprochement en précisant que l’écriture de Welter est drue – je pense à Paul Celan, affûtée comme l’est la poésie de Charles Juliet. C’est la poésie d’un homme qui semble marqué par la distance et toutes les questions ontologiques dont résulte cette intranquillité de l’être qui se lit partout chez lui :
des pierres dressées
sur les dormeurs

sans visage
une allée
de platanes
au bout
du glacis
une rose
sans nom
dépose
pour la flamme
et le charbon

René Welter : Feuillets de plomb. Collection G.R.A.P.H.I.T.I éditions PHI Luxembourg 2009

dimanche 21 mars 2010

Le surnom de la rose.

Jan Davidsz De Heem, oeuvre dite Nature morte à la rose.
Gaspard Hons,
Roses improbables
.
Ce recueil tout récent de Gaspard Hons, prix Robert Goffin 2008, est porteur d’une interrogation, la même : comment se fait-il que ce qui fait phénomène – une rose par exemple – puisse être tout à la fois indice de présence et de vacuité. Et l’on peut décliner la question à l’envi. J’essaie même d’en donner une déclinaison calligraphique : le plein exprimant le délié. Cette proximité entre l’être et le néant n’a pas d’explication autre que la rémanence du signe « même effacées les roses continuent à fleurir. » Dès lors la vacuité aurait comme synonyme possible : la nudité. L’absence serait alors le réel moins le visible. Et le poète est lecteur de l’illisible dans un monde riche en métempsycoses, en métamorphoses qui se liguent toutes pour dire l’unité du monde. La question n’est pas tant de savoir ce qu’il faut chercher que de saisir les motivations même de la quête. La question se pose parce que nous sommes dans un monde régi par un impératif oxymorique : connaître l’inconnaissable ; en avoir un « avant-goût » : « Le goût d’une pensée effacée / est un avant-goût de la réalité ultime ». Qu’on ne s’y trompe pas : il y a loin entre goût et avant-goût. Le premier est appréciation sensorielle que peut même surdéterminer un coefficient sensuel ; le second n’est en rien sensoriel. Il est de l’ordre de la connaissance. L’avant-goût est toujours porté vers l’avenir. Il prend appui sur le vécu, le connu pour scruter l’inconnu. La seule aspiration légitime du poète : être voyant, non pas dans les conditions que décrit Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny mais plutôt comme l’écrirait un mystique capable d’ajointer visible et invisible, connaissable et inconnaissable ; d’en transcender les dichotomies pour aboutir à une poésie entendue comme mode de connaissance :
« j’entends une musique absente comme je vois / une rose qui n’existe pas »
Cela est rendu possible par le pouvoir de la pensée. Le monde est tributaire de nos pensées ; il en est même le fruit. Dès lors que de sources d’émerveillement. Cà et là ce ne sont que « pluie de roses » , « un éclair sans nom » et même une rose « qui a perdu son nom ».
Elles se mettent en péril les roses pour dire les différences essentielles ; celle qui sépare être et exister, la pensée de son objet et le sujet pensant du monde.
Il y a chez Gaspard Hons, grand lecteur de Paul Celan, comme une « parole [jamais ] en défaut.
Gaspard Hons : Roses improbables Le Taillis Pré 2009.